Du sel sur des plaies à vif: comment certains pays tirent parti des faiblesses du Liban au profit de leurs propres intérêts

par Karin Leukefeld, Bonn et Damas

Le 4 août 2020, l’explosion a tué plus de 200 personnes à Beyrouth, causant des milliers de blessés. Des centaines de personnes sont toujours portées disparues, des dizaines de milliers de gens ont perdu leur domicile, leur entreprise et leurs moyens de subsistance. Un nombre plus grand d’entre eux encore se trouve confronté à des destructions, parfois importantes, ayant touché leurs maisons et leurs appartements à la suite de la massive onde de choc tandis que seuls quelques très rares individus ont les moyens d’entreprendre les réparations nécessaires.

 

 

Depuis l’automne 2019, l’économie libanaise se trouve prise dans une spirale descendante, entraînant avec elle la livre libanaise à la baisse. Cette évolution est due à des décennies de mauvaise gestion et de corruption de la part des élites claniques au pouvoir. A cela s’ajoutent les mesures de coercition et les sanctions économiques exponentielles qui touchent le secteur économique et financier, au travers desquelles l’Union européenne et les Etats-Unis veulent isoler et briser politiquement la Syrie. Elles affectent le Liban et tous les états de la région qui sont étroitement liés à ce pays sur le plan économique.


Avec l’explosion dans le port de Beyrouth, le Liban s’est effondré sous un lourd fardeau. Mais plutôt que d’aider et de donner au pays une marge de manœuvre pour un nouveau départ, on assiste à une intervention extérieure. Ce que les gouvernements de Paris, Berlin et Washington vendent par le biais des médias comme «coopération» et «solidarité» n’est en effet rien d’autre que du sel versé sur les plaies à vif du Liban.


Avant même l’explosion du port de Beyrouth, de nombreux Libanais avaient perdu leur emploi et donc leurs économies. Des dizaines de milliers de personnes ignorent comment elles vont pouvoir se nourrir, elles et leurs familles. Depuis mars, le Liban souffre d’une augmentation exponentielle des infections par le Covid-19. Le pays a été soumis à un confinement strict incluant la fermeture d’écoles et d’universités, de magasins, d’entreprises et d’ateliers. L’aéroport de Beyrouth – après le port de Beyrouth, il s’agit là de la deuxième porte d’accès au monde extérieur pour le Pays du Cèdre – est resté fermé pendant trois mois. Le système sanitaire avait déjà atteint ses limites, même avant l’explosion du port de Beyrouth. Les cliniques doivent, à présent, faire face à un nombre croissant de victimes.

En plus des Libanais, plus d’un million de réfugiés syriens – 40 d’entre eux ont perdu la vie lors de l’explosion du port – ont également été touchés. Il faut en outre tenir compte des réfugiés palestiniens qui, depuis les diverses guerres suivies de leur expulsion en 1948, 1967 et 1973, sont à la dérive et errent, en quête de protection dans tout le Levant. L’UNRWA, l’organisation des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens, avance officiellement un chiffre de 200 000 Palestiniens dont elle aurait la charge au Liban. En réalité ce chiffre devrait se situer autour de 500 000 si l’on y inclut les Palestiniens qui se sont échappés d’Irak en 2003 lors de l’invasion des troupes américaines ainsi que ceux qui ont fui la Syrie en 2012, lorsque les djihadistes qui voulaient renverser le gouvernement de Damas n’ont pas non plus interrompu leurs destructions devant les camps palestiniens de Yarmouk, de Daraa, d’Alep et d’autres endroits.

Au Liban, cette grave crise économique et financière va de pair avec une crise politique massive qui mène au chaos social et crée des factions rivales et par contrecoup, génère à son tour une ère de soupçons, de concurrence et de luttes de pouvoir.

Une enquête internationale 
pour faire pression

Les incendies dans le port de Beyrouth n’étaient même pas encore totalement éteints, et on n’avait pas encore fini le décompte des morts qu’Amnesty International et Human Rights Watch réclamaient une enquête internationale sur les explosions. 

Le mouvement de protestation a repris ses revendications, les anciens fronts ayant rapidement refait surface. Les anciennes élites et les clans, des chrétiens aux druzes et aux musulmans, ont repris la réclamation émise par les organismes occidentaux de défense des droits de l’homme et se sont tournés vers leurs sponsors en France, en Allemagne et aux Etats-Unis pour obtenir de l’aide.

Le Premier ministre intérimaire, M.Hassan Diab,ainsi que le Président, M. Michel Aoun, ont rejeté toute ingérence internationale annonçant que le Liban solliciterait un soutien mais soumettrait lui-même un rapport d’enquête.

La réaction de la «rue» a été rapide: on a pris d’assaut les ministères, on a érigé des potences et on y a symboliquement pendu certains politiciens. Le gouvernement a démissionné et a annoncé de nouvelles élections tandis que de violentes manifestations ont revendiqué un renouvellement complet et – comme Amnesty et Human Rights Watch – une enquête internationale pour déterminer les responsables des explosions.

Le déroulement des événements, comme l’on peut le suivre sur vidéo, a montré une première colonne de fumée au-dessus du port, ce qui indiquait un incendie non loin du volumineux silo à grains. Des étincelles ont jailli, faisant penser à des munitions ou des feux d’artifice qui auraient pris feu. Mais brusquement un énorme nuage blanc et sphérique s’est propagé et en son milieu a jailli une énorme explosion. Puis une colonne de fumée brun-rose-rouge-orange s’est élevée dans le ciel. Une énorme onde de choc a suivi environ dix secondes plus tard. 

Depuis le premier jour, des spéculations circulent sur la façon dont l’explosion a bien pu se produire. Certaines personnes sont convaincues que l’explosion a été causée non pas par le petit incendie initial mais par un impact externe. Plusieurs Libanais ont affirmé avoir vu des avions au-dessus du port avant l’explosion. Certains ont même affirmé avoir vu des roquettes lancées sur le lieu de l’incendie. D’autres encore se sont demandé ce qui avait pu déclencher le premier incendie et ce qui avait produit la première explosion. Un interlocuteur a déclaré que la deuxième explosion aurait également pu être causée par un tir horizontal de fusée, par exemple par un tir sous-marin visant l’incendie déjà en cours.

Il y a aussi d’autres considérations allant dans le sens de la possibilité qu’un explosif ait pu être déclenché par une fusée à retardement ou par une mise à feu à distance.

Immédiatement après l’explosion, Israël s’est cru contraint de faire une déclaration à ce sujet. Cette explosion n’a pas été le fait d’Israël, a déclaré un «fonctionnaire» non nommé selon la journaliste israélienne Gili Cohen.

«Toutes les explosions se produisant au Moyen-Orient ne sont pas forcément en rapport avec nous», poursuit le message. Ceci est la formule habituelle, généralement adoptée en faveur de la défense d’Israël, «pour expliquer les choses». Le ministre israélien de la défense, Gabi Ashkenazi, ancien chef des forces armées israéliennes, a déclaré le soir même sur la chaîne de télévision Keshet 12 qu’il s’agissait probablement d’un «accident».

On peut supposer que les services secrets venus des quatre points cardinaux circulaient et continuent à circuler au Liban et qu’ils ont cherché et trouvé officiellement et officieusement le moyen d’établir des contacts avec l’armée et les milieux de la sécurité en échange de pots-de-vin. La cargaison dangereuse avait été signalée à plusieurs reprises, et cela n’aurait pas dû échapper à l’attention des milieux des services secrets. Ce laps de temps aurait été largement suffisant pour élaborer toutes sortes de schémas afin de disposer des matériaux dangereux.

Serait-il également possible que l’explosion ait concerné moins que les 2750 tonnes de nitrate d’ammonium? En raison du fait que des centaines de tonnes pourraient déjà avoir trouvé leur chemin vers la guerre en Syrie via des trajectoires éprouvées de contrebande? Et ce contre rétribution?

On peut en outre se poser la question de savoir pourquoi, en 2013, un navire manifestement hors d’état de naviguer a pris la mer pour importer une telle quantité de matériel explosif au Mozambique? Et pourquoi le navire a fait escale au port de Beyrouth et non au port de Mersin, dans le sud de la Turquie? Pourquoi le navire est-il resté pendant si longtemps stationné telle une «bombe à retardement» dans le port de Beyrouth, où est passé l’armateur, pourquoi pendant si longtemps il n’y a pas eu d’enquête sur les incidents tournant autour de ce navire? Il y a encore bien davantage de questions attendant la réponse.

Le Hezbollah, bouc émissaire

Pendant ce temps, ceux qui y trouvent leur intérêt répandent leurs propres explications. Tout d’abord Israël, qui s’efforce actuellement de renforcer ou de mettre fin au mandat de l’Unifil, la mission de maintien de la paix des Nations unies le long de la frontière israélo-libanaise. Le Premier ministre, Benjamin Netanyahu, et Gabi Ashkenazi, ministre de la Défense, ont affirmé, il y a quelques jours, que le Hezbollah se trouvait derrière l’explosion. «Pour éviter des catastrophes comme celle du port de Beyrouth, nous devons confisquer les explosifs et les roquettes que le Hezbollah a dissimulés dans les centres urbains libanais», a déclaré M. Netanyahu selon le «Jerusalem Post».

Dans le cas où on ne renforcerait pas, dans ce but, la mission de l’Unifil, l’armée israélienne devait être autorisée à opérer sur le territoire libanais pour détecter les caches d’armes du Hezbollah. M. Ashkenazi a fait venir douze ambassadeurs du Conseil de sécurité de l’ONU à la frontière libanaise pour souligner les préoccupations d’Israël: «Israël ne peut pas rester inactif face aux tentatives du Hezbollah d’attaquer la souveraineté israélienne et ses citoyens», aurait dit M. Ashkenazi.

«Le Hezbollah opère dans les zones urbaines et peuplées et utilise les citoyens libanais comme boucliers humains. C’est ce que nous avons pu voir lors du malheureux incident de la semaine dernière, au cours duquel des centaines de civils libanais innocents ont été blessés», a déclaré le ministre de la défense. A l’évidence, l’explosion dans le port de Beyrouth était intentionnelle.

A Paris, lors d’un débat à l’Assemblée nationale sur le statut de la Palestine, le député européen français, M. Meyer Habib, a prononcé un discours. Le politicien allemand de la CDU, Elmar Brok, a saisi la balle au bond et, dans une interview à la radio Deutschlandfunk, a exprimé sa conviction que le Hezbollah «a stocké ces produits chimiques à cet endroit précis parce qu’il (le Hezbollah, mais aussi l’Iran) les a utilisés par le passé afin de préparer des explosifs destinés à des attentats».

Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, l’avait déjà clairement énoncé dans son discours public du 7 août: «Dans le port de Beyrouth, le Hezbollah n’a ni missiles, ni munitions, ni rien.» Le Hezbollah ne contrôle pas le port et n’a aucune influence sur les autorités portuaires, a poursuivi M. Nasrallah. L’enquête révélera la vérité sur l’explosion. Il a appelé les Libanais à ne pas croire aux rumeurs.

L’explosion dans le port de Beyrouth a été utilisée afin de servir des intérêts personnels contre le Liban et sa souveraineté. La France, l’Allemagne et les Etats-Unis ont annoncé qu’ils n’apporteraient leur aide que si on entreprenait des réformes politiques fondamentales.

Les quelque 250 millions d’euros collectés par les Etats européens, les Etats-Unis et certains Etats du Golfe ne doivent pas être remis au gouvernement et à ses institutions, mais à la population civile et aux organisations non gouvernementales. Il faut impérativement une enquête internationale et indépendante et elle sera entreprise, selon cette déclaration. Heiko Maas, ministre allemand des affaires étrangères qui a visité les décombres du port de Beyrouth, peu après le président français Emmanuel Macron, a remis, de façon ostentatoire, un chèque d’un million d’euros à la Croix-Rouge libanaise. Dans une telle situation, on ne pouvait pas humilier plus clairement le gouvernement, le président et le peuple d’un pays. David Hale, ancien ambassadeur des Etats-Unis à Beyrouth, à présent Secrétaire d’Etat adjoint aux affaires politiques au Département d’état américain, est arrivé en avion quelques heures seulement après M. MaasIl a été suivi par la secrétaire d’Etat à la Défense française, Florence Parly.

D’autre part, la Chine, la Russie et l’Iran ont offert leur aide mais en gardant clairement un profil bas sur le plan politique.

La compétition pour le Liban est en marche entre l’Europe et les Etats-Unis. La France veut reconstruire le port de Beyrouth, l’Allemagne veut prendre en charge l’approvisionnement en électricité (pour Siemens), et les Etats-Unis veulent établir la frontière maritime du Liban avec Israël de sorte qu’Israël – et donc les entreprises américaines – puisse avoir davantage d’accès aux gisements de gaz de la Méditerranée orientale qu’à ceux dont ils ont légalement droit. Les pays européens veulent empêcher l’arrivée de nouveaux flux de réfugiés et utiliser des millions à cette fin pour s’assurer que les gens restent dans leur pays et y survivent d’une manière ou d’une autre.

Comme cela se produit depuis des décennies, le Liban lui-même, en tant qu’Etat souverain, est ignoré et affaibli par les acteurs étrangers. Leurs partenaires de longue date – élites politiques et clans – qui se sont formés et ont été renforcés sous le mandat français (1920-1943) doivent être remis en selle au sein d’une nouvelle constellation de pouvoir, à condition qu’ils soient prêts à assumer les exigences de la «société civile» soutenue par l’Occident. Le Hezbollah, qui n’a fait son apparition qu’au début des années 1980 à titre de force de résistance à l’occupation israélienne, ne devrait pas en faire partie. Il doit être marginalisée et encore plus combattu à titre de principal responsable de la situation au Liban.

Le Pays du Cèdre doit se soumettre aux règles du FMI visant à privatiser les entreprises publiques et à mettre fin aux subventions de l’Etat. Des dizaines de milliers d’employés et travailleurs de l’Etat encore en activité à ce jour perdraient leur emploi et ne trouveraient pas de nouveau travail car il n’existe au Liban ni industrie digne de ce nom ni production agricole. Par exemple, les coûts de l’électricité, qui sont aujourd’hui subventionnés, seraient démultipliés pour les consommateurs ordinaires. Le banquier Riad Salamé, directeur de la Banque centrale libanaise depuis 1993 et responsable du pillage criminel des comptes privés de la population libanaise, devrait cependant demeurer hors de portée de la justice en tant que «ligne rouge» imposée selon la volonté des Etats-Unis. 

Avec l’explosion dans le port de Beyrouth, le Liban s’est effondré sous un lourd fardeau. Mais plutôt que d’aider et de donner au pays une marge de manœuvre pour un nouveau départ, on assiste à une intervention extérieure. Ce que les gouvernements de Paris, Berlin et Washington vendent par le biais des médias comme «coopération» et «solidarité» n’est en effet rien d’autre que du sel versé sur les plaies à vif du Liban.

 

 

 

ef. Karin Leukefeld, journaliste freelance, est née à Stuttgart en 1954 et a étudié l’ethnologie, l’islam et les sciences politiques. Depuis l’année 2000, elle réalise des reportages sur le Proche et le Moyen-Orient pour des quotidiens et des hebdomadaires ainsi que pour la radio ARD. En 2010, elle est devenue journaliste accréditée en Syrie et depuis lors elle fournit des informations sur le conflit syrien directement depuis le terrain. Depuis le début de la guerre en 2011, elle fait la navette entre Damas, Beyrouth et d’autres endroits du monde arabe et son lieu de résidence, à Bonn. Elle a publié de nombreux livres, dont «Syrien zwischen Schatten und Licht: Menschen erzählen von ihrem zerrissenen Land» (La Syrie entre ombre et lumière – Histoire et récits de 1916 à 2016. Le pays dévasté raconté par ses habitants, 2016, Rotpunkt Verlag Zürich); «Flächenbrand. Syrien, Irak, die Arabische Welt und der Islamische Staat» (L’embrasement: la Syrie, l’Irak, le monde arabe et l’Etat islamique, 2015, 3eédition révisée 2017, PapyRossa Verlag Köln). Elle publiera prochainement «In the Eye of the Hurricane: Syria, the Middle East and the Emergence of a New World Order» (Dans l’œil du cyclone: la Syrie, le Moyen-Orient et l’émergence d’un nouvel ordre mondial, 2020, PapyRossa Verlag Köln).

 

 

Notre site web utilise des cookies afin de pouvoir améliorer notre page en permanence et vous offrir une expérience optimale en tant que visiteurs. En continuant à consulter ce site web, vous déclarez accepter l’utilisation de cookies. Vous trouverez de plus amples informations concernant les cookies dans notre déclaration de protection des données.

Si vous désirez interdire l’utilisation de cookies, par ex. par le biais de Google Analytics, vous pouvez installer ce dernier au moyen des modules complémentaires du présent navigateur.

OK