La langue francaise et la francophonie

Présentation des points de réflexions et études du linguiste Claude Hagège avec des représentants de l’Assemblée parlementaire sur la francophonie en 2009

par Peter Küpfer

Linguiste, Professeur au Collège de France et polyglotte (titulaire de plusieurs diplômes en différentes langues), Claude Hagège est l’auteur de nombreuses publications dont la plus récente s’intitule «Contre la pensée unique». Ces livres ont contribué à engendrer l’amour des langues au-delà de l’aspect intellectuel. 
    De renommée internationale, il défend la diversité des langues, garante du droit à la diversité du genre humain. A ceux qui défendent et mettent sur un piédestal la suprématie linguistique de l’anglais, Hagège oppose sa conviction: «La langue unique promeut la pensée unique!». Surtout dans les lieux où la suprématie culturelle n’avait pas été voulue, mais imposée à divers niveaux.
    C’est dans ce contexte humain qu’un des doyens de la linguistique française voit un rôle important de la Francophonie ou «francité» selon sa formulation. Pour lui, la Francophonie ne doit pas lutter contre la suprématie de l’anglais dans le monde actuel, ni la concurrencer, mais encourage les divers peuples du monde entier à défendre leur particularités. Ce n’est pas par une novelle «lingua franca» que le monde devient plus humain, affirme-t-il, mais par la rencontre paisible de nos cultures. 

Jeunesse en Tunisie

Claude Hagège est né à Carthage, une banlieue de Tunis, capitale d’un pays arabe sous protectorat français, situé à côté de l’Algérie qui était une colonie et même un ensemble de départements français. En parlant de sa jeunesse, le linguiste garde le souvenir de l’existence de très bons lycées français de l’époque, des excellents professeurs et de l’enseignement de la langue française. La qualité de ces établissements était identique à celle des lycées des grandes villes de province ou de Paris. De langue maternelle française (sa mère était française) il connut pourtant, dans sa jeunesse, une situation de babélisation très forte, car la langue arabe demeurait présente sous ses deux formes, dialectale et littéraire. Cette dernière était apprise et considérée par les Tunisiens comme une langue de prestige, celle du Coran.

Dans un contexte 
de colonies multiples

De nombreuses colonies italiennes, un nombre élevé de Russes émigrés, une petite colonie allemande, une très importante population juive, dont son père était membre (par conséquent, l’hébreu sous sa forme biblique était enseigné aux enfants) étaient présentes à cette époque.
    Au moment de sa naissance, Israël n’était pas encore fondé, mais on pressentait déjà le développement grandissant de cette langue. Cependant on ignorait qu’elle serait un jour langue nationale d’un pays créé 12 ans plus tard. Dans ce contexte «hyper-babélisé», la langue française avait un statut particulier car elle gardait un parfum de langue de prestige littéraire.

Du bilinguisme au multilinguisme

Selon ses propres paroles, la plupart de ses travaux étaient obscurs et confidentiels pour le grand public. Il lui semblait donc nécessaire de vulgariser la science linguistique, car le langage contient ce qu’il y a de plus humain dans l’espèce humaine. Par conséquent, si le public cultivé ne s’intéresse pas au langage, aptitude essentielle de notre espèce par rapport aux autres espèces animales, il y a alors tout un pan de la culture qui lui échappe. Son désir de vulgarisation était donc fondé sur la volonté de faire connaître au public la nature des travaux savants des linguistes à ce sujet. C’est pour cette raison que Claude Hagège plaida en faveur du bilinguisme, dans la formation scolaire afin d’encourager les jeunes à apprendre au moins une langue différente de la leur. 
    Mais alors que certains favorisent à outrance l’anglais, il en souligne les menaces. Partout où c’est le cas, dit-il, le bilinguisme représente un danger pour la raison très simple que la pression de l’anglais est si forte dans le monde contemporain qu’il a la capacité de chasser, d’éliminer toute autre langue. Pour lui, quand on dit bilinguisme, ce n’est qu’une des parties du multilinguisme. Il propose aux politiciens comme seule solution possible, face à la pression de l’anglo-américain aujourd’hui, l’enseignement à l’école, en plus de la langue nationale, non pas une mais deux langues étrangères. Le linguiste s’est donc toujours prononcé en faveur du multilinguisme, dont le bilinguisme n’est qu’une des formes.

Rivalité entre 
anglophonie et francophonie?

Concernant le terme francophonie, Hagège se défend toute approche idéologique. Tout d’abord, pour lui, le terme francophone signifie étymologiquement «individu qui parle le français», un point c’est tout. 
    Il ajoute pourtant que pour lui, francophone est aussi un adjectif qui caractérise les pays qui ont choisi le français pour langue officielle, ou qui l’ont pour langue maternelle. Il s’agit donc pour l’essentiel de la France, du Québec, de la Suisse romande ou de la Wallonie belge. En plus de ces pays, un certain nombre d’autres: la Roumanie, le Liban ou d’autres pays d’Afrique ou d’Europe centrale, et tous les pays d’Afrique noire et du Maghreb dits francophones, n’ont pas le français pour langue maternelle, mais l’ont choisi comme langue de diffusion et de culture. Pour lui, ce sont ces pays-là qui éclairent la notion de Francophonie, révélant un contexte à la fois autant exigeant que prometteur. Il existe à l’heure actuelle une méfiance à l’égard du français, y compris par les Français eux-mêmes. Ce changement radical, date, selon lui, du début des années 90, rupture s’expliquant par l’entrée de la Grande-Bretagne dans le marché commun, à laquelle le Général de Gaulle était totalement hostile, non sans raison. Pour Hagège, cette entrée a été dans une très large mesure aussi celle de l’anglais à Bruxelles et constituait un élément capital. Par contre, le philologue insiste sur l’existence en France, d’ une tradition de promotion du français, celle de la IIIe République de Jules Ferry, au terme de laquelle même des gens de la gauche anti-bourgeoise, anti-capitaliste, comme Jean Jaurès,tenaient des propos qu’on considèrerait aujourd’hui comme colonialistes affirmant par exemple: «C’une très bonne chose, que notre langue s’introduise dans les écoles d’Afrique, parce qu’elle donne une richesse culturelle nouvelle aux Africains.» Donc, de la gauche à la droite, l’opinion française à cette époque était très largement ouverte à la promotion du français. 
    Après l’indépendance de ces pays dans le début des années 60, et au moment même où se créait l’OIF (Organisation internationale de la francophonie), avant que ne se créent un certain nombre d’institutions diffusant le français dans les pays d’Afrique et ailleurs, une mentalité de remords ou de repentir par rapport à l’expérience coloniale commençait de se répandre en France. Il se produisit un rejet du prestige culturel de la France, et du coup, du français. On n’a plus accepté de considérer le français comme une langue permettant de voyager parce que beaucoup de gens la connaissent dans le monde. On a commencé de plus en plus à penser que c’était là, désormais, la fonction de l’anglais. Paradoxalement la France devint un des pays dans lesquels l’entreprise francophone fut la moins bien vue et la plus ignorée. 
    La France devint le pays où l’on trouve le plus grand nombre d’adversaires du français. Le français arrive en deuxième position après l’anglais en termes de diffusion sur les cinq continents. C’est là un critère essentiel. Les Français ignorent la diffusion mondiale du français, et comme ils ne la connaissent pas, ils n’ont aucun élément pour s’opposer à celle de l’anglais. Dans ce contexte, Hagège insiste sur un point. Si on lui posait la question, dit-il, si le français peut supplanter l’anglais, il répondrait que le français, la francophonie, n’avait en rien pour objectif de supplanter l’anglais. Pour lui, il s’agirait là d’une lutte stérile, l’évolution de l’anglais étant trop forte. Pour lui, la Francophonie propose un autre choix et favorise la diversité, voilà tout ce qu’elle fait et doit faire. Dans cette vue, elle ne prétend en rien se substituer à la diffusion de l’anglais.

Le vrai enjeu de la francophonie: 
encourager la diversité culturelle 

Hagège a mis le doigt sur la proximité du pouvoir, militaire, politique et économique et celle culturelle. Face à l’émergence de nouvelles puissances comme l’Inde et la Chine, leur ascension n’aboutira pas à d’avantage de diversité. Il est amené à constater le contraire. La Chine et l’Inde promeuvent l’anglais et commercent avec eux en anglais, et non pas dans leur langue. Mais un jour, à la faveur d’une puissance économique de plus en plus grande, l’Inde et la Chine vaudront promouvoir leur propre langue dans le monde, alors là, ce serait certainement un obstacle majeur à la diffusion de l’anglais. Mais cela supposerait une politique concertée, voulue, organisée de ces pays. Pour que davantage de personnes, en France et ailleurs, comprennent mieux l’enjeu linguistique dans le monde moderne où les langues dominantes se répandent, au travers des nouveaux médias (internet, plateforme numériques, réseaux sociaux), à vitesse vertigineuse, Hagège propose l’enseignement de l’histoire de la dissémination de la langue et de la culture françaises dans le monde. 
    Les raisons pour lesquelles cette proposition lui paraît importante résident dans la méconnaissance de la Francophonie par la majorité des Français. Par conséquent, selon lui, pour la faire connaître, il faut en raconter l’histoire, et les conditions dans lesquelles cela a commencé. Il faut rappeler comment d’éminents chefs d’Etats comme Bourguiba,comme Senghor, comme d’autres, aussitôt achevées les négociations d’indépendance avec la France, et paradoxalement, ont dit: maintenant que nous avons combattu la France et que nous avons obtenu notre indépendance, retenons de la France ce qu’elle a de meilleur, à savoir sa langue et sa culture. En d’autres termes, la naissance même de la Francophonie montre qu’il s’agit d’une entreprise voulue par des gens autres que les Français. C’est cela qu’il propose qu’on enseigne aux enfants: donner une information sur l’histoire de la Francophonie, l’histoire d’une entreprise paradoxale, très originale, remarquable, très rare, au terme de laquelle un certain nombre de gens, autres que Français, et qui venaient de se battre contre la France, ont décidé de promouvoir la langue de la France. Il affirme sa conviction qu’un tel enseignement préparerait, dès l’école, à une prise de conscience de plus en plus forte de ce qu’est le statut du français dans le monde, non pas contre l’anglais, mais pour proposer un autre choix. Pour lui, le principal avantage de l’entreprise francophone, c’est que contrairement au caractère entièrement unifié de l’anglais comme langue imposée mondialement, la promotion du français est celle de la diversité. 
    Le Président Abdou Diouf avait affirmé que «nous Africains, nous percevons la Francophonie comme une ouverture à nos langues». Pourquoi ça? La raison en est très simple: la Francophonie, ce n’est pas le Commonwealth, qui est un club dont le critère de constitution est économique et financier. La Francophonie, elle, est unique au monde, c’est ça aussi qu’il faut enseigner aux enfants: il s’agit d’une association de pays qui se réunissent autour d’une langue. C’est donc ainsi que le linguiste fait appel aux parlementaires venus des quatre coins du monde se réunissant pour revaloriser le rôle du français dans le monde. La Francophonie est la seule véritable ouverture à la diversité des langues. Si on attend d’une langue qu’elle favorise la promotion des autres, des langues régionales et tribales dans un pays donné, ce n’est sûrement pas de l’anglais que l’on pourra l’obtenir. En revanche, on peut l’obtenir du français, et c’est là son dernier message. Parce que le français, dit-il, à la différence de l’anglais, n’a pas de vision dominante mondiale. Il ne s’agit pas de combattre ouvertement l’anglais, mais de le voir comme une entreprise face à laquelle il en existe d’autres. Et cette autre entreprise, c’est la promotion du français, laquelle n’a pas pour but une mondialisation à son bénéfice. Elle a pour objectif un autre choix, celui d’encourager la diversité.

Source: «L’homme de paroles». Entretien réalisé par Christine Lafrance et Marjorie Houle, le 10 octobre 2009, Assemblée parlementaire de la Francophonie, www.apf.francophonie.org/entretien

*Claude Hagège, linguiste. Né à Carthage (Tunisie) en 1936, le Bachelier du lycée Carnot de Tunis en poursuit ses études en France. Nommé maître de conférences en 1970, puis professeur à l’université de Poitiers, il devient directeur d’études en linguistique structurale à l’École pratique des hautes études en 1974 et professeur titulaire de la chaire de théorie linguistique au Collège de France entre 1988 et 2006. Le linguste à renom internationale est actuellement professeur honoraire au Collège de France, renommé pour sa maîtrise d’une dizaine de langues et ses connaissances éparses dans une cinquantaine de langues, parmi lesquelles l’italien, l’anglais, l’arabe, le mandarin, l’hébreu, le russe, le guarani, le hongrois, le navajo, le nocte, le pendjabi, le persan, le malais, l’hindi, le malgache, le peul, le quechua, le tamoul, le tetela, le turc et le japonais. Il est auteur de plusieurs oeuvres linguistiques et de livres ayant eu un grand succès par la capacité de cet amoureux des langes de disséminer sa fascination par la parole humaine, dont L’Homme de paroles: contribution linguistique aux sciences humaines,Paris, Fayard, 1985; Combat pour le français: au nom de la diversité des langues et des cultures, Paris, Éditions Odile Jacob, 2006; Dictionnaire amoureux des langues,Paris, Éditions Plon-Odile Jacob, 2009; Contre la pensée unique, Paris, Éditions Odile Jacob, 2012

 

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