La Syrie, parfait exemple de la volonté allemande d’accéder au statut de grande puissance

Les interventions de l’ambassadeur allemand auprès des Nations unies à l’encontre de la Russie et de la Chine

par Karin Leukefeld

Pour savoir ce qu’il en est de la politique étrangère allemande et européenne concernant la Syrie, il faut suivre les débats au Conseil de sécurité des Nations unies. Le Conseil de sécurité est la plus haute instance de décision politique des Nations unies, au sein de laquelle cinq Etats – la Russie, la Chine, la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis – disposent d’une représentation permanente et d’un droit de veto. Par ailleurs, dix autres pays occupent chacun un siège de membre non permanent pour une durée de deux ans. Depuis 2019, l’Allemagne dispose d’une représentation au Conseil de sécurité en tant que membre non permanent, et ce jusqu’à la fin de l’année 2020.

Compte tenu de l’importance du Conseil de sécurité, la plupart des états membres déploient tous leurs efforts pour assumer leur mission avec sérieux. Ils ont un comportement empreint de respect et font appel à la solidarité et à l’unité du Conseil de sécurité pour que soient trouvées des solutions aux multiples guerres et crises internationales. 

Cependant, les pays dits «P3» («Permanent 3», les trois membres permanents appartenant au monde occidental) – la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis – ne cessent de nous offrir un spectacle de plus en plus indigne. Lorsque le débat ne se déroule pas de la façon dont le souhaitent les capitales occidentales, certains ambassadeurs de l’ONU interviennent en redistribuant les rôles dans le but d’influencer ou d’insulter ouvertement ceux qui défendent des positions divergentes. Il ne s’agit donc pas du contenu mais bien de la manière de rabaisser, de manifester, d’entraver et de faire obstacle aux revendications adverses. Depuis des années, et surtout depuis le début de la guerre en Syrie, la cible favorite des P3 est la Russie.

«Afin d’augmenter la pression sur la Russie si celle-ci n’abondonne pas le régime, comme nous l’attendons, nous devons donc poursuivre les actions déjà engagées», stipule le célèbre protocole du «Groupe restreint sur la Syrie», qui s’est réuni à Washington le 11 septembre 2018 à la demande de David Satterfield, secrétaire d’Etat aux affaires du Moyen-Orient du département d’Etat américain. «Pour dénoncer l’effroyable situation humanitaire ainsi que la participation de la Russie dans la campagne de bombardement de populations civiles», a indiqué le chef du protocole britannique. 

A l’époque, le Groupe restreint sur la Syrie comprenait donc les P3: Etats-Unis, Grande-Bretagne et France, ainsi que l’Arabie Saoudite et la Jordanie. Peu après, le groupe s’est élargi à l’Allemagne et à l’Egypte. Cet «adoubement» peut expliquer l’attitude de l’ambassadeur allemand auprès des Nations unies et de ses représentants sur la question de la Syrie au sein du Conseil de sécurité de l’ONU.

L’«homme de l’Allemagne» à l’ONU, c’est Christoph Heusgen; il a été pendant douze ans Conseiller d’Angela Merkel pour les questions de politique étrangère et chargé de la gestion des crises internationales au sein du bureau de la Chancelière. En 2017, il a été nommé ambassadeur aux Nations unies à New York. M. Heusgen et ses représentants au Conseil de sécurité de l’ONU ne laissent jamais passer une occasion de dénoncer l’«ingérence de la Russie» en Syrie. 

Le dernier exemple en date en est la 8764èmesession du Conseil de sécurité des Nations unies, qui s’est tenue le 5 octobre 2020 à New York.

Une «leçon de diplomatie»

Conformément à la résolution 2018 du Conseil de sécurité des Nations unies, le sujet suivant figurait à l’ordre du jour: «Progrès accomplis dans la destruction des stocks d’armes chimiques syriens». Le rapporteur, Mme Izumi Nakamitsu,représentante de l’ONU pour les questions de désarmement, a présenté son rapport. La Fédération de Russie, qui préside le Conseil de sécurité des Nations unies en octobre, avait invité en tant que second intervenant M. José Bustani, premier directeur général de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC).

Dans sa réponse, M. Jonathan Allen, ambassadeur britannique auprès des Nations unies, a fait part de sa désapprobation. «En accord avec la Belgique, l’Estonie, l’Allemagne et les Etats-Unis, nous nous opposons à cet orateur», a déclaré M. Allen. Pour pouvoir aborder le sujet de la réunion «les progrès dans la destruction des stocks d’armes chimiques syriens», il était impératif «que les intervenants aient des connaissances en la matière et qu’ils en comprennent le contenu». Ce qui, bien qu’il fût un diplomate hors pair, n’était pas le cas de M. Bustani. En effet, il avait quitté l’OIAC depuis plusieurs années bien avant que la question des armes chimiques syriennes ne soit soumise au Conseil de sécurité et n’était donc pas en mesure d’apporter «des informations significatives et précises» sur le sujet. Par conséquent, cette proposition devait être soumise au vote.

S’ensuivirent alors près de 20 minutes de discussions dans le but de déterminer si José Bustani pouvait ou non parler. La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne rejetèrent alors la position en vertu de laquelle l’ambassadeur russe M.Nebenziaavait sollicité l’invitation. Bustani avait été invité par le président du Conseil de sécurité, ce qui est également son droit en vertu de l’article 39 du règlement intérieur provisoire. Le camp des opposants anglo-franco-allemands, en revanche, s’en est pris au président en sa qualité de représentant de la Fédération de Russie. Ses réponses ont fait passer à plusieurs reprises M. Nebenzia de son rôle de président du Conseil de sécurité des Nations unies à celui d’ambassadeur de Russie auprès de l’ONU, démarche gracieusement encouragée par les ambassadeurs de Grande-Bretagne, de France et d’Allemagne.

M. Geng Shuang, ambassadeur chinois auprès des Nations unies, a soutenu que la décision du président était légitime, affirmant qu’il ne comprenait pas la position britannique. «En tant qu’ancien directeur de l’OIAC, M. Bustani bénéficie d’une vaste expérience, de perspectives uniques et d’une connaissance des rouages et des procédures de l’OIAC». En outre, M. Bustani a des compétences en matière d’armes chimiques et par conséquent, est un intervenant tout à fait compétent sur ce sujet. Le Conseil de sécurité a souvent fait appel à des orateurs, dont certains étaient beaucoup moins professionnels et expérimentés que José Bustani. M. Geng Shuang a qualifié de regrettable le comportement de la Grande-Bretagne. Il a suggéré que la proposition britannique soit soumise à un vote. 

La Grande-Bretagne, en revanche, a souligné que le président ayant invité l’orateur (M. Bustani), il fallait maintenant soumettre ce dernier au vote. Soit il retirait sa proposition, soit il lui fallait obtenir neuf votes en faveur de l’orateur. 

M. Vassili Nebenzia, président russe de la séance et ambassadeur des Nations unies, a donc proposé de mettre aux voix la phrase suivante: «Qui est contre le fait de laisser José Bustani s’exprimer aujourd’hui? M. Allen, l’ambassadeur britannique, s’y est opposé. La Fédération de Russie ayant invité l’orateur, il conviendrait de voter sur la question de savoir qui approuve cette invitation». 

M. Geng Shuang, ambassadeur de Chine, a critiqué la façon dont la Grande-Bretagne et les autres représentants ont contesté le président, M. Nebenzia. En sa qualité de président du Conseil de sécurité, il était habilité à inviter un orateur. Si on devait procéder à un vote, celui-ci devrait alors porter sur la requête britannique.

M. Nicolas De Rivière, diplomate français accrédité auprès des Nations unies, a fait à ce propos référence au «format standard» pour traiter de cette question. Le Conseil de Sécurité se penche chaque mois sur la question des armes chimiques syriennes, à la satisfaction générale. 

La Russie, a-t-il ajouté, organiserait des réunions Arria en dehors du Conseil de sécurité, dans le cadre desquelles elle sélectionnerait ses invités. M. Bustani pourrait donc également y prendre la parole. Au Conseil de sécurité par contre, la Russie devrait soumettre au vote la possibilité d’entendre M. Bustani. 

M. Heusgen, l’ambassadeur allemand auprès des Nations unies, a rappelé au président russe un événement survenu en 2018, alors que la Russie avait empêché une réunion du Conseil de sécurité portant sur «les droits de l’homme en Syrie», au cours de laquelle le Haut Commissaire aux droits de l’homme aurait dû prendre la parole. Cette affaire avait, selon M. Heusgen, été «un scandale». A présent, les rôles étaient inversés.

Finalement, l’ambassadeur chinois auprès des Nations unies a accusé la Grande-Bretagne et les autres pays d’appliquer la politique du «deux poids, deux mesures». «Pourquoi peut-on inviter d’autres orateurs, mais pas M. Bustani?» La Grande-Bretagne et «les autres collègues» ne souhaitaient apparemment «pas entendre d’autres points de vue». «Ils disent qu’ils sont objectifs, mais ce n’est pas le cas.»

Le président, l’ambassadeur Nebenzia, a fait procéder au vote: qui est pour l’invitation de M. Bustani, qui est contre et qui fait abstention? Trois des représentants ont voté en faveur de M. Bustani (Russie, Chine, Afrique du Sud), six contre (Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, Belgique, Estonie) et six se sont abstenus (République dominicaine, Vietnam, Indonésie, Niger, Tunisie, Saint-Vincent et les Grenadines). L’invitation de José Bustania été annulée, c’est un scandale!

Où est la contrainte excluant l’intervention de José Bustani?

En mettant son veto à la proposition du président, l’ambassadeur allemand auprès des Nations Unies a fourni, probablement sans le vouloir, de sérieux indices sur les motifs de rejet de la part des pays du P3, ainsi que de l’Allemagne, de la Belgique et de l’Estonie. 

La conférence de mars 2018, mentionnée par M. Heusgen – vraisemblablement après concertation avec la Grande-Bretagne, la France et les Etats-Unis – avait à l’époque été souhaitée par la France et sept autres pays. La Russie avait réclamé un vote concernant l’ordre du jour et non du Haut-Commissaire aux Droits de l’homme. Lors de ce scrutin, la France ne put réunir les neuf voix nécessaires à l’adoption de sa proposition et n’obtint que huit voix (France, Koweït, Pays-Bas, Pérou, Pologne, Suède, Royaume-Uni, Etats-Unis). Quatre pays s’étaient prononcés contre la tenue de la réunion (Bolivie, Chine, Kazakhstan, Fédération de Russie) et trois pays s’étaient abstenus (Côte d’Ivoire, Guinée équatoriale et Ethiopie). 

Restant alors tout à fait dans le contexte de la récente réunion du «Groupe restreint sur la Syrie», la France a voulu soulever la question des droits de l’homme au Conseil de sécurité des Nations unies afin de «mettre en évidence l’épouvantable situation humanitaire et l’implication de la Russie dans la campagne de bombardement des populations civiles», ainsi que cela avait été rapporté dans le procès-verbal. 

Au mois de mars 2018, les zones en question s’étendaient à l’est de Damas. Dans cette région, les groupes armés (Jaish al Islam, Ahrar al-Sham, Légion Al Rahman, Tahrir al Sham, Armée syrienne libre et Jaish al Umma) de la périphérie orientale de Damas (Ghouta) avaient subi de lourdes pertes et négocié leur retrait. La population civile avait été évacuée de la Douma et des autres faubourgs. Après qu’ils aient accepté de se retirer au nord d’Alep sur la frontière avec la Turquie, vers Idlib, Al Bab et Jarabulus, un conflit aurait éclaté au sein de Jaish al Islam et Damas s’était de nouveau retrouvée sous le feu des belligérants. 

Comme à cette époque l’auteur elle-même se trouvait sur place, elle peut donc s’en souvenir et se rappeler également que l’armée syrienne avait riposté. La reprise des combats ne dura qu’un jour. Le lendemain, 7 avril 2018, l’organisation White-Helms très controversée a déclara qu’à Douma, l’armée syrienne avait utilisé des gaz toxiques.

La Syrie avait rejeté cette accusation et exigé que des inspecteurs de l’OIAC soient envoyés pour enquêter sur ces allégations. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France accusèrent immédiatement l’armée syrienne et bombardèrent la Syrie le 14 avril 2018 «en représailles à l’attaque de Douma au moyen d’armes chimiques». L’Allemagne soutint ces accusations. L’équipe d’inspection de l’OIAC était alors à Beyrouth et se rendait à Damas.

En 2019, les inspecteurs de cette équipe présentèrent un rapport précisant que l’armée syrienne n’avait peut-être pas attaqué Douma avec des armes chimiques. Ainsi, les cylindres  qui auraient été utilisées pour transporter le gaz toxique auraient pu avoir été déposées manuellement sur les lieux où elles avaient été retrouvées.

Ils réclamèrent une audition interne et un débat sur leurs investigations et sur ce qui devait plus tard apparaître dans le rapport final révisé de l’OIAC sur Douma. Ils n’ont pas été entendus, mais plutôt dénoncés. Plutôt que d’être auditionnés ils furent dénoncés. Après la publication de leurs conclusions, ils furent l’objet d’une procédure d’enquête ouverte à leur encontre par l’OIAC.

Bustani: inquiétudes bien 
fondées au sujet de l’OIAC

Or, ce dont José Bustani voulait parler, c’était précisément de l’enquête de l’OIAC concernant la Douma et du rapport officiel de clôture. Celui qui avait été le premier directeur général de l’OIAC et, dans une certaine mesure, son architecte, avait été en fonction de 1997 à 2002. En 2003, peu de temps avant l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis et leurs alliés, M. Bustani fut démis de ses fonctions «suite à une campagne initiée par les Etats-Unis en 2002», explique-t-il dans sa déclaration au Conseil de sécurité de l’ONU: «L’ironie de la chose, c’est que c’était justement parce que j’avais essayé de faire appliquer la Convention sur les armes chimiques en Irak.» M. Bustani a déclaré à propos de l’OIAC qu’il était «très fier de l’indépendance, de l’impartialité et du professionnalisme de ses inspecteurs». «Aucun Etat contractant ne saurait être considéré comme supérieur à un autre. La marque distinctive du travail de l’Organisation est le traitement impartial appliqué à tous les Etats membres, indépendamment de leur taille, de leur pouvoir politique ou de leur influence économique.» Certaines indications laissent cependant penser que cette situation s’est «fortement détériorée», «peut-être sous la pression de certains des Etats membres». En tant qu’ancien directeur général de l’OIAC, les circonstances «dans lesquelles cette dernière avait mené ses investigations au sujet de la présumée attaque aux armes chimiques subie par Douma, le 7 avril 2018 en Syrie» lui ont paru particulièrement préoccupantes. 

«Ces inquiétudes proviennent du cœur même de l’organisation, des scientifiques et des ingénieurs impliqués dans l’enquête de Douma.» En automne 2019, il aurait été invité avec l’un des inspecteurs concernés, à une séance au cours de laquelle avaient été présentées des déclarations de témoins et des éléments de preuve. Ce qu’il y aurait vu et entendu était si perturbant que déjà à l’époque, il avait fait une communication publique, a déclaré M. Bustani lors de son discours empreint d’indignation, prononcé devant le Conseil de sécurité de l’ONU. De concert avec d’autres personnalités internationales, il avait préconisé l’audition des inspecteurs dans le cadre de la procédure d’enquête en cours sur la Douma. L’OIAC n’a pas réagi à la controverse croissante ayant entouré le rapport final sur la Douma. L’organisation s’était retranchée «derrière un infranchissable mur de silence et de manque de transparence» et le dialogue s’était révélé impossible. 

Le travail de l’OIAC doit pourtant être caractérisé par la transparence, a déclaré M. Bustani. «Sans transparence, il ne peut y avoir de confiance, et la confiance est ce qui assure la cohésion de l’OIAC.» Le diplomate brésilien s’est ensuite personnellement adressé à son successeur, le directeur général Fernando Arias:

«Les inspecteurs sont parmi les atouts les plus précieux de l’Organisation. En tant que scientifiques et ingénieurs, leurs connaissances spécialisées et leurs contributions sont essentielles à la prise de bonnes décisions. Plus important encore, leurs opinions ne sont pas entachées par la politique ou les intérêts nationaux. Ils ne s’appuient que sur la science. Les inspecteurs de l’enquête Douma ont une demande simple: qu’on leur donne la possibilité de vous rencontrer pour vous faire part de leurs préoccupations en personne, de manière à la fois transparente et responsable.»

C’est bien le minimum auquel ils puissent prétendre, a déclaré M. Bustani.

«C’est certainement le minimum qu’ils peuvent attendre – et ce, à leurs risques et périls. Ils ont osé s’exprimer contre d’éventuels comportements irréguliers au sein de l’Organisation, et il est sans aucun doute dans votre intérêt, dans celui de l’Organisation et dans celui du monde que vous les écoutiez.» 

Les inspecteurs n’ont pas prétendu avoir raison, ils ont seulement demandé un examen équitable.

«D’un Directeur général à un autre, je vous demande respectueusement de leur accorder cette possibilité. Si l’OIAC est confiante dans la solidité de son travail scientifique à Douma et dans l’intégrité de l’enquête, elle n’a pas à craindre d’entendre ses inspecteurs. Toutefois, si les allégations d’élimination d’éléments de preuve, d’utilisation sélective de données et d’exclusion d’enquêteurs clés, entre autres, ne sont pas infondées, il est encore plus impératif que la question soit traitée ouvertement et de toute urgence.» 

L’OIAC est en mesure d’opérer elle-même ses propres rectifications, a conclu M. Bustani. 

«Le monde a besoin d’un chien de garde crédible en matière d’armes chimiques. Nous en avions un, et je suis sûr, M. Arias, que vous veillerez à ce que nous en ayons un autre.» 

Ainsi en a-t-il été pour le discours de José Bustani. Dans ce cas, pourquoi la Grande-Bretagne, la France, les Etats-Unis et l’Allemagne n’ont-ils pas voulu l’entendre? Pour la simple raison que les rapports des inspecteurs indiquent que l’un de ces états au moins a exercé une pression directe sur les inspecteurs, y compris en envoyant une délégation au siège de l’OIAC à La Haye. «Ils ne se sont pas présentés, mais ont balancé un document sur la table en disant: voilà le rapport sur Douma, et c’est tout», se souvient «Alex», l’un des inspecteurs présents lors d’une réunion d’octobre 2019, à laquelle l’auteur a assisté. 

En ordre de grandeur, l’Allemagne est au troisième rang des donateurs de l’OIAC et elle est membre du Conseil exécutif jusqu’en 2021. Le comportement adopté à l’égard des inspecteurs de l’équipe de Douma et la pression exercée sur eux n’auraient pas dû lui échapper. Elle reste cependant – contre son gré, peut-on supposer – fidèle aux P3, les «3 Permanents». Pourquoi?

Une certaine hypocrisie

Revenons-en une fois de plus aux activités de la diplomatie allemande au Conseil de sécurité. A la suite du rapport de Mme Izumi Nakamitsu, Commissaire en charge du désarmement, le président, l’ambassadeur Nebenzia a – en sa qualité nationale d’ambassadeur de Russie auprès des Nations unies – profité du débat sur le rapport pour lire l’intégralité de la communication de José Bustani. 

L’ambassadeur britannique auprès des Nations unies, Allen, a alors élevé des doléances à ce sujet. Le président avait fait preuve de mépris envers les membres du Conseil de sécurité en invitant un orateur qui n’avait pas obtenu la majorité lors du vote préalable. Il (le président) aurait pourtant ignoré la décision du Conseil de sécurité. Il ne serait «peut-être pas surprenant de voir la Russie ignorer les règles qu’elle souhaite voir respecter par les autres», a-t-ildéclaré. 

La France et les Etats-Unis, avec leur habituelle façon agressive, ont également critiqué l’ambassadeur russe auprès des Nations unies, M. Nebenzia, avant de commenter le rapport d’évaluation de la Commissaire chargée du désarmement, Mme Izumi Nakamitsu. Puis M. Heusgen,ambassadeur allemand auprès des Nations unies, a pris la parole en s’adressant directement au président de la délégation russe.

«Monsieur le Président, dans l’introduction à votre longue citation, vous avez déclaré, en votre qualité de représentant national, que ceux qui contestaient la présence de M. Bustani ici jetaient la honte et le déshonneur sur le Conseil, 

a précisé l’ambassadeur en ouverture de son offensive, dont le texte intégral est reproduit ci-dessous:

«Qu’il me soit donc permis de vous demander qui couvre le Conseil de honte et de déshonneur? Est-ce que ce sont les 12 pays du Conseil qui n’ont pas voté comme vous et ont essayé de faire en sorte qu’un ancien fonctionnaire de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) qui n’est pas en position de fournir des informations pertinentes aujourd’hui ne prenne pas la parole? Ou est-ce la Russie et la Chine? […] La Russie et la Chine ont empêché Zeid Ra’ad Al Hussein d’informer le Conseil, ce qui fut une véritable honte et un déshonneur pour le Conseil.

Qui couvre le Conseil de honte et de déshonneur? Est-ce les 13 pays autour de cette table qui, en juillet (voir S/2020/661), ont voté pour l’ouverture de trois points de passage dans le nord de la Syrie afin que l’aide humanitaire entre dans ce pays, ou est-ce la Chine et la Russie qui ont opposé leur veto à ce projet de résolution, mettant ainsi en danger la vie de 500 000 enfants, selon les chiffres de l’UNICEF?

Qui donc sème la honte et le déshonneur sur le Conseil? Est-ce les membres ici présents, ceux qui adhèrent à la Convention sur les armes chimiques, ou est-ce la Russie qui, en 2018, a lancé une cyber-attaque contre l’OIAC à La Haye?

Qui a fait honte au Conseil ou qui a jeté le déshonneur sur le Conseil? Est-ce que ce sont les membres de la communauté internationale qui essaient de prévenir l’emploi d’armes chimiques et de protéger les populations ou est-ce que c’est la Russie, qui utilise des armes chimiques même contre ses propres citoyens, comme M. Navalny, M. Litvinenko et M. Skripal et sa fille?

Quand entendrons-nous de votre part, Monsieur le Président, à titre national, en votre qualité de représentant de la Fédération de Russie, un seul mot de condoléances pour les victimes des attaques chimiques qui ont visé la population syrienne, et qui ont entraîné la mort de plus de 1000 personnes? Quand allons-nous vous entendre pleurer les victimes du régime d’Assad, dont il est fait état dans le procès tenu à Coblence par des témoins qui indiquent que des milliers et des milliers de personnes ont été tuées dans les prisons d’Assad avant d’être enterrées dans des fosses communes? Quand allons-nous vous entendre exprimer votre chagrin à ce sujet?

Quand allez-vous enfin exprimer votre appui à l’application du principe de responsabilité pour ces crimes commis par le régime syrien en vue d’ouvrir la voie à la réconciliation en Syrie, dont nous avons besoin de toute urgence?»

Emporté par son désir de mettre au pilori la Russie et la Chine et de les accuser de tous les maux de la Syrie, l’ambassadeur allemand a toutefois oublié pourquoi il siégeait ce jour-là au Conseil de sécurité. M. Heusgen n’a pas du tout mentionné le rapport de Mme Izumi Nakamitsu,Commissaire des Nations Unies au désarmement.

Ce point a été souligné par M. Geng Shuang,ambassadeur de Chine. Le représentant chinois a déclaré qu’il regrettait vivement que M. Bustani ait été empêché de prendre la parole au Conseil de sécurité et que divers pays, dont l’Allemagne, l’aient bloqué. Cette situation, a-t-il dit, met en évidence toute l’hypocrisie de ces pays, qui ne veulent entendre que leurs propres dires.

«Je dois dire que, dans sa déclaration, le représentant de l’Allemagne n’a pas du tout évoqué la question des armes chimiques en Syrie», 

poursuit M. Geng Shuang. Sa déclaration 

«n’a fait que lancer des attaques contre d’autres membres du Conseil».

Le représentant allemand aurait ainsi utilisé le Conseil de sécurité comme une scène pour exprimer ses états d’âme et son mécontentement. Ce genre de comportement n’est pas constructif. 

«Au moins, le représentant du Royaume-Uni, après avoir expliqué pourquoi il n’était pas d’accord, a exposé sa position sur la question des armes chimiques en Syrie. Si des membres du Conseil viennent ici pour attaquer d’autres membres au lieu de discuter de la question à l’examen, comment pouvons-nous parler d’unité au sein du Conseil?»

Première publication : www.nachdenkseiten.dedu 10.10.2020, réimpression avec l’aimable autorisation de l’auteur et des responsables des publications spécialisées.

(Traduction Horizons et débats. Citations des intervenants du procès-verbal de la réunion du Conseil de sécurité du 5 octobre 2020. http://undocs.org/fr/S/PV.8764)

ef. La journaliste indépendante Karin Leukefeld est née à Stuttgart en 1954 et a étudié l’ethnologie, l’islam et les sciences politiques. Depuis 2000, elle fait des reportages sur le Proche et le Moyen-Orient pour des quotidiens et des hebdomadaires ainsi que pour la radio ARD. En 2010, elle a été accréditée en Syrie et depuis lors, elle fournit des informations sur le conflit syrien en direct du terrain. Depuis le début de la guerre en 2011, elle fait la navette entre Damas, Beyrouth, d’autres régions du monde arabe et son lieu de résidence à Bonn. Elle a publié de nombreux livres, dont «La Syrie, entre ombre et lumière – Histoire et récits de 1916 à 2016. Les gens racontent leur pays déchiré» (2016, Rotpunkt Verlag Zürich); «Flächenbrand Syrie, Irak, le monde arabe et l’Etat islamique» (2015, 3e édition révisée 2017, PapyRossa Verlag Köln). Elle publiera prochainement «L’œil de l’ouragan: Syrie, le Moyen-Orient et le développement d’un nouvel ordre mondial» (2020, PapyRossa Verlag Köln).

 

 

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