Sans la crise du coronavirus et le confinement imposé partout, l’industrie informatique aurait dû inventer quelque chose de similaire pour obtenir une telle poussée pour ses «visions» d’une société numérisée et surtout d’une école «numérisée». L’industrie veut maintenant utiliser cette aubaine pour s’ancrer irrévocablement dans toutes les relations humaines de la vie quotidienne. Cependant, jusqu’à nos jours, il n’y a aucune preuve que l’apprentissage puisse se faire selon le mode numérique. En effet, cette numérisation changera fondamentalement les bases de l’image de l’homme des temps à venir. Or, on assiste actuellement à la transformation de l’individu, conçu comme un être social orienté vers autrui, évoluant dans des organismes sociaux bienveillants comme la famille, l’école, la commune et l’état (au moins dans une démocratie évoluée) qui l’encouragent à œuvrer ensemble dans le but commun, prenant sa part de responsabilité – et de satisfaction y liée, en une direction toute autre. En effet, sous la propagation d’une «nouvelle ère», nous sommes constamment transformés en des simples «utilisateurs, principalement des nouveaux médias, devenant de plus en plus de pures consommateurs de données dont nous ne connaissons plus ni les auteurs, ni leurs buts ni ceux qui les contrôlent. De plus, tout cela nous isole de plus en plus les uns des autres, nous trouvant souvent seuls dans l’univers hétéroclite des «informations».
Digne de notre plus grande attention, la question qui se pose principalement aux parents et aux pédagogues est donc de savoir si le processus d’éducation et de formation, jadis présent en filigrane dans nos institutions éducatives et représentée par l’école (caractérisée par un haut niveau de connaissances et de savoir-faire) peut être remplacé par les outils numériques. Cependant, cela ne sera pas l’objet de nos réflexions actuelles. Nous souhaitons plutôt présenter et analyser ce qui a été introduit dans nos salles de classe depuis des années pour l’évaluer à partir perception pédagogique.
L’intégrité du corps, dérivé du droit à la vie, est un droit fondamental indispensable. Nier ce droit provoquerait l’indignation et une vive résistance. Car chacun sait que si un tel droit fondamental n’est plus garanti, la vie et le corps de tous sont très gravement atteints.
Une grave erreur de jugement
aux conséquences imprévisibles
L’intégrité de la vie privée de la personne1 est un autre droit fondamental, en rien inférieure à ceux mentionnés ci-dessus. Cependant, si ce droit est bafoué, la résistance et l’indignation ne sont souvent pas autant violentes que face aux enfreintes du corps et de la vie. Pourquoi donc? Or, la blessure du corps et ses conséquences sont directement visibles et ainsi difficilement négligeables dans la plupart des cas. La violation de la vie privée, par contre, est un processus lent, souvent facilité par le fait qu’un nombre considérable de personnes pensent n’avoir rien à cacher, la violation de leur vie privée ou, en d’autres termes, de leur sphère intime ne constituant pas une intrusion majeure.
Il s’agit là pourtant d’une grave erreur de jugement, aux conséquences imprévisibles.
L’utilisation de terminaux numériques est-elle vraiment sans danger?
La violation de la vie privée se passe de manière assez intelligente. Nous les connaissons tous, ces petites «aides» que nous aimons tant dans la vie quotidienne et que nous jugeons indispensables, tout au long de la journée, sous la forme de portables «smartphones», ayant réussi en un peu plus d’une décennie un triomphe mondial.2 Ils représentent entre-temps une partie principale de l’équipement de base de la jeune génération qui, souvent, ne veut même plus s’en passer la nuit, peu importe la raison.3
Le fait qu’on laisse ainsi sans résistance les données les plus personnelles à «l’aspirateur de données», représenté par le phénomène Big data4, ne soulève plus la moindre inquiétude: les profils de mouvements, les contacts sociaux, les réseaux de pairs, les visites de sites Internet, les préférences de toutes sortes, qu’il s’agisse de loisirs, de musique, de films ou même d’opinions politiques, les conseils de santé mesurant le rythme cardiaque, la tension artérielle et les activités sportives (dont l’évaluation peut ensuite servir de paramètres pour déterminer le taux de cotisation à l’assurance maladie), sont enregistrés, principalement en faveur des «intéressés», laissés de manière indélébile dans le nuage de données d’une entité apparemment anonyme.
Les conditions d’une utilisation
sans réserves ne sont pas assurées
Tant que les outils numériques restent des outils, maîtrisés par la personne les utilisant correctement et professionnellement, il n’y en a peu à reprocher. Tant que l’outil numérique ne mène pas une vie de plus en plus autonome, en partie déterminée par d’autres, tant que l’utilisation de cet outil numérique sert l’intérêt de l’utilisateur laissant intact son espace de travail et sa vie privée, tout ira bien. A l’exception près que l’utilisation déchainée du numérique met en danger la santé. Là aussi, une réflexion approfondie s’imposerait.
Face à la crise, l’appel à la numérisation devient une question de principe s’intensifiant de plus en plus
On ne peut pas ignorer le fait que la numérisation, avec tous ses effets secondaires plus ou moins dissimulés, a entamé une marche triomphale dans les secteurs industriel, économique et autres. Cela ne se passe pas toujours en notre faveur. On ne peut pas ignorer le fait qu’avec la crise du Corona, l’appel à l’enseignement numérisé a trouvé un amplificateur viral.5 Toutefois, ce processus était déjà en cours depuis un certain temps. En même temps, quant aux transformations dans l’enseignement, il importe dorénavant que la personnalité de l’étudiant puisse rester intacte dans un espace protégé bien réfléchi, notamment dans le domaine sa vie privée. Chaque Land allemand s’en porte garant avec sa constitution et son mandat éducatif respectif. Les gens ont raison d’y avoir confiance, confiance qui ne doit pas être déjouée.
Mais que faire si les outils numériques, sans aucun doute utiles, ne sont pas à la hauteur de cette confiance? Que faire si même le meilleur administrateur ne peut empêcher la moindre fuite de données personnelles sensibles? Et si la numérisation des écoles et de l’enseignement était en fait une atteinte à l’intégrité des élèves et cela au-delà, de leurs familles?
En quoi consistent réellement
les capacités des dispositifs terminaux?
Il suffit de regarder de quels terminaux numériques l’école est généralement équipée et à quels serveurs et réseaux ces appareils sont connectés. Les ordinateurs et l’internet sont utilisés depuis longtemps. Ensuite, il y a les salles de classe numériques, les tableaux et tablettes intelligents, et les smartphones connectés au réseau. Il ne faut pas oublier la quantité de logiciels éducatifs développés par les entreprises informatiques intéressées, qui sont souvent présentés lors de conférences des associations d’enseignants dans le cadre d’ateliers de formation.
Le journal de classe numérique
Prenons par exemple le journal de classe numérique qui a radicalement remplacé le journal de classe traditionnel, sous forme de carnet. On y trouvera la totalité des élèves, avec leurs noms, adresses et photos. Afin que les professeurs d’une classe puissent s’informer plus rapidement, toutes les informations «nécessaires» concernant les élèves et la classe sont stockées sous forme numérique. Ainsi, les enseignants peuvent savoir par un clic quel élève est absent, quand il aura quel test à passer, quel élève a eu du retard, n’a pas apporté son matériel ou ses devoirs, quels rappels ou réprimandes lui ont été adressés, quelles note lui a été attribué dans telle matière ou telle autre et pour quelle raison les diverse conférences de l’établissement auront pris certaines mesures. Dans un intranet interne, tout cela n’est pas sécurisé. Selon les divers fournisseurs, l’ordinateur gérant ces données se situe, par exemple, à Vienne. Pourquoi cela? Sur quelle base réelle les parents, les élèves et les enseignants pourront-ils faire confiance au fournisseur? La référence à la sécurité des données du système n’inspire souvent pas de la confiance.
Les élèves et les parents disposent d’un mot de passe leur permettant l’accès à la zone personnalisée du journal de classe numérique, défini depuis leur domicile, circonstance permettant également le contrôle numérique de l’exercice de la responsabilité éducative des parents ainsi que des tuteurs.
Le logiciel d’apprentissage
Regardons le logiciel éducatif. L’association des enseignants VBE organise chaque année, à Leipzig, la «Journée des enseignants allemands». Cette manifestation a lieu en même temps que le salon du livre «Leipzig liest» sur le terrain de la foire. Il est habituellement fréquenté par environ 500 à 700 enseignants en moyenne. En plus de la présentation de l’intervenant principal, un grand nombre d’ateliers est organisé l’après-midi. Il y a quelques années, le professeur Manfred Spitzer assura la conférence principale. Il aborda le sujet du sens et du non-sens de l’utilisation des outils numériques en classe en soulevant la question comment l’utilisation fréquente de ces outils numériques affectait la psyché et l’esprit. Sa conclusion fut pertinente: lui-même n’autoriserait pas ses enfants à utiliser ces terminaux numériques avant l’âge de 16 ans. Sur ce point, le psychologue renommé se trouvait d’ailleurs en complet accord avec les développeurs du numérique situés au Silicon Valley qui tiennent leurs enfants à distance de ces appareils, leurs enfants fréquentant des écoles qui s’en abstiennent. Ils sont donc professionnellement au courant que ces dispositifs sont munis d’un considérable potentiel à l’addiction et que l’éducation, au sens profond du terme, est avant tout un processus relationnel qui sollicite d’être guidé d’un éducateur expérimenté et fiable. Le professeur Spitzera été applaudi à maintes reprises de ses prises de position pertinentes, apparemment en toute conformité avec les convictions des pédagogues présents.
Le programme de l’après-midi de la Journée des enseignants contrasta donc totalement avec les explications scientifiques du matin. Il s’agissait presque exclusivement d’offres portant sur la numérisation de la classe et des cours. L’une de ces offres a démontré aux enseignants présents l’utilisation de feuilles de travail spécialisées que chaque enseignant pouvait concevoir pour sa matière. Envoyées à leurs élèves via les ordinateurs des enseignants, ils travaillent sur ces feuilles à la maison les renvoyant à l’enseignant. L’enseignant a donc la totalité des travaux de ses élèves sur son ordinateur, prêts à l’évaluation. A la stupéfaction de beaucoup de participants de l’atelier, non seulement les résultats se prêtent ainsi à être vérifiés, mais le logiciel6 est en plus capable d’enregistrer également le temps passé par l’étudiant penché sur son travail, la vitesse avec laquelle il avait travaillé ainsi que la fréquence des pauses et la quantité des corrigés. Imaginez que toutes ces données s’emploient pour évaluer la qualité des travaux, puis imaginez également que toutes ces données, ensemble avec toutes les autres collectées au cours d’une seule journée scolaire soient déplacées vers un nuage numérique fourni par des entreprises extérieures disposant alors de toutes ces données sur les élèves et pouvant en tirer profit dans leur propre intérêt. L’expert en informatique de cet atelier expliqua aux enseignants, pour la plupart étonnés, que ce logiciel, utilisé en classe et évalué par des programmes, était capable d’évaluer très précisément les performances des élèves, de sorte que les tests en classe sont remis au deuxième rang. Les experts de l’industrie IT font état d’expériences similaires en matière d’évaluation des données dont disposent les entreprises du type Big data. Leurs évaluations servent, entre autres, à faire des prévisions assez précises sur les décisions et les actions individuelles à venir, dans les domaines économique, culturel et politique. Selon les experts, cela pourrait rendre inutiles les élections, puisque les algorithmes savent depuis longtemps comment les élections vont se dérouler.
A quoi bon une évaluation au cours
d’une préparation professionnelle?
Dans tous les types d’écoles, il est courant de préparer les élèves de 3e à choisir une future profession. A cette fin, des évaluations sont effectuées pour lesquelles des enseignants de différentes écoles doivent être formés. Cela engendre une énorme dépense de temps et d’argent. Ces formations sont financées par l’Agence fédérale pour l’emploi, de nombreuses institutions indépendantes et certaines entreprises. La manière d’obtenir des résultats est un sujet distinct (abstinence d’empathie). Dans ce domaine, des rapports détaillés sont préparés sur la capacité des individus quant à la coopération, la créativité, l’endurance et la persévérance, la culture générale, les capacités mathématiques, la capacité de concentration, la capacité à combiner, la perception de soi et celle des autres et bien plus encore. Tout cela peut également être effectué par des personnes étrangères à l’école, car il s’agit seulement d’observer, de compter et de collecter sans empathie. Toutes ces enquêtes sont réalisées soit par les étudiants eux-mêmes sur l’ordinateur à l’aide de programmes appropriés, soit par les observateurs saisissant les données dans l’ordinateur et les envoyant à un ordinateur central qui les évalue. Cette évaluation dure une semaine. Pendant ce temps, les cours sont annulés ou doivent être rattrapés. L’effort en est donc énorme. La question du bénéfice pour l’école et les étudiants est controversée. A quoi bon un tel effort? Qui s’intéresse donc à ces données, pourquoi et à quelles fins?
Ce qu’il faut savoir
La collecte numérique de données personnelles pour créer un profil de personnalité individuelle, que ni les parents, ni les élèves, ni les enseignants n’ont commandée, est une attaque cachée et systématique contre l’intégrité de la personne, une attaque contre un droit fondamental et donc, puisque notre école est une école en démocratie, une attaque contre la constitution démocratique de notre école. Mais ce ne sont pas seulement les écoles qui doivent être transformées numériquement, mais l’ensemble de la société, voire la démocratie en tant que telle. Yvonne Hofstetter,7 juriste, connaissant ces pieuvres des données de par l’intérieur, a consacré un de ses livres à leur sujet. Il est intitulé «Das Ende der Demokratie. Wie die künstliche Intelligenz die Politik übernimmt und uns entmündigt» (La fin de la démocratie.Comment l’intelligence artificielle prend le dessus de la politique et nous prive de notre responsabilité). La connaissance de l’approche stratégique des entreprises spécialisées dans les grandes données s’impose à nous tous. Cependant, il est autant nécessaire que nous nous souvenions des fondements de notre vie commune. C’est la tâche de chacun de nous et celle-ci peut se pratiquer dans la famille, sur le lieu de travail, dans la société, selon notre responsabilité individuelle et collective de citoyens, Une telle réflexion s’impose.•
1Le degré d’intimité individuelle et familiale garantit, entre autres, le développement de la personnalité vers un projet de vie réussi en qualité de membre actif de la famille humaine. Dans un certain sens, cette vie privée doit également être garantie dans les établissements publics d’enseignement et de formation. Sinon, il est impossible d’établir des relations durables et porteuses de sens. Les médias du dévoilement total empêchent cela et poussent beaucoup de gens à l’isolement social.
2La JIM, l’étude des jeunes sur l’utilisation des médias révélait la l’absence d’enquête sur les smartphones régnant encore en 1998. Avec l’introduction de l’iPhone en 2007, la marche triomphale des appareils numérisés a commencé. En 2011, 26 % des jeunes avaient déjà un smartphone, en 2016 ce seront 92 %.
3Il faut noter ici que les médias sociaux sont conçus pour rendre l’utilisateur dépendant. Peter Hensinger souligne que «[...] les smartphones sont délibérément programmés pour la dépendance. Les fabricants de médias sociaux et d’Internet l’ont annoncé l’année dernière dans un supplément spécial du ‹New York Times› et se sont excusés». Dans Hensinger, Peter. «Was macht die geplante Schulreform mit unseren Kindern», donna une conférence lors d’une manifestation des parents Schule-Bildung-Zukunft, Stuttgart, 09/02/19, p. 4
4«Par Big Data», on entend: tout ce que l’utilisateur individuel communique sur le net, chaque clic sur Google, chaque entrée sur, est stocké pour créer des profils personnels – des jumeaux numériques et le commerce avec eux à des fins publicitaires, pour manipuler et contrôler l’opinion, […] le commerce avec les jumeaux numériques [est] un commerce d’un milliard de dollars», ibid. p. 2
5https://www1.wdr.de/daserste/hartaberfair/videos/video-kinder-und-eltern-zuletzt-scheitern-schulen-an-corona-102.html. Le programme «Hart aber fair» avec le présentateur Plasberg était une pure campagne de propagande pour la numérisation dans les écoles – avec Covid-19 comme une sorte de 11 septembre pour ainsi dire, couplé avec des accusations contre les enseignants. Il n’y a aucune nuance critique sur la numérisation. Une femme relativement jeune et dynamique, membre d’une association appelée «Numérisation pour tous», qui a pu commenter en détail la deuxième partie du programme, a été poussée par le présentateur, et tous les participants au programme à se joindre à elle, y compris Mme Eisenmann, ministre de l’éducation du Bade-Wurtemberg.
6«Les patrons de Bertelsmann, Jörg Dräger et Ralph Müller-Eiselt, écrivent que le logiciel ‹Knewton passe au crible tous ceux qui utilisent le programme d’apprentissage. Le logiciel observe méticuleusement et stocke ce qu’un élève apprend, comment et à quel rythme. Chaque réaction de l’utilisateur, chaque clic de souris et chaque frappe, chaque réponse correcte et incorrecte, chaque page consultée et chaque interruption est enregistrée›», in: Hensinger, op. cit.
7Yvonne Hofstetter, née en 1966, avocate, a commencé sa carrière en 1999 dans des entreprises internationales de premier plan du secteur des technologies de l’information et de la défense. De 2009 à 2019, elle a été directrice générale de Teramark Technologies GmbH, une entreprise spécialisée dans l’évaluation intelligente des données de grande taille. Aujourd’hui, elle est principalement active en qualité de publiciste et conférencière sur le thème de la numérisation. En 2014, elle a publié «Ils savent tout», suivi de «La fin de la démocratie» en 2016 – ces deux livres sont devenus des best-sellers. En 2018, elle a reçu le 53e prix Theodor Heuss et en 2019, elle a été nommée membre de la Commission de Chatham House sur la démocratie et la technologie en Europe.
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