«Pas de justice, pas de paix»?

Un plaidoyer pour une compréhension personnaliste en politique

par Karl-Jürgen Müller

 Deux articles récemment publiés dans la «Neue Zürcher Zeitung» ouvrent la voie à un examen personnaliste des événements politiques actuels – et à une perspective personnaliste. Le premier article est une interview de Glenn Cartmann Loury, professeur d’économie et de sciences sociales, âgé de 72 ans, à l’université américaine Brown à Rhode Island, publié le 6 juin 2020. Loury a été le premier professeur afro-américain  permanent à l’université Harvard en 1982. Ces derniers jours et ces dernières semaines, des personnes du monde entier ont manifesté contre le racisme en scandant partout: «Pas de justice, pas de paix!» – un slogan qui peut aussi être compris comme une menace de guerre permanente tant que la «justice» – un grand mot – n’est pas réalisée. Est-ce une façon appropriée de procéder? L’interview donne une réponse à cette question, elle a pour titre «Le racisme existe, mais il n’explique pas très bien ce qui se passe». Glenn Loury explique pourquoi il pense que le racisme aux Etats-Unis (comme ailleurs) est un gros problème, mais que ce n’est pas la principale raison de la situation actuelle des afro-américains aux Etats-Unis.

Le deuxième article, publié le 8 juin 2020, est intitulé «Le débat sur la culture numérique a déraillé». Julian Nida-Rümelin, enseignant de philosophie à l’université Ludwig-Maximilian à Munich, et Klaus Zierer, professeur titulaire de pédagogie scolaire à l’université d’Augsbourg, affirment que les concepts de numérisation dans les écoles n’ont d’utilité que dans le cadre d’une éducation humaniste. Cet article est également d’une grande importance. Il est clair que les fermetures d’écoles de ces derniers mois et la solution de dernière instance de l’apprentissage en ligne qui est entrée en jeu pourrait être instrumentalisée dans le but de pousser la numérisation des écoles à ses limites. 

La compréhension 
personnaliste de la politique

Qu’entend-on par «compréhension personnaliste de la politique»? Il n’est pas possible de donner ici une réponse exhaustive, mais seulement une invitation à saisir plus précisément la substance du terme. Voici un aspect: la conception de politique personnaliste se fonde sur le fait que l’être humain dispose d’une nature sociale et qu’il ne peut développer pleinement sa personnalité individuelle que dans et avec la communauté humaine et qu’un Etat constitutionnel libre et de démocratie (directe) et ses institutions en sont indispensables.

L’individu est appelé à trouver des réponses aux tâches de la vie qui contribuent à la fois au progrès de la communauté humaine et à son propre développement. Il s’agit également d’apporter des réponses constructives aux tâches de la société, de l’économie et de la politique et de contribuer à façonner l’ordre social, économique et politique. L’objectif est le Bonum commune.

La distinction: «Ici c’est moi, là c’est la politique – et je n’ai rien à voir avec elle» ne rend pas justice à la question. Chaque personne (adulte) est à sa manière un co-créateur de la vie politique – même si elle croit qu’elle reste en dehors de tout. En tant que citoyen d’un Etat, il n’y a pas d’action non politique. Les fonctionnaires, les représentants élus du peuple et les agents des trois pouvoirs de l’Etat sont aussi avant tout des citoyens, des co-créateurs dans le cadre de la Constitution, de la loi et de l’ordre – avec leur réponse individuelle aux tâches de la vie.

Il n’existe pas de « structures » au-delà de la volonté humaine, mais cette volonté conduit également à des structures et des institutions qui correspondent idéalement à la «volonté de tous», mais qui peuvent également être modifiées par la «volonté de tous». Dans notre réalité, il y a certainement une volonté «puissante» et «impuissante». Mais le pouvoir et l’impuissance ne correspondent pas à la nature sociale des êtres humains; un accord commun y correspondrait. 

Les succès et les échecs

L’homme peut mener une (bonne) vie, mais il peut aussi échouer. Les raisons en sont multiples, le mode de vie individuel, c’est-à-dire la façon dont l’individu répond aux tâches de la vie, est très déterminant. Le monde des sentiments et des pensées, l’éducation et l’instruction, l’histoire individuelle de sa famille, de son peuple, de sa culture et de la communauté politique dans laquelle on vit sont d’une grande importance pour le mode de vie. Cela se reflète également dans l’image que l’on se fait de l’homme et du monde, dans sa propre vision du monde. 

Une compréhension personnelle de la politique peut être d’une grande aide pour trouver des solutions appropriées aux tâches politiques. Mais cela aide aussi à mieux comprendre les processus politiques – et, si nécessaire, à se demander s’il n’y a pas une autre intention derrière ce qui est officiellement déclaré; par exemple, à se demander si les manifestation mondiales actuelles «contre le racisme» ou la «numérisation de l’éducation» ne concernent pas, elles aussi, autre chose que ce qui est officiellement revendiqué.

«Notre destin est entre nos mains»

Il s’agit probablement d’un tel contexte que l’on retrouve également dans l’interview de Glenn Loury. Il ne nie pas l’existence du racisme aux Etats-Unis et ailleurs ni l’existence du comportement raciste au sein des institutions de l’Etat. Il y a aussi le problème de l’énorme inégalité, d’une histoire vécue comme raciste avec ses répercussions jusqu’à ce jour. Mais ces faits, il ne les considère pas comme le principal problème afro-américain aux Etats-Unis. Au lieu de cela, il dit: «Nous devons nous concentrer beaucoup plus sur la manière dont les gens acquièrent les techniques, les compétences et les comportements qui font d’eux des membres productifs de la société. C’est ce que j’appelle le développement. Il peut s’agir d’éducation, mais aussi de comportement, de développement émotionnel, psychologique et social». Il insiste sur le fait que «nous, les afro-américains, sommes des agents libres qui peuvent façonner notre vie comme bon nous semble, et nous ne sommes pas seulement le produit de notre désavantage historique. Cela était réel et constituait un obstacle, mais ce n’est pas notre destin. Notre sort n’est pas déterminé par le fait que nos ancêtres ont été réduits en esclavage. Notre destin est entre nos mains».

Le problème du politiquement correct

Lorsqu’on lui demande pourquoi ce genre de réflexion est si peu répandu, il répond: «Je ne pense pas que nous vivions dans un espace vraiment libre pour discuter de ces questions. Il y a une forte pression pour se conformer, car personne ne veut donner l’impression d’être du mauvais côté des grandes questions morales. En d’autres termes, chacun suit l’autre, comme dans un troupeau. Tout le monde veut souligner sa vertue en la montrant au monde: Je défens la justice, contre le racisme! Il s’agit tout simplement d’un accord tacite, que nous appelons aussi le politiquement correct».

La numérisation 
peut dissoudre les sociétés …

Julian Nida-Rümelin et Klaus Zierer contribuent de manière différente à une compréhension personnaliste de la politique. Ils se posent la question si la revendication de la numérisation complète des écoles est sensée et la nient. Ils ciritquent le contrôle de la communication et de l’information qui va de pair avec la numérisation: «Parce que les points de vue divergents et contradictoires sont de plus en plus ignorés. On pourrait dire que la logique du marketing, étendue à la communication politique et culturelle, conduit à une dissolution de la société en communautés de communication plus ou moins fermées dans les réseaux sociaux. La démocratie, cependant, repose sur l’idée d’une sphère publique commune, un expace dans lequel les arguments pour et contre sont échangés et où la formation de l’opinion se fait dans la confrontation de points de vue différents. Ce que l’on appelle parfois la formation de bulles filtrantes dans les réseaux sociaux met ainsi en danger les conditions de base de la culture politique et de la pratique démocratique.

… et la perte de relations

Nida-Rümelin et Zierer critiquent également le fait que la numérisation peut entraîner une perte d’importance pour les enseignants. Car «selon toutes les études empiriques, le lien personnel entre l’enseignant et l’apprenant est d’une importance capitale pour la réussite de l’apprentissage et, en fin de compte, pour la réussite scolaire». Ils critiquent l’isolement social accompagnant la numérisation: «Certains outils numériques conduisent à l’isolement et au repli sur soi dans la vie scolaire quotidienne, avec des conséquences culturelles et sociales parfois problématiques ». L’expérience des Etats-Unis a montré que «les apprenants manquaient d’interaction et de communication directe. En outre, il y avait des déficiences physiques dues aux heures de travail sur ordinateur». Et ils ajoutent: «De telles expériences ne doivent pas être considérées comme une propagande archaïque. Après tout, elles montrent qu’une forme inconsidérée de numérisation de l’enseignement quotidien produit le contraire de ce qui était prévu. Non pas un renforcement, mais un affaiblissement de la personnalité de l’apprenant par une perte de la relation professeur-élève, un isolement social et une dépendance numérique».

Créer les conditions 
pour que l’homme soit l’acteur de sa vie

Sa conclusion est la suivante: «L’éducation numérique n’est pas une alternative à la pratique pédagogique à orientation humaniste, mais exige plutôt sa poursuite, voire sa radicalisation. L’accent doit être mis sur l’être humain, son pouvoir de jugement, son pouvoir de décision et sa volonté d’action. L’éducation numérique doit également viser à créer les conditions pour que l’homme soit l’acteur de sa vie». 

 

La police et la criminalité aux Etats-Unis

Indépendamment de l’humeur de l’avis public, des avertisseurs soulignent toujours que le problème de la violence policière – surtout à la suite d’un préjugé raciste présumé – se joue au-delà de toutes circonstances. Chicago est souvent citée en exemple. L’année dernière, les 492 meurtres dans la ville contrastent aux 3 interventions policiéres armées seulement avec 3 morts. Les auteurs et les victimes de ces violences sont principalement de jeunes hommes noirs. Fin mai, la «ville du vent» a connu son week-end le plus sanglant depuis le début des relevés il y a 60 ans, avec 25 morts et 85 blessés par armes à feu, selon les statistiques du «Chicago Sun-Times». L’un des problèmes consistait dans le fait que la police était complètement débordée avec 65 000 appels d’urgence – environ 50 000 de plus que d’habitude – notamment à cause des manifestations et des émeutes. Cela laisse présager ce qui se passerait dans ces villes si la police était supprimée. 

«NeueZürcher Zeitung» du 11/06/2020

 

Peut-on toujours s’exprimer librement en Allemagne?

 km. Le 9 juin 2020, le Deutschlandfunk a diffusé un reportage détaillé sur trois anciens militants des droits civiques de la RDA. Le titre du programme est: «Une fois la résistance, toujours la résistance. Des militants de droits civiques très à droite?»1 Les trois anciens militants des droits civiques sont Siegmar Faust, Michael Beleites et Antje Hermenau.Venant d’horizons politiques différents – Siegmar Faust a d’abord été proche de la CDU après 1990, Michael Beleites et Antje Hermenau ont été actifs dans le mouvement environnemental de la RDA et après 1990 avec les verts est-allemands (Bündnis 90) – ils ont critiqué la RDA, acceptant parfois de longues peines de prison pour cela. Après 1990, Faust et Beleites ont été pendant un certain temps les commissaires de l’Etat libre de Saxe pour les dossiers de la Stasi. Antje Hermenau a siégé pour les Verts au Parlement du Land de Saxe et au Bundestag allemand.

Depuis quelques années, ils critiquent la politique allemande contemporaine. Ils ont déclaré publiquement leur intention de voter pour l’AfD (Alternative für Deutschland) aujourd’hui – ou à discuter avec les participants aux rassemblements de Pegida (Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes – Les Européens patriotes contre l‘islamisation de l‘Occident) à Dresde. Tout cela a provoqué des campagnes contre eux, dont certaines ont des conséquences existentielles. Siegmar Faust n’a pas été autorisé à poursuivre ses circuits guidés et ses conférences dans les anciennes prisons politiques de la RDA. L‘animatrice déclare: «Vous êtes publiquement accusé d’être de droite. Mais –selon vous – vous pensez juste différemment de beaucoup de ceux qui se trouvent au milieu ou à gauche. Vous le dites et vous vous en sentez ostracisé.»

Siegmar Faust a une photo de Traute Lafrenz accrochée dans son petit appartement berlinois. La centenaire est le dernier membre survivant de la «Weisse Rose»2. Une banalisation de la tyrannie nationale-socialiste est loin de son esprit. L‘animatrice dit: «Faust aime les explications rudes. Ses polémiques sont vives. Il écrit sur les ‹bienfaiteurs de gauche›, les ‹faux hypocrites pieux›, le ‹l‘esprit du temps idéologiquement corrompu›». Faust lui-même dit: «Si Merkel [2015] ouvre les frontières sans demander aux gens [...] et que tous ceux qui n’aiment pas ça sont déclarés nazis, etc. Ce n’est pas juste. Cela détruit la démocratie. Je ne suis pas contre l’Etat. Je suis juste mécontent du gouvernement.»

Michael Beleites est accusé d’avoir écrit la préface d’un livre qui tente de mieux comprendre les participants aux manifestations de Pegida. Beleites dit: «Pour moi, mon intention était de réaliser quelle était la situation très étrange se déroulant ici: les sympathisants de Pegida et les manifestants ont soudain été dépeints comme des colonnes nazies. Et si vous avez vu cela vous-même, vous savez que c‘est faux.“ 

Concernant la «révolution pacifique» en RDA, il ajoute: «Il nous aurait été impossible de réaliser une révolution pacifique sans oser nous asseoir à la table avec les autres. Personne n’aurait pensé à nous accuser d’être proches de Staline ou d’être des fonctionnaires pour le simple motif de leur avoir adressé la parole. Cela renvoie au faitque les tranchées sont aujourd’hui si profondes, que cette division Droite-Gauche est devenue si extrême que les gens sontmême tenus pour responsables d’avoir parlé aux autres. […]

Je voulais m’assurer que ce fossé soit pratiquement comblé.» Et encore: «J’ai vécu correctement cette situation de parler avec la Droite ou devant la Droite, on m’a ensuite accusé d’être à l’extrême Droite. Ce qui a également conduit au fait que de nombreuses personnes ont pris leurs distances envers moi sans me demander à nouveau ce qui s’était réellement passé. Cela n’est pas sans rappeler l’année 80 en RDA, où les gens s’éloignaient de moi par peur, parce qu’ils savaient qu’en raison de mon refus de m‘adapter j’étais sous observation. Et bien sûr, je suis très inquiet lorsqu’un tel climat de peur se répand à nouveau aujourd’hui et qu’une telle entière adaptation est soudainement considérée comme normale. Cela m’inquiète.»

Quant à Antje Hermenau, elle est accusée de banaliser l’importance des nazis en Saxe. Elle dit: «Mon peuple, ce sont les Saxons. Et les coups portés à la Saxe ces dernières années n’ont fait que renforcer ma détermination à le faire. Parce que ce n’est pas juste. La tentative de détruire une autre vision du monde, une autre façon de voir le monde, cette façon de tenir toute une tribu pour responsable de cela, pour des opinions  rien que supposées [...]. On dit toujours que je minimise le fait qu’il y a de vrais nazis. Non, je ne banalise pas cela. Autour d’eux, j’ai peur physiquement, moi aussi. Et je trouve insupportables ce qu’ils scandent. Mais ce n’est pas un tiers de la population, dire cela est du pur non-sens. Si 25 000 personnes descendent dans la rue à Dresde, c’est qu’il y a un problème. Si beaucoup sont sortis dans la rue avec Pegida, [...] c’est parce qu’il y avait une inquiétude à propos de ce qu’ils avaient construit comme mode de vie normale et qui leur semble menacé.»

1https://www.deutschlandfunkkultur.de/einmal-widerstand-immer-widerstand-burgerrechtler-am.media.7a2183894ec4cb6b5102b7edd2bc56d1.pdf

2Mouvement de résistance contre Hitler

 

 

  

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