Les tensions américano-russes sont à leur paroxisme sur plusieurs fronts

par M. K. Bhadrakumar*

En pleine escalade des tensions avec la Chine, les Etats-Unis auraient dû contenir leurs relations perturbées avec la Russie. Toutefois, c’est le contraire qui se produit. Pour la première fois depuis les élections présidentielles du 9 août en Biélorussie, Washington s’est ouvertement rangé du côté des protestations de Minsk et a mis la Russie au défi d’intervenir. 

Au même moment, Berlin a annoncé que le leader de l’opposition russe Alexeï Navalny avait été empoisonné par du gaz neurotoxique Novitchok.Il n’est pas anodin de souligner que les Allemands ont rendu publiques ces informations sensibles sans même en informer Moscou au préalable. Compte tenu de l’importance de M. Alexeï Navalny pour la politique russe, les Etats-Unis étaient probablement au courant.

Tout porte à croire qu’au sujet de la Biélorussie et de M. Navalny, Washington et Berlin ont agi en commun. Une sérieuse confrontation se prépare. L’avertissement concernant la Biélorussie est venu par le biais du secrétaire d’Etat adjoint américain Stephen Biegun, qui a envoyé un message fort au Kremlin via Radio Liberty, le canal utilisé jadis, à l’époque de la guerre froide: 

«Les quatre dernières années ont été un sérieux défi pour les relations américano-russes, mais il est possible que les choses empirent encore. Et l’un des éléments qui limiterait la capacité de tout président [quelle que soit l’issue de l’élection présidentielle américaine de novembre] à développer une relation plus coopérative avec la Russie, tous domaines confondus, serait l’intervention directe de la Russie en Biélorussie.»2

En quelques heures, le ministre des affaires étrangères Mike Pompeo, d’un commun accord avec les partenaires transatlantiques de Washington, a appelé à un «arrêt immédiat» des mesures prises par le gouvernement biélorusse pour freiner les protestations et a mis en garde contre d’«importantes sanctions ciblées».3

Le président Vladimir Poutine se voit ainsi directement mis au défi, lui qui avait déclaré la semaine dernière qu’en vertu de l’Accord de 1998 entre la Russie et la Biélorussie et du Traité de sécurité collective, la Russie serait obligée d’intervenir chez son voisin (voir mon article de blogue du 30 août 2020 sur l’anatomie de la tentative de coup d’Etat en Biélorussie).4

Les Etats-Unis ont l’intention de mettre la Russie au banc des accusés en lançant simultanément des offensives diplomatiques sur deux fronts. L’ambassadeur de Russie en Allemagne a été convoqué au ministère des affaires étrangères à Berlin il y a quelques heures [le 2 septembre],5  et les manifestations de Minsk reprennent de plus belle.

Le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a condamné aujourd’hui les «tentatives de plusieurs Etats étrangers» d’alimenter les protestations à Minsk, notant «une augmentation des activités de l’OTAN à proximité des frontières biélorusses».Les services secrets russes et biélorusses sont en contact. 

Le ministre biélorusse des affaires étrangères, Vladimir Makei, s’est aujourd’hui rendu à Moscou pour s’entretenir avec son homologue Lavrov. Les chefs d’état-major général de Russie et de Biélorussie ont discuté aujourd’hui au téléphone «de l’état et des perspectives de la coopération militaire bilatérale ainsi que de l’état d’avancement des préparatifs des manoeuvres communs de la Fraternité slave».7 La visite du président biélorusse Alexandre Loukachenko à Moscou devrait avoir lieu prochainement. 

Alors que l’affaire Navalny sert à alimenter une propagandevisant à salir la réputation de la Russie dans l’opinion publique occidentale, Moscou va se concentrer sur la situation en Biélorussie. Poutine a souligné la semaine dernière que parmi les anciennes républiques soviétiques, la Biélorussie «est peut-être la plus proche, tant d’un point de vue ethnique que de la langue, de la culture, pour des aspects spirituels et d’autres aspects encore. Nous avons des dizaines ou probablement des centaines de milliers, voire des millions de liens familiaux directs avec la Biélorussie et collaborons étroitement sur le plan économique».9

Lavrov n’a pas mâché ses mots lorsqu’il a riposté aujourd’hui: «Moscou donnera une réponse appropriée et déterminée, fondée sur des faits, à ceux qui tentent de faire dérailler la situation en Biélorussie, d’écarter la République de la Russie et de saper les fondements de l’Etat de l’Union».10

Quel est le plan de bataille de Washington? Un gouvernement américain perçu comme intransigeant envers la Russie est un élément porteur dans la campagne électorale du président Donald Trump.En termes de contenu, si l’on considère que les services secrets russes se sont concentrés sur le plan de la CIA de mener une révolution de couleur en Biélorussie, tout porte à penser que Washington a décidé de passer à l’offensive.

Car ces derniers jours, la Russie a été impliquée dans un nombre étourdissant de blocages, tel qu’il y a six jours, lors d’un accrochage entre militaires américains et russes, lorsqu’un véhicule faisant partie d’un convoi russe dans le nord-est de la Syrie a percuté un véhicule blindé américain, blessant quatre soldats américains.11 Cet épisode incita Joe Biden à se moquer de M. Trump: «Avez-vous entendu le président dire un seul mot? A-t-il levé le petit doigt? Jamais auparavant un président américain ne s’est montré aussi soumis face à un chef d’Etat russe.»

Le 31 août, l’armée américaine a annoncé qu’elle effectuerait au cours des 10 jours suivants des exercices de tir de précision à seulement 70 miles [113 km] de la frontière russe. Le 28 août, lors d’une énorme démonstration de force, les Etats-Unis ont survolé 30 Etats de l’OTAN avec six bombardiers nucléaires B-52. Deux d’entre eux ont survolé la mer Noire et ont été interceptés par deux avions de chasse russes qui se sont croisés à moins de 30,5 mètres du nez de l’un des bombardiers, ce qui aurait affecté sa capacité à maintenir sa trajectoire de vol.

Le 27 août, le sous-marin russe lance-missiles Omsk est apparu au large des côtes de l’Alaska et a participé à des exercices à munitions réelles dans la mer de Béring. Le même jour, NORAD, le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord, a envoyé deux F-22 pour intercepter trois groupes d’avions militaires russes de patrouille maritime au large des côtes de l’Alaska.

Face aux signes croissants d’ingérence russe, le plan B pour la Biélorussie prend forme. Autant la Biélorussie que l’infanterie de marine sont des motifs rêvés qui viennent à point nommé pour que Washington mobilise l’Europe et rétablisse son leadership transatlantique, qui avait été rompu récemment lorsque l’UE, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne se sont jointes à la Russie et à la Chine pour bloquer la tentative de l’administration Trump d’imposer des «sanctions rapides» à l’Iran.12

Mais Washington est avant tout frustrée que ses tentatives maladroites de semer la zizanie entre la Russie et la Chine se soient enlisées. La Chine a exprimé son soutien à Loukachenko; le géant sino-russe est donc en train de percer de toutes parts la stratégie de M. Trump consistant à exercer une pression maximale sur l’Iran.

Dans un article intitulé «La Chine et la Russie approfondissent leurs relations en pleine pandémie et conflit avec l’Occident»,13 Radio Libertya récemment énuméré plusieurs nouveaux projets économiques russo-chinois destinés à renforcer les relations entre les deux pays:

–Construction de l’une des plus grandes usines de polymères au monde par la Russie pour 11 milliards de dollars dans la région Amour, près de la frontière chinoise, en collaboration avec le géant chinois Sinopec.

– Lancemement de l’approvisionnement de la Chine en gaz naturel par le gazoduc «Power of Siberia», long de 2900 kilomètres.14

– Des plans pour un second gazoduc, «Power of Siberia2»,15en vue de tripler les fournitures de gaz russe à la Chine.

– D’une nouvelle collaboration scientifique pour tester des vaccins contre le Covid-19.

D’un plan concerté d’«affranchissement du dollar» visant à restreindre son utilisation dans les transactions bilatérales, etc.

1 https://www.rt.com/russia/499702-Nowichok-nerve-agent-used-to/

2 https://www.rferl.org/a/deputy-state-secretary-vows-continued-u-s-support-for-freedom-in-belarus/30816585.html

 https://www.rferl.org/a/30817270.html

4 https://indianpunchline.com/anatomy-of-coup-attempt-in-belarus/

5 https://tass.com/world/1196619

6 https://tass.com/politics/1196463

7 https://tass.com/defense/1196551

8  https://uk.reuters.com/article/uk-russia-politics-navalny-statements/russia-says-germanys-statements-about-navalny-are-unsubstantiated-ria-idUKKBN25T2ML

9 http://en.kremlin.ru/events/president/news/63966

10 https://tass.com/politics/1196451

11 https://www.voanews.com/archive/russia-blames-us-military-vehicles-collision-syria

12 https://en.isna.ir/news/99061208968/Joint-statement-of-Joint-Commission-of-JCPOA

13 https://www.rferl.org/a/china-russia-deepen-their-ties-amid-pandemic-conflicts-with-west/30814684.html

14«Power of Siberia» est un gazoduc en construction depuis 2014 entre la République russe de Iakoutie/oblast d’Irkoutsk et la côte pacifique. Le 2 décembre 2019, la première section de 2157 km de long, du gisement de Chayandinskoye (Iakoutie) à Blagoveshchensk, est entrée en service, permettant les premiers acheminements de gaz vers la Chine. (Wikipédia) [Note du traducteur]

15En mai de cette année, le géant gazier russe Gazprom a annoncé qu’il débutait une étude de faisabilité pour son projet de gazoduc «Power of Siberia 2», qui doit acheminer jusqu’à 50 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an à travers la Mongolie vers la Chine. (https://pgjonline.com/news/2020/05-may/gazprom-begins-preparation-for-power-of-siberia-2) [Note du traducteur]

Source: https://indianpunchline.com/us-russia-tensions-flare-up-on-multiple-fronts/ du 2.9.2020

(Traduction Horizons et débats)


* M. K. Bhadrakumara servi pendant environ trois décennies comme diplomate de carrière au ministère indien des affaires étrangères. Il a été ambassadeur dans l’ancienne Union soviétique, au Pakistan, en Iran et en Afghanistan, ainsi qu’en Corée du Sud, au Sri Lanka, en Allemagne et en Turquie. Ses textes traitent principalement de la politique étrangère indienne et des événements au Moyen-Orient, en Eurasie, en Asie centrale, en Asie du Sud et en Asie du Pacifique. Son blog s’appelle «Indian Punchline».

 

 

 

La Biélorussie est un cas particulier

«L’essentiel réside dans le fait que Moscou ne va rien dicter. Vladimir Poutine a soutenu la proposition d’Alexandre Loukachenkode rédiger une nouvelle constitution et d’organiser de nouvelles élections présidentielles et parlementaires, mais la transition devrait se dérouler dans le respect des lois et de manière ordonnée. Cette approche russe a déjà fait ses preuves au Kirghizstan (2005), au Turkménistan (2006) et en Ouzbékistan (2016). Même dans le cas de la Géorgie (2003) et de l’Ukraine (2004 et 2014), la Russie ne s’est pas opposée aux transitions, mais l’Occident les a transformées en luttes géopolitiques pour installer des régimes anti-russes.

Il convient toutefois d’ajouter une réserve. M. Poutine a également souligné que la Biélorussie est un cas très particulier. Dans une référence claire aux Etats-Unis, il a déclaré: ‹Certains pouvoirs aimeraient bien voir autre chose se produire là-bas [en Biélorussie]. Ils veulent influencer ces processus et apporter les solutions qui conviennent à leurs intérêts politiques.› La Russie ne peut pas se permettre de laisser aboutir de tels plans sournois en Biélorussie». 

M.K. Bhadrakumar, 
«Anatomy of coup attempt in Belarus», 
indianpunchline.com du 30 août 2020

«Le Kremlin considère que les accusations portées contre Moscou sont hâtives et infondées»

«Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a commenté l’empoisonnement présumé du critique du gouvernement russe Alexeï Navalny, dans lequel Moscou serait impliquée, et a souligné l’intérêt de la Russie à résoudre l’affaire. Interrogé par les journalistes pour savoir s’il y a des personnes et des forces en Russie qui pourraient bénéficier de l’‹empoisonnement› de Navalny, M. Peskov a déclaré: ‹Je ne peux pas répondre à la question de savoir qui pourrait bénéficier de l’empoisonnement de cette personne. Je ne pense pas que quiconque puisse en bénéficier, si l’on considère la situation de manière simplement objective. Et cela devrait probablement être le point de départ›, a déclaré le porte-parole du Kremlin. 

Concernant la déclaration de la chancelière Angela Merkel, affirmant mercredi que M. Navalny avait été victime d’un crime visant à le réduire au silence, M. Peskov a indiqué qu’aucune conversation entre Mme Merkel et le président russe Vladimir Poutine n’avait encore eu lieu à ce sujet. Il a également précisé qu’il y a actuellement un manque d’informations concernant la cause de l’affirmation de Mme Merkel selon laquelle Navalny aurait été empoisonné. Selon le porte-parole du Kremlin, la Russie souhaite clarifier l’affaire. ‹Nous le voulons, et pour cela nous avons besoin d’informations en provenance d’Allemagne. Actuellement, nous ne disposons pas de ces informations›. ‹Autant le Kremlin que nos médecins et spécialistes essaient de clarifier la situation depuis le premier jour. Et il faudrait être sourd pour ne pas le remarquer›, a ajouté M. Peskov. 

Auparavant, M. Peskov avait déjà appelé à une très large collaboration avec l’Allemagne dans l’affaire Navalny. Le 27 août, le bureau du procureur général russe s’était adressé aux autorités judiciaires allemandes et avait demandé aux médecins allemands responsables des informations sur le traitement et les résultats des examens du patient Navalny. Le Kremlin considère que les accusations portées contre Moscou sont hâtives et infondées.»

Source: https://de.sputnik.com du 3 septembre 2020

«Le ton devient parfois belliqueux»

La présomption d’innocence, la logique et le bon sens semblent superflus quand il s’agit de se faire une opinion contre le gouvernement russe. L’affaire Skripalnous l’a rappelé. Et dans le cas d’Alexeï Navalny,tous les doutes ont déjà été dissipés, si l’on en croit les politiciens et les journalistes allemands. Selon les médias, le gouvernement allemand considère qu’il n’y a «aucun doute» que M. Navalny a été empoisonné avec l’agent chimique neurotoxique Novitchok. Un laboratoire spécial de la Bundeswehr l’aurait constaté. Par conséquent, la chancelière Angela Merkela parlé de «tentative d’empoisonnement» de l’un des principaux membres de l’opposition russe: «Il devait être réduit au silence». 

Selon les propos des médias actuels cette tentative d’empoisonnement devrait être suivie d’une «réévaluation de la relation» entre l’Allemagne et la Russie, ou tout au moins d’un arrêt de Nord Stream 2, bel et bien réclamé, ainsi que d’autres sanctions. Le ton devient parfois belliqueux. 

Source: www.nachdenkseiten.de 
du 3 septembre 2020

 

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