Au bout de 40 ans de guerre, que peuvent encore espérer les Afghans?

Le pays de l’Hindou Kouch après l’accord américain conclu avec les Talibans est en pleines négociations de paix inter-afghanes

par Matin Baraki*

Le 29 février 2020 à Doha, au terme de plus de dix ans de négociations secrètes et officielles, les Etats-Unis et les talibans ont fini par conclure un «Accord pour le rétablissement de la paix en Afghanistan». C’est dans ce contexte que les gouvernements américain et afghan ont publié, le même jour, une déclaration conjointe. Il ne s’agissait toutefois pas encore d’un accord de paix global mais uniquement d’une sorte de «voie d’accès» destinée à engager des négociations inter-afghanes, ce qui constituerait donc un premier pas vers un éventuel retour à la paix en Afghanistan. Mais la route à parcourir est encore longue et semée d’embûches. En 2008, lors de l’élection de Barak Obama à la présidence des Etats-Unis, les talibans ont manifesté leur volonté de rechercher une solution politique au conflit de l’Hindou Kouch. Mais la décision d’Obama de fermer le camp de concentration de la CIA de Guantánamo à Cuba, et par conséquent de ne plus faire de prisonniers dans l’immédiat, s’est traduite par l’élimination – au moyen de drones – des responsables talibans modérés qui étaient prêts à négocier. Rien qu’en 2013, plus de 8000 d’entre eux ont été abattus par les forces américaines.1 

A présent, les négociations directes inter-afghanes en vue de la paix ont également commencé à Doha. Mais le salut du peuple Afghan martyrisé ne pourra venir que de la tenue d’élections libres, démocratiques et strictement contrôlées depuis la base jusqu’au sommet afin de mettre en place l’Assemblée constituante (la Loya Jirga).

 

Pour caractériser l’importance de l’accord du 29 février 2020 à Doha, capitale de l’émirat du Golfe du Qatar,2 entre l’administration américaine et les Talibans, on peut citer Horace,  le poète latin: «La montagne a tourné en rond et a accouché d’une souris.»  Le document a été ratifié par le mollah Abdul Ghani Baradar, chef de la délégation talibane et l’envoyé spécial américain Zalmay Khalilzad, lui-même originaire d’Afghanistan. Le président des Etats-Unis, Donald Trump, qui a qualifié les talibans de «grands combattants»,3 avait envoyé Mike Pompeo son ministre des affaires étrangères à la cérémonie de signature. Le négociateur des Talibans, Abbas Stanikzai, a souligné avec fierté: «Il ne fait aucun doute que nous avons gagné la guerre.»4 Les combattants islamistes talibans se considèrent comme le seul mouvement djihadiste ayant su défier la superpuissance et l’ayant forcée à se retirer.

Le Pakistan est considéré comme le principal soutien des talibans; par conséquent, le succès de l’accord dépend des relations entre les administrations pakistanaise et afghane. Dans le cadre des préparatifs du dernier round de négociations, Mike Pompeo, le secrétaire d’Etat américain, aurait déployé «des efforts considérables pour convaincre les dirigeants pakistanais du bien-fondé de l’accord. Leur soutien demeure toutefois douteux».5 

Accords de février 2020 
entre les Etats-Unis et les Talibans

Après 19 ans de guerre, la mort de 1968 soldats américains6 et deux billions de dollars dilapidés par Washington dans la guerre contre l’Afghanistan,7 les Américains se sont «engagés, au terme d’années d’échec, à retirer leurs troupes de ce pays [l’Afghanistan]. Si l’on se réfère à leurs annonces tonitruantes de 2001, cela revient à une véritable fuite en avant. En Afghanistan, les Etats-Unis ont connu un genre de mini-Vietnam».8

L’encre n’était pas encore sèche sur le papier du document que déjà, dès le 1er mars, le président afghan Ashraf Ghaniprenait la parole pour rejeter l’un des aspects essentiels du traité. Selon cet accord, 5000 détenus talibans devaient être libérés avant le 10 mars. Ghani souligna «l’absence de tout engagement» de sa part en la matière. «Les Etats-Unis ont agi en tant que médiateurs. La médiation n’implique pas une prise de décision».9

Les prisonniers talibans constituent une importante monnaie d’échange stratégique pour le gouvernement de Kaboul, qui les considère comme partie intégrante des négociations inter-afghanes et non comme une condition préalable à ces mêmes négociations. La décision de libérer les combattants talibans n’appartient pas aux Etats-Unis mais relève du gouvernement afghan, a souligné M. Ghani. Il conviendrait en contrepartie de libérer 1000 combattants gouvernementaux actuellement emprisonnés. En réponse à la déclaration de M. Ghani, un porte-parole des talibans, Sabiullah Mujahid, a annoncé que les combats se poursuivraient jusqu’à conclusion d’un accord inter-afghan.

La guerre continue à tuer chaque jour 
en Afghanistan, même maintenant

Dans le nord de l’Afghanistan, deux attaques des talibans ont fait au moins 20 morts parmi les forces de sécurité; 16 membres des forces de sécurité nationales ont été tués lors d’une attaque contre la base militaire de la ville de Kunduz. Au cours d’une autre attaque, quatre policiers ont été tués et un autre blessé.10 «Les Talibans veulent une fois de plus démontrer leur potentiel militaire»,11 a déclaré Jürgen Brötz, commandant allemand pour le nord de l’Afghanistan. Ils voudraient mettre le gouvernement de Kaboul à genoux». Selon les services de sécurité nationale de Kaboul, les talibans auraient, le 26 avril 2020, mené un total de 2804 opérations de ce type. Ashraf Ghani a alors cédé et proposé de libérer 1500 talibans. Mais cette proposition a été immédiatement rejetée par les talibans, dont le porte-parole politique, Suhail Shaheen, a rappelé que «5000 prisonniers devraient être libérés à titre de garantie de confiance, et ce comme préalable à toute négociation inter-afghane».12 Les Talibans ont donc insisté pour que, selon l’accord conclu sous l’égide des Etats-Unis, les prisonniers soient libérés avant le début des négociations inter-afghanes; ils ont exigé la libération de quinze de leurs responsables, faute de quoi il n’y aurait pas de négociations avec le gouvernement de Kaboul.13

A la mi-avril, les talibans avaient libéré un total de 6014 prisonniers, et pour sa part, le gouvernement avait, au début du mois de mai, libéré 850 prisonniers.15 Le 4 mars, l’armée américaine a profité des attaques des talibans pour lancer immédiatement une frappe aérienne contre les forces armées talibanes. Dans la province de l’Helmand, dans le district de Nahr-e-Saraj – qui est un bastion des talibans – l’armée de l’air américaine a bombardé ces combattants, comme l’a déclaré Sonny Leggett, le porte-parole militaire américain sur Twitter.16

Les intérêts américains

On est tenté de se poser la question de savoir si tout cela n’aurait pas servi à rien?17 Au Qatar, le représentant du gouvernement américain et les talibans ont mené pendant douze ans des pourparlers secrets et des discussions officielles pendant deux ans afin de négocier les conditions d’une solution politique à ce qui est la plus longue guerre de l’histoire des Etats-Unis. M. Trump voulait faire d’une pierre deux coups: d’une part, concrétiser sa promesse électorale de retirer les unités américaines d’Afghanistan et remporter par la même occasion les élections à venir du 3 novembre 2020. D’autre part, intégrer les talibans dans les structures héritées de la colonisation dans l’Hindou Kouch et les neutraliser en leur octroyant quelques postes au sein du gouvernement. 

Il a critiqué le fait que la guerre, qui dure depuis fin 2001, a entraîné des pertes élevées pour les troupes américaines, pour le contribuable américain et pour le peuple afghan. Selon les chiffres officiels, cette guerre a coûté 1,5 milliard de dollars US par semaine pendant ses phases d’expansion (2002 à 2014). Pendant sa campagne électorale, il a promis au peuple américain «qu’il commencerait par ramener nos troupes au pays et essaierait de mettre fin à cette guerre».18 Peut-on croire le fantasque président américain? Les stratèges américains autoriseraient-ils le retrait des troupes d’Afghanistan, d’autant plus que le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg,lors de la réunion des ministres de la défense du 14 février 2020, a qualifié la République populaire de Chine de pays adverse – diplomatiquement déguisé en défi à l’Occident dans le communiqué? Tout au nord, l’Afghanistan partage une frontière avec la Chine. C’est justement là qu’on trouve une base de l’OTAN. Pour les Etats-Unis et l’OTAN, le pays de l’Hindou Kouch constitue un genre de porte-avions insubmersible. Barak Obama avait lui aussi promis le retrait de l’armée américaine. Mais il n’a fait que réduire les effectifs des troupes de combat et a ainsi «afghanisé» la guerre. Depuis lors, ce sont surtout les Afghans, quel que soit leur étiquette, qui se battent contre les Afghans.

Un ensemble de promesses

L’accord n’était donc qu’«un ensemble de promesses»,19 sur la base desquelles d’autres mesures auraient dû être négociées. «Nous n’en sommes qu’au début»,20 a déclaré Mike Pompeo. Les négociations de paix inter-afghanes actuellement proposées nécessiteraient «un travail acharné et des sacrifices de la part de toutes les parties»,21 a-t-il noté. Une fois l’accord mis en œuvre, le retrait total des troupes étrangères est prévu pour la fin avril 2021. «Si les choses tournent mal, nous reviendrons»,22 a menacé le président américain. Les Etats-Unis pourraient gagner la guerre en Afghanistan, mais pour ce faire, ils devraient «tuer dix millions de personnes».23

Si le retrait des «envahisseurs» étrangers devait avoir lieu, la principale exigence des talibans serait satisfaite. Le chef des talibans, Hibatullah Akhundzada, a qualifié cet accord de «grande victoire» pour son mouvement. Il a déclaré que l’accord conduirait «à la fin de l’occupation»24 de l’Afghanistan. Entre autres choses, les talibans ont promis que l’Afghanistan ne constituerait plus une menace terroriste pour les Etats-Unis et leurs alliés. Cela ne constitue qu’un argument-alibi car l’Afghanistan n’a jamais représenté une menace terroriste pour les Etats-Unis et leurs alliés. 

Par ailleurs, l’accord stipule que les talibans doivent mener des négociations avec le gouvernement de Kaboul. Ces négociations constitueraient alors les véritables pourparlers de paix. Jusqu’à présent, les talibans ont refusé de négocier directement avec les dirigeants de Kaboul parce qu’ils considèrent que le gouvernement afghan n’est rien d’autre que la marionnette des Etats-Unis. Conformément à l’accord, les pourparlers devraient aboutir à un cessez-le-feu durable et à une feuille de route politique pour l’avenir de l’Afghanistan. Une nouvelle scission à l’intérieur du mouvement des talibans est tout à fait possible. Le groupe dissident rejoindrait alors la fraction de l’«Etat islamique» (IS) – Daech – opérant en Afghanistan et contribuerait à son renforcement. Le pays de l’Hindou Kouch tomberait alors de Charybde en Sylla.

A combien s’élèveront les effectifs des forces armées américaines 
effectivement rapatriés?

A combien s’élèveront les effectifs des forces armées américaines qui seront effectivement rapatriés? Les Etats-Unis se sont engagés à réduire le nombre de leurs soldats de quelque 13000 à 8600 dans un délai de 135 jours. L’effectif des troupes internationales devrait décroître en proportion. Seules cinq des seize grandes bases militaires américaines et douze des plus petites devraient être fermées au cours de cette période. Dans la mesure où l’accord sera respecté, toutes les troupes étrangères se retireront dans les 14 mois, c’est-à-dire avant la fin avril 2021. Dans la déclaration conjointe publiée par Washington et Kaboul le 28 février 2020, cela est énoncé de manière restrictive: «Selon l’évaluation et la décision conjointes des Etats-Unis et de l’Afghanistan» et «en fonction du respect par les talibans de leurs obligations dans le cadre de l’accord avec les Etats-Unis».25 Dans un communiqué du Département d’Etat américain sur l’accord de Doha, il est souligné que le retrait des troupes américaines est «soumis à conditions» et «dépendra de la manière dont les talibans rempliront leurs obligations».26 Les communiqués n’ont encore été évalués par aucun organisme international, mais seulement par l’administration américaine en consultation avec les dirigeants de Kaboul. Le miracle serait que M. Trump ait vraiment l’intention de retirer ses troupes de la plus longue guerre de l’histoire des Etats-Unis. Mais il est plus probable qu’il agira selon la devise de l’ancien chancelier allemand Konrad Adenauer: «Je me fiche de ce que j’ai bien pu raconter hier.» S’il est élu pour un second mandat le 3 novembre, la décision de M. Trump concernant le retrait de l’armée américaine pourrait être radicalement différente. Il pourrait aussi choisir de se référer à l’«accord de partenariat stratégique» conclu en 2012, lequel permet aux Etats-Unis de stationner des troupes en Afghanistan jusqu’en 2024. En outre, il existe un accord secret de 2002 entre le gouvernement de Kaboul dirigé par Hamid Karzaï et les Etats-Unis, selon lequel les unités américaines peuvent être déployées en Afghanistan pendant 99 ans. Il y a donc beaucoup d’impondérables, ce qui pourrait bien transformer toute cette histoire en une véritable aberration.

Dans un premier temps on installe 
le conflit, et puis on s’en retire? 

Le 6 mars 2020, lors de l’attaque de Daech qui a fait plus de 30 morts à Kaboul, la capitale, afghane, M. Trump a été interrogé sur la manière dont les Etats-Unis comptaient assurer la sécurité de l’Afghanistan à l’avenir, puisque le gouvernement afghan ne pouvait plus compter sur le soutien militaire des Etats-Unis pour se défendre contre les talibans ou contre l’Etat islamique, Daech, après le retrait des troupes américaines. «Il faudra bien qu’à un moment donné, ces pays se débrouillent tout seuls», a déclaré M. Trump à la Maison Blanche le 6 mars en réponse à la question d’un journaliste qui lui demandait s’il craignait que les talibans prennent le pouvoir après le retrait prévu. «A un moment donné, ils devront assurer tout seuls leur protection»,27 a-t-il déclaré, ajoutant que les soldats américains sont déployés en Afghanistan depuis maintenant près de deux décennies. Il y a eu deux mille morts parmi les soldats américains28 et plus de 20 000 blessés. «Nous ne pouvons pas y rester stationnés pendant les 20 prochaines années.»29 De son côté Zalmay Khalilzada ajouté, début mars, que les USA n’avaient demandé de permission à personne lorsqu’ils ont envahi l’Afghanistan. Ils ne le feront pas non plus s’ils veulent s’en retirer.

Farce présidentielle en Afghanistan

Au terme de longues tergiversations, les rivaux politiques Ashraf Ghani et Abdullah Abdullahse sont proclamés tous deux présidents de l’Afghanistan lors de cérémonies séparées, le 9 mars 2020, dans l’enceinte du palais présidentiel à Kaboul. M. Khalilzad, l’envoyé spécial américain, n’avait assisté qu’à la prestation de serment de M. Ghani, signalant ainsi que l’administration américaine le soutiendrait contre Abdullah dans sa lutte pour le pouvoir. Lors des cérémonies d’investiture réunissant plusieurs centaines d’invités, deux explosions ont retenti dans la capitale afghane. Plusieurs invités se sont enfuis. M. Ghani s’en est servi comme défi. Dans les hurlements des sirènes d’alarme, il a affirmé aux autres invités qu’il ne portait pas de gilet pare-balles. «Je resterai, même si je dois donner ma vie pour cela.»30 M. Ghani a été déclaré vainqueur de l’élection présidentielle à la mi-février, cinq mois après que celle-ci ait été entachée par des accusations de fraude. Son adversaire malheureux, le Premier ministre Abdullah, a refusé de reconnaître les résultats des élections et a appelé à la formation d’un contre-gouvernement. Cette querelle entre rivaux alimente les craintes d’une nouvelle crise politique en Afghanistan et jette également une ombre sur l’accord signé fin février entre les Etats-Unis et les talibans. M. Ghani et M. Abdullah s’étaient déjà tous deux déclarés vainqueurs lors de la précédente élection présidentielle, il y a cinq ans. Ce n’est que grâce à la médiation du secrétaire d’Etat américain de l’époque, John Kerry,qui avait retenu les deux adversaires dans l’ambassade américaine de Kaboul, que les deux parties se sont entendues sur un compromis: M. Ghani est devenu chef d’Etat et Abdullah chef du gouvernement,31 bien que ce dernier poste ne soit pas prévu dans la constitution afghane. 

En mars, le conflit a franchi une nouvelle étape. Deux jours après son entrée en fonction, le 11 mars, le président Ghani a déstitué son chef de gouvernement et rival électoral, Abdullah Abdullah. Le bureau du chef de l’exécutif n’existe plus dans la structure du gouvernement afghan, a déclaré le porte-parole de M. Ghani, Sediq Sediqi, lors d’une conférence de presse le 11 mars.32 M. Abdullah a ensuite annoncé sur sa page Facebook officielle que M. Ghani n’était plus président et que ses décrets n’étaient désormais plus en vigueur. «Nous appelons le personnel civil et militaire de l’ancien gouvernement à poursuivre ses tâches et responsabilités quotidiennes comme auparavant», a écrit M. Abdullah.

Coopération à l’afghane

Néanmoins, le 17 mai, M. Ghani et M. Abdullah finirent par se mettre d’accord pour dorénavant gouverner conjointement le pays.33 Cette décision n’avait toutefois été prise qu’à la suite de multiples pressions exercées par les Etats-Unis. Pour les talibans, cette décision ne changea rien aux avantages stratégiques qu’ils avaient pu tirer du conflit entre les deux adversaires dans le cadre des négociations inter-afghanes qui devaient aboutir à une solution politique du conflit. Une telle discorde ne pouvait que les réjouir. Avec ce genre d’administration en place à Kaboul, les négociations allaient pouvoir se dérouler pour eux de manière détendue.34 Les Etats-Unis considérèrent l’incapacité de M. Ghani et de M. Abdullah à coopérer comme une «menace directe»35 pour les intérêts américains dans l’Hindou Kouch. Le 23 mars 2020, Mike Pompeo se rendit à Kaboul où il rencontra les deux «présidents»: Ashraf Ghani et Abdullah Abdullah. Le secrétaire d’Etat américain ressortit tellement exaspéré de ses entretiens avec les deux «présidents» que les Etats-Unis exprimèrent le souhait de réduire d’un milliard de dollars leur aide financière. «Le gouvernement américain est également prêt à procéder à de nouvelles réductions» déclara M. Pompeo. «Ghani et son adversaire Abdullah devraient se ressaisir»,36 et dans ce cas seulement les coupes budgétaires pourraient ne pas s’avérer nécessaires, menaça M. Pompeo avant son départ. De ce fait, l’administration américaine craignait que le processus de paix initié dans l’Hindou Kouch n’échoue.

Dialogue inter-afghan

L’encre du document sur lequel l’accord entre les Etats-Unis et les représentants des talibans avait été signé n’était pas encore sèche que les talibans reprenaient de plus belle leurs attaques contre les forces de sécurité afghanes. En une semaine «dans 32 des 34 provinces, on dénombra un total de 422 attaques par les militants islamiques talibans. 291 soldats et autres membres des forces de sécurité y trouvèrent la mort et il y eut 550 blessés»,37 rapporte l’Agence de presse allemande (dpa/Deutsche Press Agentur). Les talibans voulaient ainsi démontrer leur incontestable puissance et engager sur cette base les négociations inter-afghanes avec l’administration de Kaboul. Ils voulaient en outre imposer la libération de tous leurs militants encore en détention. L’administration afghane refusa tout d’abord de libérer les 400 prisonniers considérés comme particulièrement dangereux. Parmi eux, 156 talibans avaient été «de facto» condamnés à mort pour leurs crimes, 105 autres étaient en prison en raison d’accusations de meurtre et 51 pour trafic de drogue»38 selon les informations données par Sediq Sediqi, le porte-parole du président afghan. Les gouvernements français, australien et américain se prononcèrent également contre la libération des talibans qui étaient responsables de la mort de leurs soldats.39 Le président afghan Ashraf Ghani se retrouva alors dans une situation délicate.

Par une habile manœuvre, M. Ghani transféra la responsabilité de la décision aux représentants du peuple afghan. Le 7 août 2020, il convoqua l’Assemblée traditionnelle, la Loya Jirga, chargée de décider de la libération des talibans, jugée trop risquée. Comme prévu, la quasi-totalité des 3400 délégués se prononcèrent en faveur de la libération des combattants talibans encore en détention.40 La députée Belqis Roshan qualifia cette décision de «trahison nationale», ce pourquoi elle fut bousculée et jetée à terre par la députée Shekeba Safi. En approuvant la libération des prisonniers talibans, la Loya Jirga ouvrait la voie aux négociations de paix internes à l’Afghanistan, attendues avec impatience. «En moins d’une semaine, nous serons prêts pour un dialogue», annonça alors Suhail Shahin,le porte-parole du bureau politique des Talibans.41 Le 12 août, les délégations des Talibans et des officiels afghans arrivèrent à Doha, la capitale du Qatar. Dans les médias, on évoqua à tort une négociation des talibans avec le gouvernement afghan. Les talibans ne reconnaissant pas le gouvernement de Kaboul et le considérant comme une marionnette des Etats-Unis, la délégation de Kaboul n’était donc pas composée de membres du gouvernement mais de parlementaires, de l’entourage des chefs de guerre, de représentants de la société civile, etc. Le président Ghani en avait confié la présidence à son rival Abdullah. Si les talibans, dont on considère qu’ils sont très dangereux, reprenaient le djihad, la Loya Jirga en serait tenue pour responsable. Si les négociations avec les talibans échouaient, Abdullah serait discrédité et classé comme un politicien raté. Les talibans rejetèrent immédiatement «l’appel de la Loya Jirga à un cessez-le-feu».42 Depuis l’accord entre les talibans et les Etats-Unis du 29 février 2020, «plus de 10 000 membres des forces de sécurité afghanes ont été tués ou blessés».43 En juillet 2020, les insurgés ont même attaqué le bureau du vice-président afghan Amrullah Saleh, et le 9 septembre, ils ont perpétré une tentative d’assassinat sur son cortège officiel. Le premier a fait 24 morts et le second 10.44 Saleh ayant été à la tête des services secrets sous le mandat de Hamid Karzaï et étant considéré, comme l’un des pires tortionnaires, aussi des talibans, c’est lui qui est la cible des attaques des insurgés. 

Les talibans ont réaffirmé leur exigence de débattre en tout premier lieu des véritables raisons de la guerre menée contre l’Afghanistan. On pourrait ensuite envisager un cessez-le-feu. Le porte-parole de leur délégation, Mohammad Naeem Wardag,a défini le principal de leurs objectifs en ces termes: «Fin de l’occupation de l’Afghanistan et mise en place d’un véritable système islamique45 dans l’Hindou Kouch». En outre, les Talibans souhaiteraient se voir confier des postes-clés parmi les portefeuilles ministériels s’ils devaient entrer au gouvernement. Comme les négociations entre les talibans et les Etats-Unis ont trainé depuis plus de dix ans, on peut supposer que les négociations inter-afghanes se rapprochent du châtiment imposé à Sisyphe, à savoir un travail éternellement recommencé. 

Rétractation ou tactique électorale?

Tandis que le 8 août 2020, Mark Esper, Secrétaire à la Défense des Etats-Unis, évoquait sur la chaîne américaine Fox News une éventuelle réduction des effectifs militaires américains de 8600 à 5000 hommes d’ici à fin novembre,46 le 7 octobre 2020, le président américain Donald Trump a annoncé que de maintenant à Noël il retirerait de l’Hindou Kouch les «courageux hommes et femmes qui servent encore en Afghanistan».47 L’accord de février 2020 entre les Etats-Unis et les talibans n’envisageait le retrait complet que pour 2021. Reste à savoir s’il s’agit là encore de l’un des 20 000 mensonges de M. Trump, c’est-à-dire des «fake news», recensées par le New York Times48 et le Washington Post49 ou si cela fait partie de ses tactiques électorales; l’avenir nous le dira. Précédemment, il avait déjà promis à ses électeurs de retirer l’armée américaine d’Afghanistan. Comme les chiffres de ses derniers sondages ne sont pas très favorables, il essaie de lancer de nouvelles annonces de mesures drastiques. 

En tout cas, les talibans en ont pris note avec satisfaction et l’ont interprété comme un signe de bienvenue. Le 8 octobre 2020, le porte-parole des talibans, Sabihullah Mujahid, a salué la déclaration de M. Trump «qui constitue une étape positive vers la mise en œuvre de l’accord de paix entre les Etats-Unis et les talibans». 

Les talibans considéraient que l’accord était important et espéraient pouvoir établir des liens avec tous les pays, y compris les Etats-Unis.50 M. Abdullah, président du Haut Conseil pour la réconciliation et chef de la délégation lors des négociations de Doha, déclara sobrement: «Il faudra un certain temps pour digérer tout cela.»51

Dans le cas d’un retrait effectif des unités américaines, les talibans pourraient être incités par leur force militaire à renverser le gouvernement de Kaboul. Ce serait alors la prochaine ronde d’une guerre inter-afghane; en effet, les chefs de guerre ne se laisseront pas retirer le pain de la bouche aisément.  


cf. Ettmayer, Wendelin. «Weltweite Übermacht der USA?», in: International, Wien, I/2020, p. 7
cf. Misteli, Samuel. «Die Taliban haben die besten Karten», in: Neue Zürcher Zeitung du 29/02/20, p. 11
Meier, Christian/Sattar, Majid. «Die Taliban sind grosse Kämpfer», in: Frankfurter Allgemeine Zeitung du 02/03/20, p. 5
Meier, Christian/Sattar, Majid. «Streit über Afghanistan-Vereinbarung», in: Frankfurter Allgemeine Zeitung du 02/03/20, p. 1
Glatz, Rainer L./Kaim, Markus. «Mandat verlängern – Abzug vorbereiten», in: SWP-Aktuell, Berlin, Nr. 18 du mars 2020, p. 2
cf. https://de.statista.com/statistik/daten/studie/2006/umfrage/gefallene-oder-verunglueckte-soldaten-der-westlichen-koalition-in-afghanistan/. 2400 soldats américains ont été tués dans le cadre de l’opération Enduring Freedom (2001 à 2020) voir https://de.statista.com/statistik/daten/studie/72801/umfrage/kriege-der-usa-nach-anzahl-der-soldaten-und-toten/. Depuis 2001 et jusqu’au 22 janvier 2020, 3’587 soldats des Forces internationales de sécurité ont été tués en Afghanistan,  voir https://de.statista.com/statistik/daten/studie/2006/umfrage/gefallene-oder-verunglueckte-soldaten-der-westlichen-koalition-in-afghanistan/
La République fédérale d’Allemagne totalise 58 morts et plus de 100 blessés. Quelque 90 000 soldats des forces armées allemandes ont été déployés dans l’Hindou Kouch depuis janvier 2002. En 2014, on comptait près de 5000 soldats, et à ce jour, il en reste 1234. Le dispositif militaire mis en place a coûté jusqu’à présent plus de six milliards d’euros aux contribuables allemands. Voir Carstens, Peter. «Verteidigung am Hindukusch», in: Frankfurter Allgemeine Zeitung du 12.3.2020, p. 10
In: Moskowskij Komsomolets, Moskau, du 02/03/20
Meier, Christian/Sattar, Majid. «Die Taliban sind grosse Kämpfer», a.a.O., p. 5
10 cf. «Anschlag in Nordafghanistan: Taliban töten trotz Abkommen weiter», dpa du 04/03/20
11 Käppner, Joachim. «Die Kämpfe sind intensiver geworden» (Interview), in: Süddeutsche Zeitung du 16/04/20, p. 5
12 «Taliban weisen Angebot aus Kabul zurück», AFP du 11/03/20
13 cf. «Taliban widersprechen Ghani», in: Süddeutsche Zeitung du 03/03/20, p. 7
14 cf. «Taliban lassen weitere Gefangene frei», in: Frankfurter Allgemeine Zeitung du 18/04/20, p. 6
15 cf. «Afghanische Regierung liess weitere 300 Taliban frei», in: Salzburger Nachrichten du 05/05/20
16 cf. «USA fliegen Angriff auf Taliban», dpa du 04/03/20
17 cf. Matern, Tobias. «Friedensabkommen zwischen USA und Taliban wackelt», in: Süddeutsche Zeitung du 02/03/20, p. 1
18 «Trump: USA und Taliban unterzeichnen Abkommen», dpa du 27/02/20
19 Meier, Christian. «Ende eines endlosen Kriegs?», in: Frankfurter Allgemeine Zeitung du 02/03/20, p. 1
20 Meier, Christian/Sattar, Majid. «Die Taliban sind grosse Kämpfer», a.a.O., p. 5
21 id.
22 id.
23 id.
24 id.
25 Mellenthin, Knut. «Bedingt bereit», in: Junge Welt du 02/03/20, p. 8
26 id.
27 «Trump: Machtübernahme der Taliban in Afghanistan möglich», AFP du 06/03/20
28 cf. «Bislang 2000 US-Soldaten in Afghanistan getötet», dapd/AP du 30/09/12
29 «Trump: Machtübernahme der Taliban in Afghanistan möglich», AFP du 06/03/20
30 «Zwei Vereidigungen in Kabul», AFP du 09/03/20
31 cf. «Zwei Vereidigungen in Kabul», AFP du 09/03/20
32 cf. «Afghanistans Präsident setzt Wahlrivalen ab» dpa du 11/03/20
33 cf. «Rivalen in Afghanistan raufen sich zusammen», AFP/dpa du 17/05/20
34 cf. Matern, Tobias. «Alles läuft für die Taliban», in: Tages-Anzeiger du 02/03/20, p. 2
35 Matern, Tobias. «Vermittlungen gescheitert» in: Süddeutsche Zeitung du 25/03/20, p. 7
36 id.
37 dpa du 22/06/20; «Fast 300 Tote in einer Woche», in: Süddeutsche Zeitung du 23/06/20, p. 6
38 Matern, Tobias. «Taliban erzwingen Amnestie», in: Süddeutsche Zeitung du 10/08/20, p. 7
39 Meier, Christian. «Kabul stoppt Gefangenenaustausch», in: Frankfurter Allgemeine Zeitung du 19/08/20, p. 6
40 cf. Meier, Christian. «Die schwierigen Fragen kommen noch», in: Frankfurter Allgemeine Zeitung du 13/08/20, p. 8
41 cf. Matern, Tobias. «Taliban bereit für Dialog», in: Süddeutsche Zeitung du 12/08/20, p. 7
42 cf. Meier, Christian. «Die schwierigen Fragen kommen noch», in: Frankfurter Allgemeine Zeitung du 13/08/20, p. 8
43 id.
44 cf. Meier, Christian. «Attentat in Kabul», in: Frankfurter Allgemeine Zeitung du 10/09/20, p. 5
45 Meier, Christian. «Noch keine Einigung auf Waffenruhe», in: Frankfurter Allgemeine Zeitung du 18/09/20, p. 5
46 cf. Matern, Tobias. «Taliban erzwingen Amnestie», in: Süddeutsche Zeitung du 10/08/20, p. 7
47 dpa du 08/10/20; «Zufriedene Taliban», in: Süddeutsche Zeitung du 09/10/20, p. 6
48 cf. https://www.jetzt.de/netzteil/new-york-times-veroeffentlicht-liste-mit-allen-luegen-von-donald-trump

49 cf. «Trump lügt im Schnitt zwölf Mal am Tag», in: The Washington Post; cité d’après nach: https://www.t-online.de/nachrichten/ausland/usa/id_85665402/trump-luegt-im-schnitt-zwoelf-mal-am-tag-10-000-luegen-seit-amtsantritt-.html
50 id.
51 id.

(Traduction Horizons et débats)


Matin Baraki, drphil., est né en Afghanistan en 1947 et y a travaillé comme enseignant avant de partir pour l’Allemagne. Aujourd’hui, il est expert pour l’Afghanistan, consultant en politique de développement et membre du Centre de recherche sur les conflits, ainsi que chargé de cours en politique internationale à l’université Philipps de Marburg.

 

 

 

 

 

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