Gardons le service public entre nos mains, celles du souverain!

Pas de liquidation en faveur des grandes entreprises UE

par Marianne Wüthrich

 Cette année, les vacances de Noël et du Nouvel An seront plus calmes que d’habitude pour nombreux d’entre nous, en raison de la pandémie. Cela nous offre davantage de temps pour réfléchir à la manière dont nous, citoyennes et citoyens suisses, voulons contribuer à façonner l’avenir de notre monde, mais aussi de notre environnement immédiat. Nous, les Suisses, disposons de nos droits vigoureux en matière de démocratie directe pour garantir que le modèle suisse, avec ses fondements libéraux et coopératifs, soit préservé et puisse à nouveau servir de modèle pour tous ceux partageant la ferme volonté d’avoir leur mot à dire. Les projets concernant le développement et l’adaptation «aux besoins de l’époque» doivent toujours résister à un examen rigoureux: ce qui est prévu sert-il autant le bien de l’individu que celui de la communauté? Il s’agit bien de garder le volant dans nos mains!

L’un des piliers de notre cohésion sociale, requérant notre attention constante, est un service public de grande qualité, qui doit en premier lieu servir la population. «Un service public de qualité – image de marque de la Suisse» est le titre du site Internet du «Département fédéral suisse de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC)». Le Conseil fédéral y écrit: «Par service public, on entend une desserte de base de qualité, comprenant des biens et des prestations d’infrastructures, accessibles à toutes les catégories de la population et offerts dans toutes les régions du pays à des prix abordables et aux mêmes conditions.»1 Or c’est précisément cet approvisionnement de base qui est menacé dans son essence, depuis deux ou trois décennies déjà.

Faut-il privatiser le service public?

Dans un récent éditorial, le rédacteur en chef de la «Neue Zürcher Zeitung» a répété, une fois de plus, la demande bien connue des cercles préconisant la liberté économique sans limites: «Un nouveau cycle de libéralisation est nécessaire»2 en prenant comme «raison» le cas de CarPostal SA, qui est en fait classé et réglé depuis deux ans. Résumons-en les faits majeurs. Les résultats commerciaux de CarPostal figuraient, dans leurs comptabilités, allant de plus en plus mal, au travers de transferts manipulés illicitement, et cela depuis des années. La raison en était de profiter des fonds fédéraux réservés pour ce cas aux organisations du service public. Le fait que la «Neue Zürcher Zeitung» n’ait pas trouvé un cas plus récent montre que de tels incidents sont rares dans les entreprises publiques suisses. Pourquoi? L’un des grands avantages de la démocratie directe est que les citoyens exercent un contrôle assez dense sur les activités financières de leurs autorités, aussi bien au niveau de la Confédération que des cantons et même des communes. Ce contrôle s’effectue, dans la plupart des cas au travers des parlements et des conseils municipaux, obligations dont ils se chargent avec sérieux pour pouvoir répondre aux citoyens qui les élisent (ou n’élisent plus, forts de leurs droits civiques). Dans le cas de CarPostal, il convient de noter que les enquêtes ont montré qu’aucun des responsables n’a effectué des opérations à ses propres fins, mais plutôt dans le but de maintenir en vie des lignes de bus qui ne rapportaient pas assez pour couvrir leurs coûts. Néanmoins, il s’agissait de l’argent des contribuables utilisés illégalement, dommage qui eut comme résultat le remboursement de l’argent reçu frauduleusement à la Confédération, aux cantons et aux communes – tout est d’ailleurs réglé.3 

Cet exemple montre clairement que la contrainte du profit, imposé à toute société anonyme, est incompatible avec l’idée fondamentale à la base des services publics suisses. Citons là-dessus encore la «Neue Zürcher Zeitung»: «En effet, les conditions-cadres fixées par le Conseil fédéral pour les transports publics (c’est-à-dire les exigences du service public, mw.) ne sont pas conciliables sans rupture avec les attentes de profit du même Conseil fédéral qu’il adresse à ses entreprises de transport.» Et le grand quotidien zurichois a ajouté: «Après tout, l’Etat se contredit constamment lui-même lorsqu’il veut contrôler les entreprises et en même temps maximiser leurs dividendes».4 

La conclusion logique qui s’impose est que le service public doit avant tout remplir sa mission au service de la population, sans avoir à courir constamment après des rendements plus élevés. Le rédacteur en chef, Eric Gujer, aboutit tout de même à une conclusion tout à fait différente: «Le cas modèle des falsificateurs du bilan jaune aurait été l’occasion idéale de discuter de la raison d’être des sociétés fédérales.» (mise en relief mw.)

C’est au moins un langage clair! Comment se fait-il qu’un journal suisse renommé remette en question l’existence des entreprises du service public fédéral? Et comment se fait-il que les cars postaux suisses soient devenus une société anonyme?

Vent de libéralisation avec l’aide de 
l’interdiction des aides d’Etat de Bruxelles 

Ce n’est un secret pour personne que l’UE n’a aucune préférence pour n’importe quelles allocutions de l’Etat, notamment par rapport aux entreprises assurant des services publics. Il est évident que le principal objectif du marché intérieur de l’UE est le marché prétendument «libre», qui sert principalement les grandes entreprises à s’implanter sur des marchés nationaux ou régionaux de bon fonctionnement. Bien que la Suisse ne soit pas membre de l’UE, depuis deux ou trois décennies, des entreprises étrangères menacent le secteur public suisse, comme c’est le cas avec le service postal.

L’UE soutient ces activités par le biais de «l’interdiction des aides d’Etat», véritable arme de destruction des structures nationales et locales. Selon l’article 108 du «Traité sur le fonctionnement de l’Unions européenne» du 13 décembre 2007 et l’interprétation correspondante de la Commission européenne, les soutiens publics aux entreprises «par exemple sous forme de subventions, de bonifications d’intérêt ou d’exonérations fiscales, de garanties, de participations de l’Etat dans des sociétés, de fourniture  de biens et de services à des conditions préférentielles» ne sont généralement pas autorisées. Si la Commission conclut qu’une aide pourrait «affecter les échanges entre Etats membres au sein de l’UE» et entraîner des «distorsions de concurrence», «La Commission doit interdire l’aide, sauf sous présentation de preuves démontrant qu’elle est compatible avec le marché commun»5 (mise en relief mw.).

Pour la Suisse, cette interdiction de tout soutien de la main publique a déjà son impact aujourd’hui. Une des conséquences fut la transformation des entreprises de service public en sociétés anonymes de droit privé, une autre en est l’exclusion des petites centrales hydroélectriques des subventions de l’Etat.6 Des conséquences bien plus graves sont à craindre pour l’avenir si la Suisse devait conclure l’accord-cadre avec l’UE et se voir ainsi contraindre d’adopter le droit communautaire dans de nombreux domaines juridiques. 

Les PTT suisses en pleine fragmentation –
est-ce la bonne action d’adaptation des postes au marché «libre»?

Dans ces colonnes, il a déjà été dit à plusieurs reprises que certains milieux suisses ne tentent malheureusement pas de ralentir cette évolution douteuse, mais l’encouragent vigoureusement. Des forces au sein de l’administration fédérale et des administrations cantonales, mais aussi dans la politique et les associations d’entreprises, qui représentent principalement les intérêts des grandes entreprises, revendiquent et poussent la transformation fondamentale des entreprises de service public. La Poste, les Chemins de fer fédéraux suisses, les hôpitaux et l’énergie hydroélectrique sont de plus en plus soumis à des objectifs économiques, et au lieu du bien commun, l’accent est mis sur les rendements. Les hôpitaux de campagne sont fermés malgré le besoin évident de la population parce qu’ils «ne fonctionnent pas de manière rentable»; les bureaux de poste sont fermés depuis des années contre la résistance de la population au «motif» que les guichets des bureaux de poste ne sont pratiquement plus fréquentés (ce qui est faux), etc.

La Poste Suisse, par exemple, appelée jusqu’en 1998 les «PTT» (Poste, Télégraphe, Téléphone) a toujours été fortement ancrée dans la population. L’interaction concertée a parfaitement fonctionné: le fort excédent d’appels téléphoniques (la poste avait le monopole du téléphone) a financé les déficits de la poste causé par la livraison des lettres et des colis, distribués de manière ponctuelle et fiable à chaque ménage, même dans les nombreuses vallées montagneuses éloignées – un véritable service public. Les lignes de bus postal atteignaient tous les villages qui n’étaient pas situés sur une ligne de chemin de fer, bien qu’à l’époque, elles ne fonctionnaient pas encore toutes les demi-heures ou toutes les heures. Grâce au système de paiement postal (comptes PC), les moyens financiers disponibles étaient plus que suffisants pour garantir les investissements dans de nouveaux bureaux de poste ou de cars postaux.

En 1998, sous l’emprise des influences extérieursdécrites ci-dessus, les autorités fédérales ont commencé à scinder les PTT: le secteur rentable de la téléphonie fut séparé, faisant son entrée en bourse sous le nom de Swisscom SA. La Confédération conservant plus de 62 % des actions – dans le but de générer des dividendes en faveur des particuliers, au lieu d’utiliser le rendement pour servir le public. Sur le marché «libre», il n’y avait bien sûr plus de monopole téléphonique mais la concurrence mondiale qui s’est rapidement imposée sur le lucratif marché suisse. En 2013, PostFinance, la deuxième division rentable de la Poste suisse, les paiements postaux, est devenue une société anonyme de droit privé. Bien qu’elle fasse toujours partie de la Poste suisse, c’est-à-dire qu’elle soit entièrement détenue par la Confédération suisse, elle tient ses propres comptes. Ne restaient ménagés de ses évolutions que les services de courrier et de colis postaux ainsi que les cars postaux, dont tout le monde savait qu’ils seraient déficitaires sans le financement croisé des télécommunications et des services de paiement postaux. Aujourd’hui, CarPostal SA est également une succursale de Post AG, ses actions étant détenues par le gouvernement fédéral. Lorsqu’elle a été soudainement abandonnée à elle-même, après la scission de 1998, et qu’elle était censée faire des bénéfices afin de maintenir en vie les lignes faiblement dotées en personnel, certains responsables essayèrent de sortir des chiffres rouges en recourant aux transferts illicites dans la comptabilité décrits ci-dessus.

Le Souverain (les citoyens) ne veut 
pas de privatisation du service public

Pour la plupart des entreprises actives au service public, leur forme juridique ne permet plus de savoir s’ils appartiennent à l’Etat ou au secteur privé, suite à leur transformation, au cours des vingt dernières années, en sociétés anonymes. Dans ce statut juridique, les entreprises de service public se trouvent sur le seuil de la privatisation, même s’il existe une résistance considérable à l’encontre de l’abandon de leur autosuffisance. Heureusement, cela ne passera pas sans le consentement des citoyens aux urnes de votation.

La démocratie directe a également un effet de freinage important sur le groupe de télécommunications Swisscom: en 2006, le Conseil fédéral a voulu vendre la majorité des actions détenues par la Confédération et ainsi privatiser complètement Swisscom. Cela aurait permis de faire verser dans les caisses fédérales environ 17 milliards de francs supplémentaires (ce dont la Suisse, avec son budget relativement solide, n’avait guère besoin). Ni le Conseil national ni le Conseil des Etats n’avalisèrent cette proposition – bien que les deux conseils n’aient atteint leurs majorités que de justesse (avec 99 voix contre 90 dans la Grande chambre et 23 voix contre 21 dans la Petite). En conséquence, la Confédération a conservé à ce jour sa participation majoritaire à Swisscom. Plusieurs membres du Conseil des Etats, s’étant prononcés contre le projet de privatisation, soutiennent l’attitude de nombreux Suisses à l’égard de la gestion souveraine du service public. Filippo Lombardi (PDC, Tessin), par exemple, a insisté sur ce le point suivant: «l’infrastructure des télécommunications reste entre les mains des Suisses», et Simon Epiney (PDC, Valais) a demandé au Conseil fédéral de se demander «si le monopole d’Etat ne risquerait pas de se transformer en monopole privé». Les députés ont également participé à des sondages d’opinion selon lesquels «une privatisation complète au sens du Conseil fédéral (lors d’un référendum) n’aura aucune chance» (Peter Bieri, PDC, Zoug).7 

Dix ans plus tard, en été 2016, Ruedi Noser, conseil d’Etat (PLR, Zurich), a entrepris une autre tentative allant dans le sens de la privatisation totale de Swisscom, mais a dû retirer sa motion en automne en raison de son absence de chance dans le débat au Conseil – ni, selon un autre sondage, lors d’une votation populaire.8 Ni la pression d’economie suisse et d’autres agences nationales préconisant le marché «libre» sans limites, ni une étude OCDE selon laquelle aucun autre pays en Europe n’était aussi hostile à la privatisation que la Suisse» n’y ont remédié.

L’économiste en chef de l’OCDE a même pronostiqué que la croissance économique prétendument trop faible de la Suisse «ne serait pas suffisante pour financer les futures dépenses publiques»(!), recommandant en thérapie de choc, entre autres, la privatisation de Swisscom.9 Pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas avec les Suisses, en dépit de toutes les sombres prophéties? «La grande différence: dans d’autres pays, ce ne sont pas les citoyens eux mêmes qui se prononcent en dernière instance», note le magazine «Bilanz», désillusionné.

Le service public – 
ligne rouge pour l’accord-cadre avec l’UE

Ainsi, grâce à la démocratie directe, il reste encore de l’espoir que nos entreprises de service public éprouvées ne soient pas bradées au plus offrant. Mais il s’agit pour nous autres, citoyens, de rester vigilants: la prochaine ligne rouge défiant notre système étatique sera l’accord-cadre avec Bruxelles, et là, notamment en ce qui concerne la question du service public. 

Dans cette optique, la Conférence des gouvernements cantonaux (CdC) a adopté, en mars 2018, une position à contours très critiques par rapport à la législation européenne sur les aides d’Etat, ayant repéré quantité d’embûches dans l’accord-cadre et dans l’adoption de lois correspondantes par la Confédération et les cantons, susceptibles d’aboutir à des impacts négatifs pour notre organisation souveraine du service public. Voici quelques points marquants de la position de la CdC de 2018: «Si cela se révèle être nécessaire, les futurs accords sectoriels bilatéraux avec l’UE pourront contenir des règlementations autonomes sur les aides d’Etat, à condition qu’elles tiennent compte de la structure fédérale de la Suisse et des particularités de chacun de ses secteurs économiques. Ceci en considération que […] le système de l’UE n’est pas compatible avec les systèmes institutionnel et constitutionnel suisses. La reprise et le développement dynamique du corps règlementaire de l’UE sont donc exclus dans tous les cas.» (3.1. point 11) Et plus loin: «La surveillance et le contrôleéventuels d’aides d’Etat accordées par la Suisse ne peuvent être assurés que par une autorité suisse, dans le cadre d’accords sectoriels bilatéraux.» (3.2. point 16, mise en relief mw.)10 

Il est à espérer que les gouvernements cantonaux, à l’heure du choix qui s’approche, ne reculent pas devant cette déclaration claire. Même si, grâce à leur intervention, l’adoption de la législation européenne sur les aides d’Etat n’est pas explicitement mentionnée dans le texte de l’accord-cadre: Bruxelles n’acceptera jamais, au grand jamais, que dans les accords bilatéraux qui en découlent les subventions accordées soient accordées et contrôlées par la Confédération et les cantons eux-mêmes, conformément au droit suisse et à la structure fédéraliste. Cela serait diamétralement opposé à l’objectif poursuivi de l’UE avec l’accord-cadre: pour elle, l’enjeu primordial reste de forcer la Suisse à adopter le droit communautaire, sans conditions ni restrictions.

Tout dépend, une fois de plus, de nous tous, citoyennes et citoyens. Plus nous nous rendons compte que le système de l’UE n’est pas compatible avec le système suisse en termes de politique d’Etat et de droit constitutionnel, plus l’accord-cadre sera voué à l’échec, du moins lors de la votation populaire. Qui sait, peut-être l’est-il déjà lors des délibérations au Parlement? 



https://www.uvek.admin.ch/uvek/fr/home/detec/entreprises-liees-a-la-confederation/service-public-de-qualite.html
Gujer, Eric. «Die Schweiz ist ein Land der Selbstgerechten. Dabei ist die Liste der Affären und Skandale lang». Dans: «Neue Zürcher Zeitung» du 4 décembre 2020 (La Suisse est un pays d’autojustifiants. La liste de ses affaires et scandales est pourtant longue)
DETEC. «Subventions perçues par CarPostal Suisse SA».
Gujer, Eric. «Die Schweiz ist ein Land der Selbstgerechten», ibid.
Commission européenne. Concurrence. Agir pour les consommateurs. Aides d’Etat pour l’économie
https://ec.europa.eu/competition/consumers/government_aid_fr.html
voir «Il faut promouvoir les petites centrales hydroélectriques au lieu de les anéantir»; ds: Horizons et débats du 25 novembre 2020
«Swisscom-Privatisierung ist gescheitert». (La privatisation de Swisscom a échoué) Rapport du débat au Conseil des Etats. Ds: «Neue Zürcher Zeitung», 08/06/06
«Ruedi Noser zieht Swisscom-Motion zurück» (Ruedi Noser retire la motion Swisscom). Ds: Handelszeitung online du 26 septembre 2016 (sda/me) 
Kowlasky, Marc. «Die Swisscom ist reif für die Privatisierung» (La Swisscom est prête à êtreprivatisée). Ds: «Bilanz» du 31/05/16
10 Conférence des gouvernements cantonaux (CdC). Prise de position des cantons sur les aides d’Etat dans les relations Suisse-UE. Assemblée plénière du 23 mars 2018

 

  

 

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