Il est fondamental de mettre fin à la politique deux poids deux mesures

Réflexions sur une approche différente en géopolitique

par Karl-Jürgen Müller

Dans nos médias nous pouvons beaucoup lire sur la défaillance morale dans la politique mondiale. Il est flagrant de constater à quel point les commentateurs lient souvent leurs analyses à des faits rapportés ayant des «conséquences» tandis qu’ils font abstraction d’autres faits, non moins critiquables du point de vue de la morale politique. Ainsi les citoyens trèbuchent souvent sur le double standards en politique. Par cette pratique, les politiciens ainsi que les commentateurs dans nos médias perdent leur crédibilité, tout en affichant un point de vue moral. Cela conduit à une attitude pleine d’ambiguïtés. 

Actuellement, deux endroits du monde font l’objet d’une attention particulière: le Belarus et le Liban. 

Des élections présidentielles ont eu lieu au Belarus il y a un peu plus de trois semaines. On prétend que les résultats officiels des élections ont été falsifiés. Des protestations ont eu lieu après l’annonce des résultats des élections et, après les premières protestations, une première intervention de la police, partiellement violente. Les protestations se poursuivent encore aujourd’hui. L’UE a décidé de sanctions ne reconnaissant pas les résultats des élections. A l’heure actuelle, des «analyses»et des commentaires sur la situation en Biélorussie se suivent au rythme quasiment quotidien, souvent accompagnés de l’appel urgent à un changement de gouvernement. «Les jours de Loukachenko sont comptés», titre la une de la «Neue Zürcher Zeitung» du 22 août 2020.

Biélorussie et Liban

Dans la capitale du Liban, Beyrouth, des entrepôts d’envergure, stockant une substance hautement dangereuse, ont explosé dévastant tout un quartier de la ville. De nombreuses personnes ont été tuées et blessées, 300 000 personnes seraient sans abri. Bien qu’on ne sache pas encore exactement comment l’explosion massive s’est produite ni même si l’éventualité d’un bombardement de missiles peut être encore exclue, nos médias et nos décideurs politiques ont très vite convenu que cette explosion, ainsi que les protestations massives et permanentes dans le pays, relevaient de la responsabilité des partis et des hommes politiques du pays. Maintenant, «l’Occident», selon un célèbre quotidien suisse, doit «aider le Liban». Le président français Emmanuel Macron, président de l’ancienne puissance coloniale, s’est déjà rendu à Beyrouth. Il en va de même pour le ministre allemand des affaires étrangères, Heiko Maas. Il a exigé des «réformes» conditionnant toute «aide».

Il ne s’agit pas de répondre à la question de ce qui se passe réellement au Belarus ou au Liban. Dans ce contexte, on pourrait aussi nommer d’autres pays. Le fait c’est que «notre» politique et «nos»médias se trouvent, depuis longtemps, en désaccord avec ces deux pays. En règle générale, pour l’expliquer, on recourt à une sorte d’irritation politique et morale. Par contre, face à la Biélorussie, par exemple, de nombreux éléments indiquent comment la version selon laquelle il s’agirait là d’un peuple épris de liberté qui se rebelle contre un dictateur inhumain est trop restreinte.

Mais l’Inde aussi bien que … 

La question de l’honnêteté de l’argumentation politico-morale se pose, avec davantage d’acuité même, lorsque l’on examine d’autres lieux des affaires du monde. Des endroits où personne parmi «nous» ne pense à demander des «réformes», des changements de gouvernement, des sanctions ou même une «intervention humanitaire». Prenons l’exemple de l’Inde: le 5 août 2020, la «Neue Zürcher Zeitung» titra: «Une trahison du Cachemire». Le sous-titre se lit comme suit: «Le gouvernement indien veut utiliser la force pour faire plier les musulmans de la région himalayenne» L’article cite quatre Cachemiriens concernés, présentant le contexte en ces termes: «Il y a un an, le gouvernement indien a étonnamment révoqué le statut spécial de l’Etat de Jammu-et-Cachemire. Depuis lors, la population musulmane de la haute vallée du Cachemire vit en état d’urgence. Certains des hommes politiques les plus importants de la région himalayenne se trouvent toujours en détention ou en résidence surveillée, parmi eux l’ancienne cheffe du gouvernement, Mehbooba Mufti». 

Le lecteur apprend également l’instauration d’un couvre-feu pendant un mois, la coupure d’Internet par l’Etat indien, à la veille du changement de statut de l’Etat et que, jusqu’à présent, 118 «insurgés» ont été tués par les forces de sécurité indiennes (armée et police). 13 000 des citoyens arrêtés depuis août 2019 se trouveraient toujours en prison. A la fin de l’article, une journaliste de 29 ans est citée: «Nous, les journalistes du Cachemire, travaillons dans des conditions incroyablement difficiles depuis un an. […] J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à ce que j’ose écrire et ce que j’omets. Nous sommes constamment surveillés, nous sommes en danger permanent. […] Je pèse mes mots et mes pensées et je pratique parfois l’autocensure. Je pense qu’il est important d’être libre et non pas emprisonnée. Ce n’est qu’ainsi que je pourrai continuer à diffuser les destins que le monde doit connaître sur le Cachemire. C’est pour cela que j’ai besoin d’être à jour et de me trouver à l’extérieur, dans le monde, et non pas de languir en prison.»

… et le Proche-Orient

Deuxième exemple: au Moyen-Orient, en août 2020, l’auteur irlandais Colum McCann, vivant à New York, a publié un roman de non-fiction sur un Israélien et un Palestinien, édité par la célèbre maison d’édition Rowohlt, en traduction allemande.1L’Israélien et le Palestinien ont tous deux perdu leurs filles, l’une âgée de 14, l’autre de 10 ans, dans un acte de violence: l’Israéliens par un coup de kamikazes palestiniens, le Palestinien lors d’une mission de la police israélienne en Cisjordanie. En dépit de ces coups tragiques, les deux pères n’ont pas cédé à la haine et à la vengeance, tous les deux travaillant dans le mouvement de paix israélo-palestinien. Le livre a pour titre «Apeirogon». Le mot grec désigne, en géométrie, une surface dont les côtés sont presque infinis. Dans sa préface, l’auteur écrit: «Les lecteurs qui connaissent la situation politique en Israël et dans les territoires palestiniens constateront que les deux forces motrices de ce roman, Bassam Aramin et Rami Elhanan, sont des personnes réelles. Par réel, j’entends que leurs histoires – ainsi que celles de leurs filles Abir Aramin et Smadar Elhanan – sont largement documentées dans les films et la presse.»

Le Palestinien Bassam Aramin, comme le lecteur l’apprend très tôt dans le roman, a passé sept ans dans une prison israélienne alors qu’il était adolescent et jeune homme, ayant été étiqueté de «terroriste». A la page 35, on en lit: «Ses codétenus appréciaient son calme. Il y avait quelque chose de mystérieux chez ce jeune homme de dix-sept ans à la mobilité réduite, sa peau sombre, sa force de caractère, son silence. Il était toujours le premier à s’avancer lorsque les gardes entraient dans la cantine. Le fait de boiter lui donnait un avantage. Le premier ou les deux premiers coups de bâton s’effectuaient presqu’avec hésitation. Souvent, il était le seul prisonnier à tenir debout. Bassam passait de nombreuses semaines à l’infirmerie. Les médecins et les infirmières étaient pires que les gardiens, leurs frustration se faisant sentir. Ils le poussaient, ils le battaient, lui rasant la barbe, lui refusant les médicaments, écartant son eau hors de sa portée. Les aides-soignants druzes étaient d’une cruauté particulière, connaissaient l’attitude des musulmans face au corps nu, leur sentiment de honte. Ils lui enlevaient donc ses vêtements et sa literie, lui attachant les mains derrière le dos pour qu’il ne puisse pas se couvrir.» ... et ainsi de suite, et ainsi de suite.

Pourquoi donc pratiquer la politique 
deux poids deux mesures?

La rigueur intrinsèque à tout principe d’impartialité implique qu’il ne saurait y avoir une inégalité de traîtement, dans des situations analogues. En effet ce qui vaut pour le Belarus et le Liban doit également valoir pour l’Inde et Israël. L’auteur de ces lignes ne connaît pas les circonstances et les contextes exacts – d’ailleurs, l’exemple illustrant les tensions entre Israël et la Palestine est «seulement» tiré d’un roman. Mais comme on vient de le constater au début de ces réflexions: où sont les commentaires, dans «nos» médias ou dans «notre» politique, à exiger le changement de gouvernement en Inde ou en Israël ou, au moins, de revendiquer que l’on prenne des «mesures» à l’encontre de ces deux pays? Comment expliquer cette duplicité évidente? 

Ce qui est certain, c’est que l’argumentation politico-morale est pourvue de lacunes apparentes. Ce qui est considéré comme moralement répréhensible, dans un cas, est rapporté et décrit, dans l’autre, avec autant de détails, il est vrai. Mais l’un de ces récits est suivi de l’appel moral d’en passer à des «conséquences», tandis qu’il fait totalement défaut dans l’autre. On est donc contraint de parler de «deux poids deux mesures» et de nourrir le doute si l’on a affaire, en réalité, de «valeurs» et de morale ou à quelque chose de complètement différent. 

La perte de crédibilité

Tout aussi important est la question des conséquences de ces «deux poids deux mesures». Il y a des gens – et ce ne sont pas les pires – qui en concluent que «notre» politique aurait perdu toute crédibilité. La conclusion n’est point déraisonnable, aboutissant pourtant à de graves conséquences. La coexistence sociale au-delà d’un Etat de pouvoir totalitaire exige une confiance mutuelle, la «bonne foi» les uns envers les autres. «La confiance est bonne, le contrôle est meilleur», ce dicton n’est certes pas sans justification dans certains domaines, mais pour une bonne coexistence, il est ambivalent. Ce n’est pas ainsi que l’on crée la paix durable, ni à l’intérieur d’un Etat ni dans ses relations internationales.

Des choses étranges 
se passent – non par hasard

Il y en a qui se trouvent surpris par les revendications et les demandes irréalistes, formulées par exemple lors des manifestations (de masse, comme récemment à Berlin) contre les mesures gouvernementales de la lutte contre la pandémie de Covid-19, durant depuis des semaines et sous la devise des participants à la manifestation, complètement déplacée, sollicitant leur «droit de résistance». Il ne faut pourtant pas trop s’en étonner. «Nos» hommes et femmes politiques ainsi que «nos» médias ont eux-mêmes beaucoup contribué au fait qu’ils aient perdu beaucoup de crédibilité. Le dicton: «Les menteurs ne gagnent quune chose. Cest de ne pas être crus, même lorsquils disent la vérité.» Il date de 2000 ans, ayant été attribué à un esclave romain libéré par l’empereur Auguste. Aujourd’hui encore, son message est resté intacte – se trouvant, de nos jours, souvent attribué aux politiciens qui mènent la danse. 

Faut-il en conclure que «nos» politiciens et «nos» médias devraient, à l’avenir, ériger la norme morale? Ce serait une conclusion erronée. Il serait préférable d’aborder la question de la moralité de manière beaucoup plus modeste, plus modérée aussi. En parlant de moralité, il ne serait pas mauvais du tout de commencer, si tant est qu’il faille le faire, par soi-même. Et, conclusion probablement plus utile même: ne plus commettre, à l’avenir, les erreurs qui ont été commises et reconnues comme telles.

La politique doit devenir plus contrôlée …

Pour la politique, un retour aux limites serait souhaitable: contribuer à accroître le bien-être de ses propres citoyens, surtout en offrant de bonnes conditions pour une vie de responsabilité personnelle, de libre développement de la personnalité et de dévouement au bien commun; ne pas causer de tort aux personnes d’autres pays; pouvoir se défendre contre d’éventuelles attaques d’autres personnes si le pire devait arriver; cesser de s’immiscer dans les affaires intérieures d’autres Etats. La politique et l’Etat n’ont pas pour mission d’être le porte-parole de la conscience humaine. Une politique gouvernementale mondiale, unilatérale ou multilatérale, ne serait rien d’autre qu’une dictature mondiale.

L’évolution du monde a en effet atteint davantage déjà dans le passé, par rapport à l’état de notre monde moderne. Mais la quête au pouvoir de quelques-uns a provoqué une régression, même dans la politique mondiale: la Charte de Paris de novembre 1990, par exemple, adoptée par les Etats de l’OSCE, a fourni une bonne base en vue d’une coexistence prospère entre l’Est et l’Ouest après la fin de la Guerre froide. La Russie, également la Chine, par exemple, ont fait de nombreuses tentatives dans les années suivantes pour conclure des accords avec les Etats-Unis et leurs alliés en Europe visant à une coexistence égale dans un monde multipolaire. 

… et s’abstenir de la pure recherche du pouvoir

Les Etats-Unis, en revanche, ont poursuivi la stratégie de la «seule puissance mondiale». On peut encore le lire dans le livre classique de 1999 par l’ancien conseiller américain de sécurité Zbigniew Brzezinski, «Le grand échiquier. La stratégie américaine de domination». Ce livre montre également que, du point de vue des Etats-Unis, l’accès à l’Europe de l’Est et au Proche et Moyen-Orient constitue le principal facteur d’affaiblissement de la Russie et de la Chine à long terme. Les paroles ont été suivies d’actes: l’expansion de l’OTAN vers l’Est, les cinq milliards de dollars américains pour la «démocratisation» de l’Ukraine, les nombreuses guerres au Moyen-Orient, le soutien des Etats-Unis aux Ouïghours radicaux, l’argent et les conseils pour le mouvement d’opposition à Hong Kong, tous ces incendies provoqués le long de la «nouvelle route de la soie» … et ainsi de suite.

La question de savoir si les réactions de la Russie et de la Chine ont toujours été appropriées se discute. Mais ce qui est certain c’est que les deux pays préféreraient toujours accepter les offres de paix honnêtes des Etats-Unis et des Etats européens plutôt que de mener une nouvelle guerre froide. Depuis un certain temps, les deux pays s’intéressent avant tout à la reconstruction intérieure, et non pas à des aventures agressives. 

Le fait que les Etats-Unis et l’Europe sont actuellement endéclin ne peut être imputé à d’autres Etats. La misère européenne ne consiste pas dans un manque d’armes, comme on le prétend sans cesse. Les Etats européens de l’OTAN dépensent à eux seuls beaucoup plus de fonds destinés à l’armement que la Russie, par exemple. Les dépenses de l’armement russes ont atteint, l’année passée, les 65 milliards de dollars tandis que pour la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne, elles se sont élevées ensemble à 150 milliards de dollars. La misère européenne est son manque de politique réellement autonome. Une politique européenne autonome s’éprouvera par le fait que les Etats européens empruntent une voie plus propice, en maintenant de bonnes relations avec la totalité des Etats du monde, plus propice que celle, traditionnelle, d’accomplir, de manière directe ou indirecte, les impératifs dictés par les plans américains de confrontation.

Il appartiendrait à cette réorientation de se rendre compte de ce que les «deux poids deux mesures», caractérisant nos politiques et nos médias, composaient (et composent encore) une grande partie de la politique traditionnelle. Cette politique nous a conduits dans une voie sans issue. Recourir aux anciennes recettes n’y remédiera guère. 

1Ed. française:«Apeirogon», de Colum McCann, traduit de l’anglais par Clément Baude, Paris (Belfond) 2020, 512 p.

 

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