Une Allemagne devenue «verte» serait-elle le signe d’une ère plus paisible?

par Karl-Jürgen Müller

«Tous les partis trompent leurs électeurs, mais il n’y en a pourtant aucun qui atteint le gouffre existant entre l’image et les réalités des Verts allemands.»

Jutta Ditfurth, 
ancienne présidente du parti Les Verts1

2021 sera l’année des prochaines élections fédérales en Allemagne. Pour la première fois depuis 2005, on s’attend sérieusement à ce que le parti Bündnis 90/Die Grünen forme le gouvernement, avec d’autres partis présents au Bundestag (Parlement allemand). Le parti fait tout ce qu’il peut depuis un certain temps, massivement soutenu par «l’esprit du temps». Depuis les dernières élections au Bundestag et après quelques échecs politiques profonds, le parti a pu se féliciter des taux de sympathie élevés et des succès électoraux considérables. Comme dans le passé, le parti exploite son aura d’avant-garde écologiste, promoteur de la Paix et se battant pour les droits de l’homme mais, ces derniers temps, évitant tout radicalisme et se donnant les apparences d’un parti libéral et civique. Leurs représentants de première ligne ont appris à paraître lucides et à ne plus effrayer personne. Il n’est pourtant pas moins nécessaire de se demander à quoi l’Allemagne et l’Europe seront exposées réellement si les Verts influenceront, de manière décisive, la politique allemande. Il est grand temps d’examiner cette question de plus près. Les réflexions suivantes se basent essentiellement sur le programme de politique étrangère et de sécurité du parti. 

Après sept ans et 34 cycles de négociations, le 30 décembre 2020, les représentants concernés de l’Union européenne et de la Chine ont signé un accord global sur les investissements appelé «Comprehensive Agreement of Investments» (CAI, Accord global sur les investissements). Pour les hauts responsables politiques des deux partenaires, cet accord constitue un jalon dans les relations économiques bilatérales et, selon la «Neue Zürcher Zeitung» du 31 décembre, il vise «principalement à offrir aux entreprises de l’UE de nouvelles opportunités sur le marché chinois en pleine croissance et à garantir des conditions de concurrence plus équitables qu’auparavant.» La Chine, poursuit le quotidien zurichois, «reçoit, en récompense, l’assurance que le marché intérieur de l’UE lui est ouvert et doit le rester».

Coordonner la politique 
de l’UE envers la Chine avec Biden

Il n’y a pas lieu d’entrer dans les détails de cet accord. Il est plus intéressant de savoir de qui est venue une voix d’objection, et ce n’est pas la moindre: celle du député européen Reinhard Bütikofer, membre du parti allemand Bündnis 90/Die Grünen et anciennement son chef. Dans une interview accordée à la radio Deutschlandfunk, le 31 décembre, il s’est plaint du manque de fiabilité des Chinois envers les traités internationaux et de leur manque d’acceptation de normes «européennes» clairement sollicitées lors des négociations: sur la durabilité, les droits de l’homme et l’interdiction du travail forcé. M. Bütikofer soupçonne que la concession actuelle de la Chine est une tentative de séparer l’UE des Etats-Unis avant que Joseph Biden ne prenne ses fonctions estimant que l’UE aurait dû «d’abord s’entretenir avec M. Biden afin de voir où nous [l’UE et les Etats-Unis] pouvons faire politique commune».

Bütikofer, Özdemir et Biden 2004: ensemble avec les néo-conservateurs 
Va-t-en-guerre contre la Russie

Faire de la «politique commune» avec des cercles puissants des Etats-Unis n’est pas un faux pas au sein du Parti des Verts, notamment pas pour Reinhard Bütikofer. Il y a seize ans, le 28 septembre 2004, M. Bütikofer a signé, ensemble avec son collègue de parti, M. Cem Özdemir et 98 autres cosignataires, une «lettre ouverte» aux dirigeants de l’Union européenne et des pays de l’OTAN. Cette lettre visait à contrer les ouvertures du gouvernement allemand et de la «vieille Europe» envers la Russie, pendant et après la guerre d’Irak de 2003. Elle avait été rédigée par une organisation néoconservatrice représentant les principaux cercles bellicistes aux Etats-Unis, le «Project for the New American Century»,2 après l’attaque d’une école russe à Beslan dans laquelle la critique envers le président russe, M. Poutine. Contrairement à la guerre d’Afghanistan en 2001, M. Poutine s’était prononcé contre la reprise de la guerre par les Etats-Unis et leur «coalition des volontaires», enfreignant le droit international. La lettre, cependant, blanchit cette guerre comme faisant partie de la tentative «d’apporter un changement démocratique partout dans le monde, y compris dans le grand Moyen-Orient», en affirmant: «Les dirigeants occidentaux doivent reconnaître que leur stratégie actuelle envers la Russie [à l’époque encore en partie avec l’effort de parvenir à une entente réciproque] a échoué.»
    A côté des deux politiciens des Verts de premier rang, de nombreux néoconservateurs américains et européens de renom avaient signé la lettre, ci-inclus Joseph Biden, le futur président des Etats-Unis.
    Les déclarations antirusses et, récemment, antichinoises de M. Bütikofer s’inscrivent dans une ligne de longue date. Un exemple en plus: le 2 novembre 2016, la «Frankfurter Allgemeine Zeitung» avait fait état de l’opposition allemande à Nord Stream 2.3 Parmi eux se trouva, encore, Reinhard Bütikofer qui, à l’époque, avait critiqué Gerhard Schröder en ces termes: «Gerhard Schröder s’est engagé dans les exportations énergétiques russes, sources du financement des exportations de guerres russes.»

Le «modèle» Fischer

Déjà avec la guerre de l’OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie du printemps 1999, guerre en flagrante violation du droit international, l’image du Parti Vert, cultivée jusqu’alors en tant que défenseur de la protection de l’environnement et de la Paix, fut contredite par la réalité. Joschka Fischer, alors ministre allemand des Affaires étrangères et un Vert très en vue, se firent les propagandistes de cette guerre, à l’époque encore contre la résistance de nombreux collègues du parti, en recourant à cette infâme comparaison avec Auschwitz. Cette guerre fut, elle aussi, accompagnée d’importants dommages environnementaux, notamment au travers de l’emploi, par l’OTAN, de systèmes d’armes radioactifs et le bombardement d’usines chimiques et industrielles. Dans les années suivant cette guerre, M. Fischer, contrairement à son chancelier Gerhard Schröder, n’a jamais fait de déclarations autocritiques sur sa politique belliciste de l’époque. Le fait qu’il ait noué, au cours des années suivantes, des liens transatlantiques étroits, notamment avec la secrétaire d’Etat américaine de l’époque, Madeleine Albright, cadrait avec sa propagande de guerre. Il est resté fidèle à sa ligne jusqu’à ce jour – comme on a pu le constater, une fois de plus, lors d’une interview accordée à la «Neue Zürcher Zeitung» du 29 décembre 2020.

Jutta Ditfurth s’exprime sur 
le dossier américain des Verts allemands

Le fait que M. Bütikofer, M. Özdemir et M. Fischer ne soient pas des phénomènes exceptionnels au sein du parti des Verts allemands, c’est ce qu’affirme Jutta Ditfurth dans son livre publié, il y a près de dix ans, «Krieg, Atom, Armut. Was sie reden, was sie tun» (Guerre, nucléaire, pauvreté. Leurs paroles et leurs actes: Les Verts) – surtout dans le chapitre «In Stahlgewittern». Dans une interview accordée au Spiegel online, datant du 20 février 2011, elle a une nouvelle fois résumé succinctement ses recherches: «Spiegel online: Vous dites des Verts qu’ils sont passés d’un parti pacifiste à un parti de guerre. Vous accusez même le président fédéral, M. Cem Özdemir, de ‹marcher avec la laisse des Etats-Unis›.» Jutta Ditfurth:«M. Özdemira disparu de la vue du public allemand pendant un certain temps, en 2002, après l’affaire des miles en prime et le scandale d’un prêt privé […]. Il était aux Etats-Unis, parrainé par le German Marshall Fund pour y suivre une sorte de formation complémentaire. Soudainement, il y a eu cette montée politique abrupte – d’un moment à l’autre, Cem Özdemirsiège dans toutes sortes de comités qui ont toujours quelque chose à voir avec les relations entre l’Europe, notamment l’Allemagne, et les Etats-Unis. En octobre 2010, WikiLeakspublia quelque 400 000 documents secrets sur la guerre en Irak. Cem Özdemirn’a pas tardé à trouver cela ‹éthiquement discutable›, non pas cette guerre, mais la publication des documents.» Mme Ditfurth y ajoute son expérience personnelle: «Après tout, j’ai moi-même fait l’expérience des essais de prise d’influence du gouvernement américain sur les hommes politiques chez nous. Lorsque j’étais présidente fédérale du parti des Verts, le département d’Etat américain a voulu me contacter. J’ai aussitôt communiqué mon désintérêt. Lors de ma tournée de conférences aux Etats-Unis, en 1987, ils l’ont essayé à nouveau. A l’université de Georgetown à Washington, je me suis soudain retrouvé devant un public invité – dont beaucoup d’hommes en uniforme et d’employés de la CIA. Nous nous sommes disputés vivement – au point qu’un ancien commandant de la ville de Berlin s’exclama: ‹Si nous avions voulu, les Verts n’auraient jamais existé!›»

Analyses recherchées

Le livre de Jutta Ditfurth, permettant une vue au-delà des clichés, n’a recueilli que peu d’approbation. Il convient de signaler ici pourtant quelques exceptions. Le 17 juillet 2011, quelques mois après la publication du livre de Mme Ditfurth, David Noack a publié un graphique montrant un réseau transatlantique dans lequel les politiciens des Verts sont engagés. Huit ans plus tard, le 21 juin 2019, cette illustration a fait l’objet d’une «vérification des faits».4 Résultat: «Un graphique montre les présupposées relations transatlantiques d’éminents hommes politiques verts. Le document vient d’être divulgué, à nouveau, sur Facebook, datant pourtant de 2011. La plupart des affirmations sont vraies, tandis que certaines informations sont fausses ou dépassées» (Mise en relief par l’auteur).
    Du même acabit est un texte de Robert Zion, à l’époque lui-même membre de Bündnis 90/Die Grünen et actif alors dans la Société allemande pour la Paix, intitulé «Die Grünen: Parteiferne Anstiftung» (Les Verts. Instigation à partir de l’écart).5 Dans la préface du livre, l’auteur dit : «Dans la crise ukrainienne, nombreux membres de la Fondation Heinrich Böll, proche du parti des Verts, façonnent une bonne partie de l’image extérieure que présentent les Verts. A cette occasion, des attitudes et des liens transatlantiques très spécifiques, ayant une longue histoire, refont surface.» Le texte fait référence aux événements déjà mentionnés ci-dessus, puis rend compte d’une conférence organisée début octobre 2014 par le Center for European Policy Analysis, basé aux Etats-Unis. Le sujet de la conférence fut «Raviver l’atlantisme en Europe centrale. Menaces et opportunités», avec comme un des principaux orateurs Victoria Nuland, co-responsable du coup d’Etat en Ukraine, en février 2014, et épouse du néoconservateur Robert Kagan. Seules deux personnes allemandes y étaient invitées: Marieluise Beck, politicienne de la mouvance verte, mariée à Ralf Fücks, co-président de la Fondation Heinrich Böll, et sa fille, Charlotte Beck, devenue peu après directrice de programme de la politique étrangère et de sécurité au bureau de Washington de la Green Foundation. 
    D’autres références du texte cité, concernant les origines idéologiques des Verts, courtisés par les néoconservateurs américains, sont d’intérêt similaire: ils ne proviennent pas du mouvement environnemental, mais sont d’anciens trotskystes ou maoïstes avoués. En 1983, par exemple, Marieluise Beck se décrivit encore comme une «sympathisante trotskyste». On peut retracer un passé trotskyste parmi de nombreux néoconservateurs américains de premier plan. D’ailleurs, Reinhard Bütikofer, déjà cité, écrit sur son propre site Internet à propos de ses années de formation universitaire: «Il a rejoint le Kommunistische Hochschulgruppe (KHG) et la Kommunistischer Bund Westdeutschland (KBW).» 

Les Verts allemands 
en total accord avec l’OTAN

Le 26 septembre 2021, l’Allemagne élira son prochain Bundestag. Presque tous les personnages politiques de haut niveau du parti les Verts disposent entre-temps de solides liens transatlantiques, circonstance qui rend le parti non seulement totalement compatible avec l’UE, mais également avec l’OTAN. Les dernières pièces de la mosaïque sont le nouveau Manifeste du parti, adopté fin novembre 2020, et les déclarations faites par les principaux responsables politiques des Verts pendant et autour de la conférence numérique à l’occasion du congrès du parti, parfaitement organisée. 
    Ses dirigeants ont en effet largement suivi un document politique présenté de leur députée du Bundestag, Franziska Brantner, daté du 16 avril 2020.6 Son raisonnement se résume ainsi: le monde est en grand désordre, affirme-t-elle. Les Etats autoritaires et conquérants comme la Russie et la Chine tentent, de toute force, de combler les vides politiques. Même si les choix des Etats-Unis sont incertains encore (en avril, il n’était pas encore clair si Donald Trump resterait président), les Verts allemands se voient «étroitement liés aux Etats-Unis en ce qui concerne leurs valeurs et leur politique de défense»(!). L’Europe UE et notamment l’Allemagne devront assumer «davantage de responsabilités» dans le monde entier, ce qui signifie également d’être prêts à fournir davantage d’efforts militaires, si nécessaire également en vue de davantage d’opérations de guerre partout dans le monde. L’Europe doit, en conclut la politicienne des Verts, «grandir et repartir à nouveau les tâches dans la besogne de l’Alliance transatlantique» en «optimisant ses capacités militaires». Bien sûr, ajoute-t-elle, que l’on partage toujours ses réserves par rapport aux missions militaires, notamment face à l’histoire de l’Allemagne, et il est nécessaire de les rappeler. Cependant, conclut-elle, les Verts doivent «également faire face aux questions, difficiles, sur la Guerre et la Paix». Par exemple en répondant à la question «comment nous assurer que c’est nous qui dominons la spirale de l’escalade, et non pas M. Poutine, M. Erdogan ou M. Xi Jinping?»
    Le nouveau programme du parti en dit long, par exemple en affirmant que «les opérations [militaires] directes [de la Bundeswehr] dans le cadre des Nations Unies ont [...] la priorité sur les opérations de crise de l’UE et de l’OTAN. Seulement «priorité» donc. Cela n’a plus grand-chose à voir avec le droit international et la Charte des Nations unies.
    La présidente des Verts, Annalena Baerbock, a adopté cette ligne dans le cadre du congrès du parti, fin novembre 2020, de sorte que le quotidien berlinois «Der Tagesspiegel» a écrit, le 1er décembre 2020: «Les Verts se préparent à gouverner. Augmentation des dépenses de la Bundeswehr ou des missions de combat avec la France – la cheffe du parti des Verts, Mme Baerbock, est prêt à en parler. Il y a là beaucoup de louanges du côté de la CDU.»

Oskar Lafontaine

Oskar Lafontaine, ancien leader du SPD et désormais jouant un rôle éminent, quoique reclus, dans le parti La Gauche, a commenté les développements des Verts, dès le 29 avril 2020, en ces termes: «En fin de compte –réarmement, attaque contre la Russie, Nord Stream 2 – les Verts sont fiables du point de vue des Etats-Unis, qui terrorisent la moitié du monde au travers de leurs sanctions, des guerres commerciales, des guerres avec drones et des guerres avec bombardements, et tout cela en pleine crise de Corona.»7
    La question se pose si tous les électeurs verts allemands se rendent compte de tout cela et s’ils l’approuvent en effet?  



«Grünen-Wähler wollen getäuscht werden» (Les électeurs verts veulent être trompés), ds.: Spiegel online en conversation avec Jutta Ditfurth, 20/02/11; https://www.spiegel.de/kultur/gesellschaft/alt-linke-jutta-ditfurth-gruenen-waehler-wollen-getaeuscht-werden-a-745943.html
https://web.archive.org/web/20121015185232/http://newamericancentury.org/russia-20040928.htm
https://www.faz.net/aktuell/politik/inland/nord-stream-2-widerstand-gegen-putins-pipeline-waechst-14507991.html
https://correctiv.org/faktencheck/politik/2019/06/21/diese-grafik-ueber-die-gruenen-stimmt-groesstenteils-ist-aber-veraltet/
https://www.heise.de/tp/features/Die-Gruenen-Parteiferne-Anstiftung-3370415.html
https://www.franziska-brantner.de/2020/04/16/gruene-vernetzte-aussenpolitik-fuer-eine-welt-in-unordnung/
https://www.nachdenkseiten.de/?p=60571

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