«Tous les humains deviennent frères» – un idéal qui persiste toujours

« L’«Hymne à la joie» de Friedrich Schiller et la neuvième symphonie de Ludwig van Beethoven

par Winfried Pogorzelski

En cette année 2O2O de célébration du 250e anniversaire de la naissance de Ludwig van Beethoven, nombreux sont ceux qui récitent par cœur les premières lignes ou du moins entonnent la mélodie bien connue dans le monde entier. En effet, le début de l’«Hymne à la joie» écrit par le poète Friedrich Schiller (1785) fut érigé, quelques 40 ans plus tard, en un monument musical extraordinaire par la neuvième symphonie (1824) du musicien. «La Neuvième» est connue en tout lieu, jouée et chantée en maintes occasions. Comment expliquer que ses paroles et sa mélodie parlent à l’âme de tant d’humains au point de les exalter? Comment se fait-il que ces deux esprits au génie commun se soient unis en créant une des apothéoses de l’histoire de la culture occidentale? 

 

Le poème «A la joie» de Schiller – 
Ode ou chanson à boire?

Friedrich Schiller (1759-1805) lui-même n’a jamais appelé son œuvre une ode, qu’il ne considérait pas comme l’un de ses poèmes les plus pertinents. A proprement parler, il ne s’agit pas, en effet, d’une ode, mais d’une chanson à boire, un genre moins sublime de la poésie lyrique. A l’origine, l’ode (grec) désigne un texte chanté, accompagné d’instruments, c’est-à-dire une chanson. Du temps de la Grèce antique, les chansons d’homélie en l’honneur des vainqueurs des compétitions sportives du poète Pindare (5e siècle avant J.-C.) furent appelées odes. A partir de cette formulation de base, les odes sous forme d’hymne évoluèrent dans le sens d’homélies chantées à contenu religieux. 

Quant aux chansons à boire elles sont connues depuis l’Antiquité romaine; elles accompagnaient les réunions où l’on consommait ensemble des boissons alcooliques. Certains passages du poème de Schiller témoignent de cette tradition.Par exemple, dans le sixième couplet du chœur on trouve ces paroles:

«Dans nos bocaux, la joie pétille;
Dans le sang doré du raisin, en buvant,
Le cannibale trouve sa modération
Et le désespoir son courage héroïque –
Debout donc de vos sièges, frères!
Quand le roemer circule
Laissez jaillir l’écume vers le ciel:
Que ce verre appelle les bons esprits!»

Le poème de Schiller «A la joie» fut probablement désigné d’«Ode» suivant une publication intitulée «Quatorze compositions de ‹L’ode à la joie› de Schiller». Quoi qu’il en soit, les deux termes correspondent. Car on y loue la joie exubérante se répandant lorsque les êtres humains fraternisent et – selon leur destin – vivent ensemble en harmonie partout dans le monde, dans l’esprit de leur Créateur.

Schiller a écrit ces vers à l’âge de 25 ans. A Mannheim, où il s’était enfui de Stuttgart, il assista à la première de «Die Räuber» («Les Brigands»), son brillant succès théâtral de début, le rendant célèbre dans le monde entier. Plus tard, il se brouilla avec le directeur artistique et l’ensemble et se rendit à Leipzig où un groupe enthousiaste s’était formé autour de Christian Gottfried Körner, ravi des drames de Schiller. Celui-ci reçut le poète du «Sturm und Drang» («Tempête et Passion», mouvement littéraire louant la nature et les émotions) avec enthousiasme, lui offrit un logement et un gagne-pain, cultivant avec lui, à travers toutes sortes de rencontres et d’activités, une profonde amitié. Ces liens d’amitié profonde caractérisaient l’époque, les gens se jurant, les uns aux autres, une éternelle loyauté en se livrant à leurs sentiments de bonheur.

Ce fut dans cet esprit de béatitude, auquel le vin contribuait également, que Schiller termina son poème «A la joie», y dressant non seulement la vision d’une amitié des peuples à dimension mondiale, mais les faisant jurer ainsi:

«Face aux lourdes souffrances – du courage ferme
A l’innocence qui pleure – de l’aide!
Que nos serments jurés soient éternels,
Et notre vérité la même, tant face à l’ami qu’à l’ennemi;
Que la fierté humaine ne s’incline jamais devant les trônes royaux, – 
Frères, même si cela coûte nos biens et notre sang:
Les couronnes à ceux qui les méritent
La chute à la couvée des grands menteurs!»

Avec son poème, il promulgue une vision dans laquelle les valeurs et les objectifs du Siècle des Lumières – telles la raison, la justice, l’égalité, la liberté, la tolérance, ainsi que les liens amicaux entre les humains et la compassion – se manifestent. Quand quelques années plus tard, avec la prise de la Bastille (14 juillet 1789), la Révolution française s’est attachée à réaliser ces objectifs, Schiller et Goethe,cependant, s’opposèrent fermement aux excès de violence jacobine conduisant au règne de la Terreur de 1793/94. Ils étaient tous les deux convaincus que l’objectif d’un ordre social juste et humain ne s’atteint pas par la force, mais – comme le montrent avec emphase leurs œuvres du classicisme de Weimar – en promouvant l’évolution idéale du genre humain par l’illumination, l’éducation et la formation de l’être humain.

La musique scénique de Beethoven

Ludwig van Beethoven (1770-1827), «lecteur animé de Schiller, admirateur de Goethe et de Kant», rejoignit explicitement ce mouvement philosophico-littéraire avec certaines de ses compositions. Elles portent sur le rôle de l’être humain dans le cours de l’histoire, sur la quête à réaliser les idées et les valeurs humaines. Dans le ballet «Les créatures de Prométhée» (1801) du chorégraphe Salvatore Vigano, dont Beethoven a composé la musique, le héros n’est pas le titan rebelle, il est vrai, mais «le philosophe des Lumières et le maître qui apporte la raison et la connaissance aux ‹créatures› non éduquées et ignorantes». Beethoven composa également la musique scénique accompagnant la tragédie «Egmont» de Goethe (1809). Elle met en scène le comte hollandais du même nom qui rejoint la résistance des Hollandais contre la domination espagnole au XVIe siècle, est capturé et condamné à mort. Finalement, dans son seul opéra, le «Fidelio» de 1805, Florestan, noble espagnol, animé par les idées des Lumières, est libéré de la prison avec l’aide de sa femme. Par la suite les portes de la prison s’ouvriront à tous les prisonniers.

Les symphonies de Beethoven traitent également de questions relatives à l’existence humaine, véhiculant des idées, des valeurs, des visions. Cela se fait de manière purement instrumentale, en particulier dans les troisième (1805) et cinquième symphonies (1808) et dans la neuvième symphonie (1824) avec des choristes et des chanteurs solistes qui entonnent des parties du poème de Schiller. La troisième symphonie est intitulée «Héroïque», ce qui montre déjà clairement que Beethoven aborde ici les questions de l’héroïsme. Il l’avait d’abord dédiée à Napoléon, mais a retiré la dédicace «Intitula Bonaparte»lorsque ce dernier a pris et déposé sur sa tête, de ses propres mains, la couronne impériale le 2 décembre 1804 à Notre-Dame de Paris. La Cinquième Symphonie avec son motif rythmique d’ouverture (connu sous le nom de «Ta, ta, ta, taaa!») n’est pas moins connue que la Neuvième; en effet, c’est probablement l’un des morceaux les plus populaires de la musique classique. Qu’elle s’appelle ou non «Symphonie du destin» – le nom controversé, selon son secrétaire, est sensé venir de Beethoven – le compositeur apporte en tout cas à cette œuvre «une dimensiontragique jusqu’alors inconnue».«Tout comme le public a été saisi par ‹Die Räuber› de Schiller en 1787, il est maintenant ébloui par la Cinquième Symphonie de Beethoven.»Les Troisième et Cinquième Symphonies sont importantes dans l’histoire de la musique en tant que jalons de la musique symphonique, mais aussi en tant qu’œuvres d’art à part entière, formant une sorte de pont vers la Neuvième Symphonie.

La Neuvième – la symphonie 
«la plus importante de tous les temps»

C’est ainsi que le chef d’orchestre gréco-russe Teodor Currentzis (*1972) l’appelle au cours du documentaire de la ZDF «La neuvième symphonie de Beethoven pour le monde», méritant d’être vu. Le film montre de façon impressionnante comment cette œuvre a conquis le monde entier. Elle est chantée et jouée tous azimuts, par des jeunes et des moins jeunes, captivant des gens de n’importe quelle culture ou couleur de leur peau. Dès la première note, personne ne peut échapper à la dynamique et au rythme de cette musique. L’évidence se concrétise immédiatement: Beethoven a créé par là une composition sublime, sans précédent, jamais entendue auparavant. Les dimensions seules impressionnent: les trois premiers mouvements étant chacune de la longueur d’une symphonie entière, le quatrième, avec solo, quatuor et chorale ayant les dimensions d’une cantate.

L’ouverture est impétueuse, marquée par la puissance et la détermination. Elle se poursuit au premier mouvement («allegro ma non troppo») ainsi qu’au second («molto vivace») relevant du caractère avant-gardiste et très rythmé tandis que le troisième («adagio molto e cantabile») respire le calme lyrique. Au début du quatrième mouvement, les dissonances massives nous envahissent, suivies d’une série à répétitions de tous les motifs apparaissant au cours des trois premiers mouvements, avant que le «thème de la joie»– au début purement instrumental – s’impose. Mais revoilà les dissonances du début du mouvement, interrompant son évolution à la suite de quoi la basse intervient avec sonrécitatif, de façon déterminée: «Ô amis, pas de ces accents!
Mais laissez-nous en entonner de plus agréables! Et de plus joyeux!»Un quatuor vocal (soprano, alto, ténor, basse), d’abord suivi, puis accompagné par le chœur, chante le premier couplet et le refrain du poème de Schiller jusqu’à la fin, qui se termine par le tutti «presto», suivi d’un «maestoso» et le «prestissimo» final. 

Beethoven n’a pas inclus l’ensemble du texte dans sa composition: mais il ne voulait pas renoncer au premier couplet: la joie – étincelle des dieux – vient de l’Elysée, l’île des bienheureux. L’ode à la joie nous donne un aperçu de l’entrée dans le sanctuaire de la joie et d’expérimenter une harmonie totale, de faire partie d’un monde où tout ce qui nous divise est enlevé:

«Joie, belle étincelle divine,
Fille de l’assemblée des dieux,
(...)
Tes magies renouent
Ce que les coutumes avec rigueur divisent; 
Tous les humains deviennent frères,
Là où ta douce aile s’étend.»

A la fin de la partie chorale, Beethoven combine deux versets du chœur en un seul:

«Soyez enlacés, millions.
Ce baiser de toute la terre!
Frères! Au-dessus de la voûte étoilée doit habiter un très cher Père. Vous fondez à terre, millions? Pressens-tu le Créateur, monde? Cherche-le par-delà le firmament! C’est sur les étoiles qu’il doit habiter.»

La symphonie se termine sur la certitude que tous les hommes peuvent se connaître dans la main d’un Créateur bienveillant garantissant que tous les hommes seront un jour unis dans la paix. Qui peut se tenir à l’écart lorsque ce rêve de l’humanité est célébré si majestueusement avec un chœur et un orchestre?

La «Neuvième» face 
aux mouvements politiques

Comme c’est souvent le cas avec les grandes œuvres d’art – qu’il s’agisse de littérature, de musique ou de beaux-arts – surtout quand elles abordent des questions politiques ou créent une utopie, la Neuvième de Beethoven a été et demeure encore exploitée à des fins politiques, parfois de façon illicite. On se limite à quelques exemples pour l’illustrer.

Au 19e siècle, lors de la révolution de 1848, le mouvement démocratique se félicitait de bénéficier du soutien de Schiller et de Beethoven. Lorsque Richard Wagner répéta la Neuvième à Dresde, pendant les combats aux barricades, Mikhaïl Bakounine fut parmi les auditeurs. En 1918, après la Première Guerre mondiale, le mouvement ouvrier a profité de l’œuvre pour manifester en faveur de la Paix: la veille du Nouvel An 1918, lorsque non seulement la fin de la guerre s’annonçait, mais aussi celle de la monarchie, a été fondée la tradition de jouer la Neuvième au début de l’année, tradition qui se poursuit en divers endroits jusqu’à ce jour.

Il en fut tout autrement avec les nationaux-socialistes, bien sûr, prétendant promouvoir la fraternisation des peuples, mais en transformant la Neuvième en réalité en une «légitimation pour conquérir et soumettre d’autres pays et d’autres peuples». Cependant pour eux, selon Hanns Eisler, compositeur et compagnon de Bertolt Brecht, dont il a contribué à donner à plusieurs pièces de théâtre une forme particulière avec sa musique, le texte devait alors se lire tout autrement dans la version réalisée par les nazis: «Tous les hommes deviennent frères, à l’exception de tous les peuples dont nous voulons annexer leurs territoires, à l’exception des Juifs, des Noirs et de bien d’autres.»

En 1972, la Neuvième est devenue la version instrumentale de l’Hymne du Conseil de l’Europe, avant d’être déclarée l’Hymne de la Communauté européenne (aujourd’hui Union européenne). Pour clore, ce fut à Leonard Bernstein de diriger l’œuvre, jouée par des musiciens de Berlin-Est, Dresde, Leningrad, New York et Paris au Schauspielhaus de Berlin, situé au Gendarmenmarkt, à l’occasion de la réunification allemande en décembre 1989. Il s’est permis de remplacer le terme de «joie» du texte original de Schiller par celui de «liberté», idée non exempte de pertinence.

L’art, la musique peuvent-ils changer le monde? C’est en effet un grand débat suscitant toujours des discussions animées. En termes d’histoire de la musique, l’impact de la Neuvième Symphonie de Beethoven a pris des dimensions extraordinaires. En effet depuis son existence, aucun compositeur n’a pu l’éviter. Elle a établi des normes entièrement nouvelles qui sont encore valables aujourd’hui.» Accompagnée d’un arrangement orchestral de l’argentin Waldo de los Rios, le chanteur espagnol Miguel Riosa chanté son «Chant de la joie», devenu un succès mondial dans les années 1970. Cela montre que lorsque des textes et des mélodies exprimant l’idée de la cohérence humaine sont diffusés dans le monde entier, même sous forme populaire et grâce à des arrangements contemporains, ils peuvent toujours toucher une corde sensible chez des millions de personnes partout dans le monde, réveiller des espoirs communs à nous tous et les encourager à les défendre. Les chef-d’œuvres de Schiller et de Beethoven représentent un jalon dans la poésie et la musique européennes et continuent à exercer une influence durable jusqu’à ce jour. Ils révèlent à l’auditeur moderne qui parvient à l’entendre «une utopie, le désir et le souhait d’un individu et un appel à l’humanité».

Tel est le souhait exprimé pour chacun, dans l’écoute de cette musique au cours de cette année Beethoven. 

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