Il y a cent ans: fin de la guerre, grève générale, pandémie

La Suisse en crise – la démocratie directe comme voie d’avenir

par Werner Wüthrich

Le coronavirus n’est pas la première pandémie à laquelle a dû faire face la population suisse. A la fin de la Première Guerre mondiale, en 1918, elle s’est trouvée dans une situation similaire à la situation actuelle, mais dans de circonstances bien pires. Déjà à cette époque, on avait sous-estimé la grippe, ce qui eut de graves conséquences. 

Après quatre longues années de conflit, la guerre prend fin en automne. La situation alimentaire est mauvaise, la population a faim et l’inflation n’est pas maîtrisée, même en Suisse, qui a heureusement été épargnée par les combats. Certains pays sont dans la tourmente: la révolution a eu lieu en Russie et Lénine a commencé, comme annoncé, à établir la «dictature du prolétariat». Des Suisses en témoignent à leur retour de Russie. Dans les villes allemandes se forment des conseils d’ouvriers et de soldats. A Berlin, une guerre civile a éclaté entre milices ouvrières, unités de la Wehrmacht et corps francs. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht ont été assassinés. Le Kaiser s’est enfui en Hollande. A Munich est proclamée la République des conseils («Räterepublik», qui ne parvient à se maintenir au pouvoir que quelques jours). A Vienne, la Monarchie du Danube a été dissoute pour faire place à la République, mais là aussi, des coups sont tirés. Le Vorarlberg s’exprime par votation populaire en faveur d’un rattachement à la Suisse. A Budapest est formée l’éphémère République des conseils. L’Europe centrale traverse une période tourmentée. 

La direction du Parti Socialiste suisse (PS) décide, contre la volonté de son président, de commémorer l’anniversaire de la révolution russe d’octobre 1917 par des rassemblements dans tout le pays. A titre préventif, le Conseil fédéral mobilise des troupes. Les syndicats finissent par solliciter au gouvernement national de ne pas faire intervenir l’armée. Face au silence du gouvernement, le «Comité d’Olten» (groupe directeur de la grève) décide alors d’étendre la grève d’avertissement déjà déclenchée à Zurich à une grève générale, à l’échelle nationale. En Thurgovie, un comité cantonal appelle à la formation d’un groupe de défense local. (p. 252) 

 

 

Des grèves importantes ont lieu dans de nombreux pays, dont la Suisse. Le 11 novembre 1918, les syndicats appellent à la grève générale dans tout le pays. 250 000 grévistes font face à 90 000 soldats appelés par le Conseil fédéral pour le maintien de l’ordre, soldats dont les grévistes portaient encore l’uniforme quelques semaines auparavant. En été, une vague de grippe avait éclaté dans le monde entier. Des deux côtés, les responsables savaient que le virus espagnol, comme on l’appelait, était partout. Mais tout le monde avait sous-estimé son danger. 

Aujourd’hui, il existe une littérature abondante sur cet événement clé de l’histoire suisse. Cela nous a permis de consulter les témoignages des miliciens des services d’ordre («Ordnungsdienste») thurgoviens et glaronais ayant vécu sur le terrain les attroupements et la pandémie avec ses effets catastrophiques. Les témoignages présentés ci-dessus («Bericht aus Glarus» et «Bericht aus Frauenfeld») donnent un aperçu des événements, tirés des ouvrages historiques en langue allemande, intitulés «Geschichte des Landes Glarus» de Jakob Winteler (1954) et «Geschichte des Kantons Thurgau» d’Albert Schoop (1984). 

Schoopdécrit la situation politique à l’automne 1918, avant la grève, dans les paroles que voilà: «Le 7 novembre, jour anniversaire de la Révolution russe, nombreux sont les Suisses qui attendent une nouvelle action révolutionnaire selon un programme précis prévoyant, outre la création de conseils ouvriers, le désarmement de la «bourgeoisie», la dissolution des parlements bourgeois, la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière dûment organisée, le renversement du gouvernement bourgeois et l’instauration de la dictature du prolétariat. («Thurgauer Zeitung» du 18 octobre 1919, d’après Schoop, p. 258) 

 

 

Témoignage de Glaris: «Le 85ebataillon glaronais du 32erégiment faisait partie des troupes déployées, chargées d’assurer le calme et l’ordre. Appelés au son du tocsin et des roulements de tambour le lundi 11 novembre au matin, officiers et compagnies arrivèrent déjà en fin de soirée par tous les moyens de transport possibles. La mobilisation se poursuivit pendant toute la nuit, de sorte que l’unité fut prête à intervenir le lendemain matin. Mercredi, le bataillon a marché jusqu’à Kaltbrunn avant d’être acheminé à Saint-Gall où, salué joyeusement par la population, il prit en charge sa mission d’ordre, qui fonctionna sans le moindre incident. La ville n’a pas manqué de donner à chaque soldat une rétribution honorifique de 20 francs.» (Winteler, p. 617) 

Le déploiement des trois bataillons thurgoviens, le 73e, 74eet 75e, en ville de Zurich fut quant à lui un peu moins réjouissant. 

Témoignage de Frauenfeld: «Qu’ont vécu les troupes thurgoviennes lors de leur mission d’ordre public? Le 9 novembre à l’aube, l’infanterie se rendit à la cour de la caserne de Zurich, où elle se vit confier des tâches précises. [...] Dès la fin de la matinée, le 73ebataillon devait se rendre sur le Paradeplatz en colonne par huit, armes pleinement chargées, afin d’y dissoudre une grande manifestation interdite. Les Thurgoviens furent reçus avec des sifflements, des vociférations et des jurons. [...] Les soldats thurgoviens patrouillèrent dans les rues, mirent en place des sentinelles et protégèrent les bâtiments publics, surtout la caserne, où s’était replié le gouvernement zurichois. Le bataillon sut garder son calme et son sang-froid et accomplit son devoir dans une ville turbulente et en pleine effervescence, où une guerre civile n’était pas exclue. L’intervention relevait du service actif [service en temps de guerre], le plus désagréable et psychologiquement le plus stressant qui soit.»

La grippe est présente dès le début: «La grippe se répandait de plus en plus, elle s’emparait des soldats, une rangée après l’autre. La Tonhalle et de nombreuses salles de gymnastique durent être transformées en hôpitaux d’urgence, et certaines unités ne sortaient plus qu’à la moitié de leurs effectifs.» 

Alors ce fut le temps des premiers échanges de tir: «La compagnie de fusiliers lucernois I/42, affaiblie par la grippe et forte de 55 hommes seulement, apparut dans la Fraumünsterstrasse pour y disperser la foule, mais à effectifs trop faibles. Elle fut encerclée, insultée, piégée et ne trouva d’autre moyen de se libérer que de tirer quelques coups en l’air. Trois civils furent blessés par ricochets; le soldat Vogel quant à lui fut tué par un coup de pistolet tiré depuis la foule.» 

«Effrayée, la population de la ville prit confiance grâce à la présence des troupes et commença à gâter les soldats. Des cadeaux parfois volumineux furent déposés aux postes de garde. Lentement, le calme et la raison revenaient, et avec la fin de la grève, l’atmosphère en ville est revenue à la normale.» (Schoop, p. 246- 251) 

La grève générale a été suivie principalement dans les grandes villes de Suisse alémanique. Cependant, les marches se sont déroulées de manières diverses selon les localités. L’ardeur des commandants de troupes dans leur mission n’était pas partout celle observée à Zurich. A Granges, des soldats qui gardaient la gare et se sentaient menacés tirèrent sur trois ouvriers. En revanche, à Saint-Gall ou à Berne, il n’y eut pas d’incidents. 

Tout le monde 
avait sous-estimé la pandémie 

La pandémie a débuté en été 1918 et fut d’abord considérée comme relativement inoffensive. La seconde vague, plus violente, arriva au moment où le conflit entre les syndicats et le gouvernement national s’intensifiait. Tous les cantons ne tenaient pas des statistiques aussi précises que les cantons de Glaris et de Thurgovie. On peut supposer que durant les quelques jours de grève et les semaines qui ont suivi, plusieurs milliers de personnes (soldats et ouvriers) ont perdu la vie à cause de la pandémie. 

Avec le recul, la question se pose de savoir comment le Parlement a pris position et pourquoi le Conseil fédéral n’a pas tout simplement interdit la grève avec ses marches et manifestations de masse pour des raisons épidémiologiques, comme il le fait aujourd’hui. Certains parlementaires furent conduits au Palais fédéral dans des véhicules militaires. La majorité d’entre eux approuvaient l’action du gouvernement national (le Conseil des Etats à la quasi-unanimité), parlaient de la grève comme d’«une frivolité irresponsable contre la santé publique» et exigèrent que les questions en jeu soient traitées sur la base de la loi et de la Constitution. (Schoop, p. 250) De leur côté, les dirigeants syndicaux accusèrent le Conseil fédéral et la direction de l’armée d’avoir été trop large en matière de la protection de la population et ses soldats. L’ambiance au niveau politique était tellement enflammée et hostile qu’une interdiction aurait probablement conduit à une nouvelle escalade. On peut d’ailleurs se demander si les syndicats auraient respecté une telle décision. 

Interruption de la grève 
et retour des soldats 

Dans cette situation dangereuse, le Conseil fédéral lança le mercredi 14 novembre un ultimatum au Comité d’Olten pour qu’il arrête immédiatement la grève. La direction de la grève céda, de sorte que les soldats de Thurgovie et de Glaris purent rentrer chez eux. Le vendredi 16 novembre, la plupart des gens étaient retournés au travail. On ne peut que spéculer sur ce qui se serait passé si la direction de la grève avait rejeté l’ultimatum. 

Témoignage de Frauenfeld: «La libération n’a pas été un moment de réjouissances. Le 31erégiment de Thurgovie, qui avait signalé 1180 hommes malades le 19 novembre, était rentré avec des effectifs fortement réduits. [...] On y déplorait la mort de 46 camarades. Dans l’ensemble du canton, 20 837 cas de maladie [y compris ceux de la population] ont été signalés, dont 234 furent mortels.» 

«Le 15 novembre, le 93ebataillon grison [...] était stationné à Frauenfeld, le quartier général de la 6edivision. Il avait subi des pertes particulièrement lourdes. Lorsque les soldats sont rentrés chez eux à Coire, cinq jours plus tard, ils ont laissé derrière eux plus de 200 malades de la grippe. (Schoop, p. 252) 

Témoignage de Glaris: «A la démobilisation, le retour du bataillon, le 20 novembre, a fait une impression désolante, car près de la moitié des hommes, tombés malades de la grippe, qui au début avait semblé inoffensive, étaient hospitalisés à Saint-Gall, Uznach ou Glaris et manquaient donc à l’appel. En une seule semaine, 300 soldats avaient dû quitter la troupe. L’épidémie s’était déjà répandue dans toute l’Europe depuis l’été et avait causé de nombreuses victimes, y compris dans la population civile. [...] Sur les douze jours de service de grève, le 85bataillon a compté 22 glaronais victimes de la grippe, [...] le 32erégiment 65 hommes au total.»

«L’épidémie a provoqué de nombreuses perturbations. Non seulement les kermesses ont été interdites en automne, mais la vie sociale s’est complètement arrêtée. Les écoles sont restées fermées, et même à Noël, les célébrations de la sainte cène étaient interdites dans la plupart des églises évangéliques.» (Winteler, p. 617-618) 

Témoignage de Frauenfeld: «La normalisation espérée a pris du temps à arriver. Ce n’est qu’en janvier 1919 que les rassemblements ont à nouveau été autorisés sur le territoire du canton de Thurgovie. L’interdiction de danser est encore restée en vigueur quelques temps. L’école cantonale de Thurgovie, qui avait provisoirement servi d’hôpital pour les malades de la grippe, ainsi que les écoles primaires et secondaires, ont repris l’enseignement après une longue interruption de trois mois.» (Schoop, p. 254) 

L’approvisionnement de la population ne s’est amélioré que lentement. Le rationnement s’est poursuivi encore pendant plusieurs mois après la fin de la guerre. Les tickets pour le pain n’ont été abolis qu’en septembre 1919. Toutefois la population thurgovienne était consciente que les conditions dans les pays voisins étaient encore bien pires: «La population rurale de Thurgovie a fortement participé à l’opération de secours suisse en faveur de la ville de Vienne, fortement touchée, qui a ainsi obtenu 420 tonnes de nourriture dans un train spécial accompagné par des soldats thurgoviens. L’hiver suivant, de nombreux enfants viennois ont bénéficié d’un séjour récréatif en Suisse, où ils furent accueillis et aidés avec bienveillance, comme le veut la tradition d’hospitalité thurgovienne.» (Schoop, p. 254) En mars 1919, le Conseil fédéral a promis la livraison de 5000 bovins au Nord de la France et à la Belgique. La consommation de viande de bœuf a donc été momentanément interdite en Thurgovie. 

Comment résoudre 
une crise nationale aussi grave? 

Ces témoignages démontrent de façon impressionnante à quel point les événements autour de la grève générale et de la pandémie de grippe ont affecté la vie civile et politique. La Suisse était profondément divisée. Ce fut probablement la pire crise d’Etat dans l’histoire de l’Etat fédéral fondé en 1848. Comment a-t-elle été surmontée? 

Malgré une forte radicalisation, les sociaux-démocrates ont clairement montré que les questions controversées peuvent être résolues démocratiquement et sans violence. Ils ont convoqué une conférence du parti: le témoignage de Frauenfeld rapporte: «Lors de la conférence extraordinaire des sociaux-démocrates à Bâle, après d’âpres disputes, une forte majorité de délégués s’est prononcée en faveur du retrait du parti suisse de la Deuxième Internationale (socialiste), et pour son adhésion à la Troisième Internationale (bolchevique), mais les opposants, dont l’ancien pasteur d’Arbon, Karl Straub, n’ont pas baissé les bras et ont exigé un vote général. […] Dans toute la Suisse, l’adhésion a été clairement rejetée avec 8722 oui contre 14 612 non.» (Schoop, p. 259-260) Une forte minorité a ensuite quitté le parti et a fondé le Parti communiste suisse. 

Les citoyens font passer la plupart des revendications de la grève générale 

Il y eut également de nombreuses votations au niveau politique. Les syndicats avaient soutenus la grève générale avec une liste de revendications de huit points, tous largement justifiés. Presque tous les points ont fait l’objet d’une votation populaire: dès 1918 sur l’initiative populaire pour l’introduction du vote proportionnel (Oui). En 1919, le peuple a voté sur les élections anticipées selon le nouveau système (Oui). En 1919 toujours, une décision parlementaire a introduit la semaine de 48 heures dans les usines. En 1920, on votait sur l’introduction de la semaine de 48 heures aux chemins de fer (Oui) et en 1921 sur l’initiative populaire visant à abolir la justice militaire (Non). En 1922, la population vota sur l’initiative populaire du PS qui revendiqua le paiement des dettes par les propriétaires au moyen d’un impôt unique prélevé sur la fortune. Elle fut rejetée par 87 % des votants, avec un taux de participation de 86 %. En 1924, le peuple a rejeté une loi fédérale prévoyant d’allonger à nouveau le temps de travail en temps de crise. Le 24 mai 1925, les citoyens ont rejeté l’initiative populaire (initiative Rotheberger) pour la création de l’AVS parce que le mode de financement ne convenait pas. Le 6 décembre 1925, l’article constitutionnel relatif à la création de l’AVS et de l’AI fut approuvé. Quatre votes ont suivi au cours de ces années sur une politique agricole destinée à améliorer l’approvisionnement alimentaire même en cas de crise (avec pour effet un approvisionnement nettement meilleur au cours de la Seconde Guerre mondiale). Seules les femmes durent attendre. Leur droit de vote ne sera accepté sur le plan fédéral que bien des années plus tard. En 1959, les citoyens suisses refusèrent encore ce droit aux femmes, puis en 1971 le temps était venu. A cette date, elles votaient déjà dans plusieurs cantons. (Linder 2010) 

La Suisse avait trouvé sa voie 

Désormais, les citoyens auront été directement impliqués, chacun disposant d’une voix, dans les partis, les associations et à tous les niveaux politiques. Le climat politique et les hommes politiques changèrent dès les années vingt, de sorte que le pays devint plus stable. Voici deux exemples:

En tant que rédacteur en chef du «Volksrecht», le plus grand quotidien social-démocrate, le zurichois Ernst Nobs avait protesté avec détermination contre l’interruption de la grève générale: «C’est absolument lamentable! Jamais une grève ne s’est effondrée aussi honteusement, non pas sous les coups de l’adversaire, par épuisement ou à cause du découragement des propres troupes, mais à cause de la simple lâcheté et infidélité de la direction de la grève.» (journal «Volksrecht» du 15/11/1918). Nobs fut condamné à la prison par un tribunal militaire. Des années plus tard, il fut élu au gouvernement cantonal zurichois et devint maire de Zurich. Ensuite, en 1943, il fut le premier social-démocrate à entrer au Conseil fédéral. 

Le thurgovien Konrad Ilg, du temps de la grève générale vice-président du Comité d’Olten avait participé à l’organisation de la grève nationale. En tant que serrurier, il s’est battu avec passion pour les intérêts des travailleurs. Il étudiait de préférence les écrits de Pierre Proudhon et du socialiste français Jean Jaurès,dont la profonde humanité l’impressionnait. En 1917, un an avant la grève générale, il devint président de la Fédération suisse des travailleurs de la métallurgie et de l’horlogerie FTMH. Pendant vingt-cinq ans, il représenta les intérêts des travailleurs au Conseil national. 

En 1937, Konrad Ilg s’adressa à Ernst Dübi, directeur de la compagnie von Roll à Gerlafingen ainsi que colonel et chef de l’artillerie du 4e corps d’armée. Leurs discussions aboutirent à l’accord dit de paix du travail, qui donnait une nouvelle base aux relations entre les associations d’employeurs et d’employés. La bonne foi allait être le principe fondamental des futures négociations, c’est-à-dire que les syndicats et les associations d’employeurs se font confiance et partent du principe que la partie adverse a de bonnes intentions et que les intérêts communs sont primordiaux. Les accords salariaux n’étaient plus négociés globalement pour l’ensemble d’un secteur, mais individuellement pour chaque entreprise. Les grèves et les lock-out comme moyens de pression furent abandonnés, ouvrant la voie à la paix du travail. Plus d’un employeur abandonna son attitude de «maître de maison», avec des conséquences fructueuses. Ilg et Dübi ont tous deux obtenu un doctorat honorifique de l’Université de Berne (Wüthrich, p. 190-193), et aucune grande grève n’a eu lieu depuis en Suisse, jusqu’à aujourd’hui. 

La grève générale 
est restée un événement isolé 

Lors de la grande crise économique des années 1930, les syndicats ont adopté une approche différente. Ils lancèrent un grand nombre d’initiatives populaires et organisèrent des référendums, qu’ils déposèrent chaque fois après quelques semaines et munis de plus de trois cent mille signatures, soit plusieurs fois le nombre requis. Le Conseil fédéral et le Parlement ont alors pris leurs propositions au sérieux et les ont rapidement soumises au vote. Un tel nombre de signatures ne devait plus jamais être atteint par la suite, bien que la Suisse compte aujourd’hui deux fois plus d’habitants et que les femmes peuvent également signer depuis 1971. Dans chaque cas, la participation électorale devait approcher les 84 %. 

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, comme après la Première Guerre mondiale, la question s’est posée de savoir comment l’ordre économique pouvait être remodelé et rendu plus social. En 1943, le PS Suisse adopte son programme d’action intitulé «La nouvelle Suisse», accompagné d’une initiative populaire (avant même la guerre, le Parlement avait rédigé un projet de nouveaux articles économiques dans la Constitution fédérale). Mais les camarades n’étaient pas seuls. La même année, quatre autres initiatives populaires d’orientation similaire furent présentées par d’autres camps politiques. La guerre n’était alors même pas terminée. Après la guerre, plusieurs votations ont permis de poser des jalons et de fixer les points essentiels de l’économie sociale de marché dans laquelle nous vivons aujourd’hui. (Wüthrich 2020)

Depuis la grève générale de 1918, malgré des situations parfois difficiles, le peuple a pu voter plus de 500 fois au seul niveau fédéral sur «presque tout et n’importe quoi» (d’innombrables fois plus dans les cantons et les communes). Le résultat est impressionnant: la Suisse est passée d’un pays relativement pauvre au XIXesiècle à un pays prospère et politiquement stable. 

Aujourd’hui, cependant, il faut fixer un cap fondamental: l’UE veut renforcer l’intégration de la Suisse sur le plan politique et demande un accord-cadre qui prévoit la reprise automatique du droit européen. Le peuple peut toujours voter, dit-on, mais «Bruxelles» se réserve le droit de réagir par des «mesures compensatoires» si le résultat ne lui est pas favorable. Une idée surprenante. 

La Suisse a trouvé sa voie. Son modèle donne une voix au peuple, une voix à chaque citoyenne et chaque citoyen, et montre que les réalités instaurées méritent souvent que l’on examine également des alternatives. Voilà donc un message susceptible de favoriser la paix, aussi bien à l’intérieur que sur le plan international. Il est donc choquant et incompréhensible que le diplomate suisse Thomas Greminger(qui, soit dit en passant, a écrit une thèse sur la période de la grève générale de 1918) n’ait récemment, sans raison apparente, plus été confirmé au poste de secrétaire général de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), décision entraînant la paralysie de cette organisation qui agit pour la paix. Les tensions politiques dans le monde sont aujourd’hui à peine moins dangereuses qu’en 1918, et elles vont en s’accentuant. 

Dans quelques semaines, le 27 septembre 2020, le peuple suisse sera une nouvelle fois appelé aux urnes: sur l’acquisition d’avions de combat, sur un congé paternité, sur des déductions liées aux enfants dans le calcul des impôts fédéraux, sur une loi sur la chasse facilitant l’abattage des loups, et sur une initiative populaire qui préconise l’immigration modérée (initiative de limitation). 

Comme la politique peut être passionnante! Nous devrions remercier nos parents, grands-parents et arrière-grands-parents qui ont rendu cela politiquement possible. Le 1er août, jour de notre fête nationale, nous commémorons l’alliance de 1291, forgée des trois cantons d’origine Uri, Schwytz et Nidwald. Je pense que les grandes réalisations politiques de l’histoire récente méritent également d’être rappelées!  


Sources: 

Greminger, Thomas: Ordnungstruppen in Zürich. Der Einsatz von Armee, Polizei und Stadtwehr, Ende November 1918 bis August 1919, Bâle /Frankfurt s. l. Main 1990
Linder, Wolf et al.: Handbuch der eidgenössischen Volksabstimmungen, Berne 2010
Schoop, Albert: Geschichte des Kantons Thurgau, Band I, Frauenfeld 1987
Winteler, Jakob: Geschichte des Landes Glarus, Glaris 1954
Wüthrich, Werner: Wirtschaft und direkte Demokratie in der Schweizédition Zeit-Fragen, Zurich 2002, ISBN 978-3-909234-24-0

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