Le droit à la vie – Pourquoi il défend toute approche de «l’aide à la mort»

par Karl Albrecht Schachtschneider

hd. Les efforts importants pour affaiblir et vider de sa substance l’obligation de l’Etat de protéger la vie, obligation représentant le fondement des droits de l’homme et des droits fondamentaux, se poursuivent. Nous avons pu le constater une fois encore le 16 novembre 2020, à partir de 20h15, lorsque la Suisse et l’Allemagne diffusaient simultanément le film «Gott», qui fait de la propagande pour l’«aide à mourir», suivi dans chaque pays d’une table ronde relativement unilatérale. Pour nous, ce fut l’occasion de publier le texte suivant. L’expert en droit constitutionnel allemand Karl Albrecht Schachtschneider a rédigé cette contribution peu après l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale allemande de février 2020 sur l’«aide à mourir». Ce texte est davantage qu’une simple réponse adaptée à des films comme celui mentionné ci-dessus. Il fait référence à des règles fondamentales pour la communauté humaine et pour l’Etat qu’il ne faut cesser de rappeler.

Dans sa sentence du 26 février 2020 (2 BvR 2347/15), la Cour constitutionnelle fédérale allemande a déduit du droit général de la personnalité «un droit à une mort autodéterminée en tant qu’expression de l’autonomie personnelle» (principe directeur 1), et le droit de solliciter une aide, même de type professionnel, pour le suicide. 

Un arrêt qui ignore 
les principes fondamentaux du droit

Toutefois, cet arrêt ignore les principes fondamentaux de notre système juridique, voire les principes fondamentaux du droit en général. Ces principes fondamentaux sont la dignité humaine, que l’article 1.1, première phrase, de la Loi fondamentale déclare inviolable, et la liberté, constitutive de la dignité humaine, formulée et protégée par l’article 2.1 de la Loi fondamentale. Le droit ne peut émerger que dans un contexte de liberté, au moyen de lois générales auxquelles chaque citoyen a consenti, directement ou indirectement, selon la règle de la majorité. 

Dans sa juridiction constante, le Tribunal fonde le droit général de la personnalité sur le droit fondamental général à la liberté en lien avec le principe de la dignité humaine (point 205 de l’arrêt, plus récemment arrêts 120, 274 (303); 147, 1ss. (19 point 38)). Il donne à ce droit le rang le plus élevé qu’un droit puisse détenir en Allemagne.

Dans son principe directeur 3 b, le Tribunal déclare à la p. 2: «Englobant aussi la fin de vie, le respect du droit fondamental à l’autodétermination de la personne décidant de son propre gré de mettre elle-même fin à sa vie et cherchant un soutien pour y parvenir, entre en conflit avec le devoir de l’Etat de protéger l’autonomie des personnes suicidaires et, en premier lieu, la valeur élevée du droit de vivre».

L’article 1, paragraphe 1, de la loi fondamentale dispose que: 

«La dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger.»

L’article 2, paragraphe 1, de la loi fondamentale dispose que:

«Chacun a droit au libre épanouissement de sa personnalité pourvu qu’il ne viole pas les droits d’autrui ni n’enfreigne l’ordre constitutionnel ou la loi morale.»

Profonde transgression culturelle

La Cour constitutionelle fédérale (la Cour) et la juridiction qu’elle génère ne comprennent ni la doctrine de la liberté ni celle de la dignité humaine. Elles ignorent complètement la loi morale qui détermine le système juridique allemand. Dans l’arrêt sur l’assistance au décès, ces erreurs ont des conséquences qui limitent l’interdiction de tuer portée par le christianisme. Il s’agit là d’une profonde transgression culturelle.

La liberté de la Loi fondamentale se définit par la loi morale. En tant que liberté extérieure, elle représente l’indépendance par rapport à toute autre contrainte arbitraire, et en tant que liberté intérieure, elle représente la morale, dont la loi est l’impératif catégorique de Kant:la loi morale, le principe de la charité humaine innée à la lex aurea du Sermon sur la montagne. La liberté individuelle n’est pas le droit de faire ou de ne pas faire comme bon nous semble, ni le droit à l’arbitraire dans les limites des lois, comme le suggèrent les décisions de la Cour. La liberté générale se concrétise grâce à la légalité, car les lois libérales sont la volonté générale du peuple. Quiconque respecte les lois ne fait de mal à personne. Les lois doivent satisfaire le droit, c’est-à-dire qu’elles doivent respecter la constitution, en particulier la constitution puisqu’elle naît avec l’être humain. Il s’agit de la liberté qui respecte les mœurs, qui respecte les droits des autres, en particulier leur liberté respective. Lorsque cette liberté est concrétisée par ce qui est de droit, tous les êtres humains vont bien. La concrétisation de la liberté est l’affaire de l’Etat en tant qu’organisation du peuple pour une bonne vie commune, elle est la réalisation du droit selon les principes ancrés dans la constitution1.

Sa liberté est l’humanité de l’être humain. Seule cette liberté «en vertu de l’idée de la dignité [Würde]d’un être raisonnable qui n’obéit à d’autre loi que celle qu’il institue en même temps lui-même» (Kant2) peut constituer la dignité de l’être humain, que l’article 1.1 phrase 1 GG déclare intangible. Selon l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ce concept de dignité est le principe du droit mondial qui dit:

«Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience, et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.»

En revanche, la Cour constitutionnelle allemande déduit du principe de la dignité humaine un large éventail de principes et de droits qui ne sont contenus dans aucune loi et qui ne sont donc pas, directement ou indirectement, décidés par le peuple. Par sa juridiction, elle s’attribue le rôle du constituant dont les diktats sont irréfutables3, contrairement au principe démocratique et à la séparation des pouvoirs dans un Etat de droit. Toutefois, le législateur est le peuple, et non la cour constitutionnelle.

Comment la dignité humaine 
pourrait-elle justifier le droit de se suicider?

La base constitutionnelle matérielle de l’arrêt sur l’assistance au décès est avant tout le principe mal compris de la dignité humaine plutôt que le principe de liberté. Selon la jurisprudence, la liberté générale peut être restreinte par des lois. L’article 217, paragraphe 1 du CP en était l’illustration, juridiquement incontestable. La disposition pénale avait fait de l’«aide professionnelle au suicide» un acte punissable, tout en excluant bien entendu largement l’assistance non professionnelle au décès (paragraphe 2). Elle a maintenant été déclarée anticonstitutionnelle et nulle parce qu’elle serait incompatible avec la dignité humaine. C’est donc la dignité humaine qui justifierait le droit de se suicider. En mettant fin à la vie d’un être humain, la mort met fin au porteur de la dignité. Il n’est pas juste de tuer des êtres humains, exception faite en cas de légitime défense et d’aide d’urgence.

L’article 2.1 de la Loi fondamentale protège le droit au libre épanouissement de la personnalité, et non le droit de priver cette personnalité de son sujet, l’être humain. La personne décédée ne peut plus développer sa personnalité. 

La Cour argumente avec «l’idée d’une autodétermination autonome ancrée dans la dignité humaine», protégée selon elle par le droit général de la personnalité (point 207 de l’arrêt). Cette notion peut être introduite, mais elle doit être comprise. L’«autonomie» évoquée ici concerne des lois valables en elles-mêmes, dont l’objet n’est donc pas fixé par le législateur de manière autoritaire, mais qui est reconnu librement comme raison pratique. Mais le droit à l’autodétermination en tant que droit de vivre selon sa propre loi, qui en tant que loi est du même coup générale, représente le droit et le devoir de morale, de raison pratique.

Le suicide n’est ni moral ni raisonnable, car en tant que maxime il ne peut être le fondement d’une loi générale telle que: «Peut s’ôter la vie qui veut. Quiconque n’y parvient pas seul peut demander de l’aide, même de nature commerciale.»

La Cour constitutionnelle fédérale nie explicitement la capacité de raison pratique, de liberté morale de l’être humain, sa dignité, et en l’ignorant, révèle son incompréhension de la la loi morale, éthique de la Loi fondamentale. La Cour confond volonté et arbitraire, liberté et penchants. Le «libre arbitre» (points 240 ss.) que la Cour place au-dessus de tout, avant le devoir de l’Etat de protéger la vie, n’existe pas. 

«La volonté, qui ne repose sur rien d’autre que la loi, ne peut être qualifiée ni de libre ni de captive, parce qu’elle ne repose pas sur des actions mais directement sur la législation destinée à la maxime des actions (c’est-à-dire sur la raison pratique elle-même), et demeure donc absolument nécessaire et n’est pas elle-même capable de coercition»; car la volonté est raison pratique, objectivement. «Seul l’arbitraire peut donc être qualifié de libre4, car il se peut que l’être humain manque d’agir librement, en ignorant par exemple les lois du droit, mais il n’y est pas autorisé.»

En ce qui concerne le point 210 de l’arrêt, il est écrit:

«Est déterminante la volonté du détenteur des droits fondamentaux, laquelle échappe à une évaluation sur la base de valeurs générales, de commandements religieux, de modèles sociétaux face à la vie et à la mort ou à des considérations de bien-fondé objectif [...]. L’autodétermination concernant la fin de vie appartient au domaine le plus intime de la personnalité de l’être humain, dans lequel il est libre de choisir ses repères et de décider en fonction de ceux-ci.»

L’être humain comme personne sociale liée à la communauté à l’encontre du dogme de l’individualisme

C’est la doctrine de l’individualisme qui veut que «l’individu [puisse] trouver, développer et maintenir son identité et son individualité de manière autodéterminée» (point 207), non pas l’éthique de la liberté de l’être humain en tant qu’être doué de raison, vivant et mourant sous une loi auto-attribuée mais générale, à savoir en tant que personne5La Cour s’est manifestement écartée de l’image de l’être humain, valable pendant des décennies, à savoir qu’il n’est «pas un individu isolé et suffisant, mais une personne sociale liée à la communauté» (Arrêts 4, 7 (15 s.); 65, 1 (44), jurisprudence constante). La Cour remet ainsi en cause le principe de raison du droit mondial.

La capacité d’autodétermination d’une personne qui veut sérieusement se suicider est plus que douteuse. C’est une question pour les empiristes. Selon les suicidologues, la plupart des personnes qui manifestent la volonté de se suicider souffrent d’un trouble psychiatrique traitable, malgré une maladie somatique. Beaucoup de ces personnes retrouveraient le goût de vivre si elles recevaient l’attention qui leur manque. Il est cependant difficile d’attendre de la part d’aides commerciaux à la mort qu’ils fassent preuve de cette attention. La Cour constitutionnelle fédérale ne l’a pas exigée.

Evidemment, le suicide n’est pas punissable, mais il n’y a pas de liberté de se suicider. Kant justifie l’interdiction de «l’auto-désincarnation» par le respect que tout être humain doit à «l’humanité dans sa personne»6. Cette éthique des Lumières correspond à une tradition juive et chrétienne qui remonte à des milliers d’années. Le 5ecommandement «Tu ne tueras point» interdit également le suicide; car la vie vient de Dieu et ne peut être prise que par Dieu. Il n’est pas nécessaire d’être religieux pour accepter le commandement global de ne pas tuer. Il fait partie intégrante de la culture du monde chrétien, du moins de l’Europe et de l’Allemagne.

La licence de s’ôter la vie devra également inclure l’assistance à cet homicide, encadrer juridiquement l’aide et l’assistance commerciale au décès. Mais l’assistance au décès relève de l’homicide. Elle est la cause de la mort d’une personne, et de nature intentionnelle. Il est discutable de la classer comme assistance impunie d’un homicide n’étant pas punissable, car généralement la maîtrise de l’acte de l’auteur d’un suicide est discutable. S’il maîtrise son acte, il n’a pas besoin d’assistance. La maîtrise de l’acte est entre les mains du soi-disant assistant de l’acte, qui pourra s’abstenir de toute «assistance au décès», sans quoi il se rend indirectement coupable d’homicide. Si son acte est déterminé par des motifs commerciaux, il se rend coupable d’homicide pour des raisons futiles. Il commet dans tous les cas un homicide sur demande (§ 216 PC). En raison des difficultés à transposer dans la pratique juridique les différents éléments constitutifs d’homicide, il a été utile de créer une infraction distincte, l’article 217 du PC. La tâche délicate de délimiter les éléments de doctrine pénale sera confiée à un expert en droit pénal. En tout état de cause, l’impunité du suicide ne peut être transférée au suicide assisté.

L’arrêt juridique sur l’assistance au décès: un grand pas vers l’euthanasie

L’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale sur l’assistance au décès fait un grand pas vers l’euthanasie, surtout pour les personnes qui veulent mourir «de façon autonome et autodéterminée» parce qu’elles ont perdu la volonté de vivre en raison de leur âge, d’une maladie ou pour d’autres raisons. L’avancée vers l’euthanasie, qui est hétéronome, c’est-à-dire déterminée par d’autres, est devenue plus proche de son objectif. Cela ne date pas d’hier. Après tout, le principe de la dignité humaine pourra justifier le fait de tuer d’autres personnes, en affirmant par exemple: les nouvelles générations de personnes doivent pouvoir vivre. C’est ce que réclame leur dignité. Il y a trop de gens sur notre terre. Les ressources ne sont plus suffisantes. La durée de vie doit être limitée. D’ailleurs, l’infanticide dans l’utérus de la mère est largement légalisé depuis longtemps.

Les dangers d’abuser de l’assistance légale au décès sont évidents. Combien de temps l’héritier doit-il attendre que le testateur décède enfin? Beaucoup de personnes âgées et malades ne veulent plus embarrasser leurs proches avec les soins qu’elles nécessitent. La Cour a cependant relativisé l’obligation de l’Etat de protéger la vie (points 228 et suivants de l’arrêt) pour l’étendre au «libre arbitre» de la personne qui veut mourir.

Le droit à la vie (article 2.2 phrase 1 LF) est également un devoir moral de vivre. Il est du devoir de l’Etat de protéger la vie sans restriction jusqu’à la mort. C’est là notre culture et le seul droit possible dans une communauté qui a fait de la dignité humaine son principe de base.  


Quant à la doctrine de la liberté dans la Grundgesetz allemande: v. Freiheitslehre des Grundgesetzes K. A. Schachtschneider, Freiheit in der Republik, 2007.
Fondements de la métaphysique des moeurs, éd. Les Échos du Maquis, traduction de V. Delbos, p. 47
K. A. Schachtschneider, Der Menschenwürdesatz des Grundgesetzes, 2017, Homepage 
www.KASchachtschneider.de Aktuelles; aussi G. Dürig, Kommentierung art. 1 GG, in: Maunz-Dürig, Grundgesetz, Kommentar, 1958, point 4 concernant l’art. 1 al. 1 LF contre la subjectivité du principe de la dignité de l’être humain
Kant, Métaphysique des moeurs, 1795
Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit.
Métaphysique des mœurs

(Traduction Horizons et débats)

 

Karl Albrecht Schachtschneider, docteur en droit, professeur ordinaire émérite en droit public de l’Université Erlangen-Nürnberg (de 1989 à 2010), de renommée internationale par ses diverses procédures fondamentales devant la Cour constitutionnelle fédérale allemande, notamment au sujet du traité de Maastricht en 1992/93, de l’Union monétaire européenne en 1998, du traité établissant une Constitution pour l’Europe en 2005, du traité de Lisbonne en 2008, de la politique de sauvetage de l’euro en 2010 et suivantes et de l’assouplissement quantitatif de la BCE en 2016.

Ses domaines de travail comprennent la liberté, le droit et la théorie de l’Etat (kantiens), le droit constitutionnel, administratif et économique, le droit constitutionnel et économique européen, international, le droit international.

Karl Albecht Schachtschneider a écrit ou co-écrit de nombreux livres, dont Res publica res populi (Fondation d’une doctrine républicaine générale. Une contribution à la théorie de la liberté, du droit et de l’Etat), 1994; Die Euro-Klage (Pourquoi l’Union monétaire doit échouer),1998, avec W. Hankel, W. Nölling, J. Starbatty ; Demokratiedefizite in der Europäischen Union, 1999; Die Euro-Illusion (L’Europe peut-elle encore être sauvée?) 2001, avec W. Hankel, W. Nölling, J. Starbatty; Freiheit - Recht - Staat (Collection d’essais pour le 65e anniversaire, 2005; Prinzipien des Rechtsstaats, 2006; Freiheit in der Republik, 2007; Die Rechtswidrigkeit der Euro-Rettungspolitik, 2011; Die Souveränität Deutschlands, 2012; Souveränität. Grundlegung einer freiheitlichen Souveränitätslehre, 2015; Erinnerung ans Recht (Essais sur la politique de nos jours), 2016; Die nationale Option, 2017.

 

 

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