Entretien avec le Prof. Dr. Marc Chesney*
Horizons etdébats: Professeur Chesney, qu’est-ce qui a poussé à lancer une initiative populaire en faveur d’une toute nouvelle forme d’imposition? En règle générale, les initiatives populaires visent à améliorer les réglementations insatisfaisantes. Quelles sont les lacunes ou les insuffisances auxquelles vous souhaiteriez remédier avec le micro-impôt?
Marc Chesney: Le système fiscal est complexe et archaïque. A l’heure de la numérisation de l’économie, il est contre-productif de taxer le travail et la consommation aussi lourdement qu’actuellement.
En outre, un objectif important de l’initiative de micro-impôt est de mettre des grains de sable dans les rouages de la finance casino. Depuis une trentaine d’années, le volume des transactions électroniques est énorme. Il est équivalent à environ 150 fois le PIB de la Suisse. C’est tout simplement démesuré par rapport aux besoins de la société. Les commissions en tous genres appliquées par les établissements financiers à chacune de ces transactions, étouffent l’économie et permettent à une très petite minorité de s’enrichir.
Dans ses textes, le comité d’initiative souligne l’importance des opérations de paiement sans espèces, qu’il décrit comme le «système nerveux central de l’économie réelle et financière», ets’appuie sur ce constat. Jusqu’à présent, c’était surtout l’individu qui était taxé pour son travail, ou du moins pour son travail rémunéré. Désormais, les opérations de paiement seraient taxées. Quels sont, selon vous, les avantages de cette forme d’imposition?
Trop souvent, la digitalisation de l’économie détruit des emplois et le travail humain en général, au lieu de générer du temps libre et des salaires plus élevés, comme cela devrait être le cas dans une société bien organisée. Pour atténuer la tendance au sous-emploi et à la précarité, ce sont les transactions électroniques qui devraient être taxées, et non pas le travail. Tout le monde ne peut pas devenir informaticien!
Lors de la conférence de presse de mars dernier (sur le site du comité d›initiative), il a été dit que le micro-impôt apporterait de la transparence au trafic des paiements et renforcerait la Suisse en tant que pays souverain. Pourriez-vous nous expliquer un peu cela?
Le trafic des paiements est opaque. Toutes les données ne sont pas disponibles. Par exemple, les informations concernant les transactions intrabancaires, c’est-à-dire au sein d’une même banque, les transferts entre la Banque nationale et les banques commerciales, les transactions liées aux produits dérivés ou aux cryptomonnaies, etc., sont soit manquantes soit incomplètes. Comme le contribuable répond des risques pris par les grandes banques, il devrait au moins être informé de l’importance de ce volume surdimensionné et comprendre les dangers qui lui sont inhérents.
A l’ère de la numérisation, le thème de la surveillance et du contrôle joue un rôle important. Qu’en dites-vous? Cet impôt ne risque-t-il pas d’entrainerla suppression de l’argent liquide, pour beaucoup une évolution dangereuse?
Non, le micro-impôt ne risque pas d’entrainer la suppression de l’argent liquide. Nos salaires ne sont plus payés en espèces depuis longtemps. Pour obtenir de l’argent liquide, il faut d’abord aller au bancomat. Et dès que 100 francs sont retirés, par exemple, 10 centimes sont prélevés comme micro-impôt, et sur ce montant, il reste peut-être 1 ou 2 centimes pour la banque. Ce n’est que lorsque l’on paie en espèces, que la transaction n’est pas taxée.
Le texte de la conférence de presse souligne également le fait que le trafic des paiements suisse, bien que vital et central pour les citoyens, les entrepreneurs et l’Etat, est actuellement délégué à des sociétés privées, d’abord à la société privée SIX Payment Services SA, qui appartient depuis fin 2018 à la société française Worldline, avec une prise de participation par SIX Group SA de 27 % des actions de Worldline. Le texte souligne également que la privatisation du trafic de paiements, un bien public, risque de «chambouler la Suisse et son système financier, alors que le pays est encore largement un Etat souverain». Pourriez-vous expliquer cela de manière un peu plus détaillée? Dans quelle mesure l’initiative de micro-impôt pourrait-elle être utile à cet égard?
Dans une économie moderne, le trafic des paiements est essentiel et devrait être un bien public. Malheureusement, ce n’est pas le cas. En raison de sa privatisation, le trafic des paiements est opaque et son ampleur démesurée comporte des dangers. L’initiative micro-impôt vise à faire la lumière sur ce point.
En ce qui concerne concrètement la mise en œuvre de l’initiative: qui fixerait le taux du micro-impôt, et sous quelle forme devrait/pourrait-il être mis en œuvre, ou qui en serait responsable, compte tenu du caractère actuellement privé du trafic des paiements?
Concrètement et comme prévu dans le texte de l’initiative, le taux du micro-impôt devrait être fixé à 0,05 pour mille au cours de la première année de mise en œuvre. Cela signifie que si vous payez une facture de 1000 francs, 5 centimes seraient perçus comme micro-impôt. C’est presque rien, presque invisible. Au départ, l’objectif est de mesurer précisément l’énorme volume des transactions électroniques. Après un an, nous saurons si ce volume représente 150 fois ou, disons, 200 fois le PIB. Ensuite, le gouvernement aura chaque année la responsabilité de fixer le taux de sorte que la TVA, puis l’impôt fédéral direct et enfin le droit de timbre soient supprimés. Un autre objectif serait, sans s’endetter davantage, d’aider tous ceux qui souffrent financièrement de la pandémie. A un moment donné, le secteur financier se doit d’y contribuer. Les récents scandales et pertes du Credit Suisse montrent que la priorité des grandes banques est malheureusement différente: elles veulent continuer à profiter de la finance casino. A moyen terme, l’ordre de grandeur du taux de micro-impôt devrait être de 0,1 %, ce qui devrait rapporter environ 100 milliards de francs par an.
L’initiative touche trois impôts fédéraux. Toutefois, la principale charge fiscale du contribuable repose sur les impôts cantonaux et communaux. Pourquoi les initiateurs ont-ils choisi l’impôt fédéral?
Le comité du micro-impôt s’est concentré exclusivement sur les impôts fédéraux. Afin de supprimer également certains impôts cantonaux, les représentants politiques des cantons concernés devraient organiser une votation locale.
Pourrait-on aussi appliquer ce principe aux impôts cantonaux et communaux? Est-ce que ce serait financièrement viable, et possible à mettre en œuvre de manière équitable? Est-ce que, lors de la répartition des recettes fiscales, ça ne conduirait pas à un appareil administratif centraliste?
Le principe pourrait également être appliqué aux impôts cantonaux et communaux afin de supprimer des impôts locaux. Sans la TVA et sa bureaucratie, l’appareil administratif central devrait se réduire, et non s’étendre.•
*Marc Chesney a étudié les mathématiques à l’Université de Paris, où il a obtenu les diplômes de Master en mathématiques appliquées (1983) et de Master en économétrie (1984). Puis, à l’Université de Genève, après un Master en économie (1986), il devient en 1989 Docteur en économie financière. C’est à la Sorbonne en 1994, qu’il passe son Habilitation à diriger des recherches. De 1993 à 2003, il est professeur à l’Ecole des Hautes Etudes Commercialesde Paris (HEC). Depuis 2003, il est professeur de finance mathématique à l’université de Zurich, où il est également directeur du département de Banque et de Finance et du Centre de compétence en finance durable. Marc Chesney développe une analyse critique des marchés financiers et des grandes banques. Ses recherches portent sur les crises financières, les risques systémiques inhérents aux produits financiers, les manipulations de marché et les délits d’initiés, et plus généralement sur la mondialisation et la financiarisation de l’économie. Il est l’auteur de plusieurs articles sur les dangers liés à la taille et à la complexité du secteur financier. Marc Chesney est aussi membre de Finance Watch.
ev. Le texte de l’initiative porte sur les articles 128, 130 et 132 de la Constitution fédérale.
En vertu de l’actuel article 128 de la Constitution fédérale, la Confédération peut prélever un impôt fédéral direct (progressif) de 11,5 % au maximum sur le revenu des personnes physiques et de 8,5 % au maximum sur celui des personnes morales. Cette taxe doit être remplacée par une micro-taxe sur les opérations de paiement sans numéraire. L’article 130 de la Constitution fédérale régit la taxe sur la valeur ajoutée. Il doit être supprimé sans être remplacé, tout comme l’article 132, alinéa 1, de la Constitution fédérale, qui régit le droit de timbre. Le paragraphe 2 sur la retenue à la source est maintenu.
La Constitution1est modifiée comme suit:
Art. 128 Micro-impôt
sur le trafic des paiements sans espèces
Art. 130
abrogé
Art. 132 titre et al. 1
Impôt anticipé
Art. 197 ch. 122
12. Disposition transitoire ad art. 128
(Micro-impôt sur le trafic des paiements sans espèces)
1RS 101
2Le numéro définitif de la présente disposition transitoire sera fixé par la Chancellerie fédérale après le scrutin.
par Prof. Dr. Marc Chesney
Question 1: Qu’est-ce-que le micro-impôt?
Il s’agit de simplifier et de mettre à jour un système fiscal complexe, archaïque et bureaucratique. Comment? En considérant précisément l’énorme assiette fiscale que représenterait l’ensemble des transactions électroniques. Il s’agirait d’environ 100 000 milliards de francs, chaque année. Une micro-taxe appliquée à cette «macro» recette fiscale générerait environ 100 milliards de francs. De quoi supprimer 3 impôts:
Question 2 : Sur quoi et comment sera-t-il prélevé?
Très simplement, de manière automatique. Chaque fois que nous irons chez le coiffeur, ou au restaurant et que nous paierons avec la carte de crédit, chaque fois que nous retirerons de l’argent au bancomat, chaque fois que nous achèterons des actions par le biais d’un ordinateur, chaque fois que nous paierons d’autres factures avec un téléphone portable, la micro-taxe de 0,1 % sera prélevée. Permettez-moi de considérer un exemple: Je retire de l’argent au bancomat, par exemple 100 francs. Sur ces 100 francs, 0,1 % – en l’occurrence 10 centimes – seront prélevés automatiquement au titre du micro-impôt fédéral.
Question 3 : Quels impôts remplacera-t-il?
Les impôts à supprimer seraient: la TVA, l’impôt fédéral direct et le droit de timbre. Le premier, la TVA, correspond à environ 23 milliards de francs. Le second, l’impôt fédéral direct, à 22 milliards. Le troisième, le droit de timbre, à 2 milliards. Donc nous aurions besoin d’environ 47 milliards de francs. Or, cette micro-taxe de 0,1 % appliquée à 100 000 milliards de francs – ces énormes recettes fiscale – générerait précisément 100 milliards de francs, bien plus qu’il n’en faut pour supprimer ces trois impôts, en l’occurrence 47 milliards de francs.
Question 4: Quel est le volume actuel de transactions électroniques en Suisse?
J’ai effectivement cité ce volume gigantesque de transactions électroniques annuelles en Suisse. 100 000 milliards de francs, environ. Je dis «environ», parce que nous n’avons pas accès à toutes les données. Par exemple, les transactions intrabancaires – c’est-à-dire effectuées à l’intérieur d’une même banque –, celles liées aux crypto-devises, celles liées aux dérivés, etc. Donc, avec 100 000 milliards de francs nous sommes prudents. Il est possible que la recette fiscale soit en réalité plus importante.
Question 5: Cet impôt aura-t-il un impact sur le volume des transactions électroniques?
Effectivement, l’introduction d’un tel micro-impôt aurait fort probablement un impact sur l’ensemble du volume des transactions électroniques. L’impact pourrait être à la hausse, ou à la baisse. A la baisse, pourquoi? Parce que l’on peut s’imaginer que les transactions effectuées à la milli ou à la microseconde, seront délocalisées à l’étranger. A la hausse, pourquoi? Car, inversement, des entreprises situées à l’étranger, par exemple en France, Allemagne, Italie, seraient particulièrement intéressées à venir s’installer en Suisse, vu que le système serait encore plus transparent qu’avant, moins bureaucratique, et les impôts seraient plus faibles. Permettez-moi de considérer un cas extrême: Supposons que 80 % des transactions électroniques soient délocalisées quasiment du jour au lendemain. Pour supprimer les 3 impôts déjà mentionnés – la TVA, le droit de timbre et l’impôt fédéral direct – Nous aurions besoin de 50 milliards… bon, légèrement moins… 47 milliards de francs. Une microtaxe de 0,1 % ne générerait plus que 20 % du montant initial, en l’occurrence 20 milliards de francs. Donc pour pouvoir abolir ces 3 impôts, nous aurions besoin de travailler avec 0,25 % plutôt que 0,1 %. 0,25 % générerait justement 50 milliards de francs. Mais un taux d’imposition de 0,25 % demeure microscopique. Nous avons donc beaucoup de marge de manœuvre.
Question 6: Quels seront ses avantages pour la population suisse et pour les PME?
Un exemple concret: une famille – le père, la mère et deux enfants. Supposons que cette famille perçoive un revenu annuel de 100 000 francs. Cette famille, si la TVA disparait et s’il en est de même avec l’impôt fédéral direct, va économiser environ 4 000 francs par an. Les PME vont y gagner en termes d’argent et en termes de temps. De temps, effectivement car la bureaucratie liée à la TVA va disparaitre si le micro-impôt est introduit. Pour résumer: pour 99 % des ménages et des entreprises, l’introduction du micro-impôt aura un effet positif.
Question 7: Quel sera son impact pour les banques?
Le secteur financier n’est pas homogène. Notre projet prévoit de rémunérer les instituts financiers lorsqu’ils joueront un rôle de percepteur. Sur cette base, les petites banques pourraient supporter ce projet, car elles seraient rémunérées pour un travail simple et automatique. Par contre les grandes banques vont probablement s’opposer à une telle initiative. En effet, étant actives en termes de transactions électroniques effectuées à la milli ou à la micro seconde, vous pouvez bien vous imaginer, qu’après quelques minutes, voire quelques heures, bien que le taux soit très faible, l’impôt dont elles s’acquitteront sera finalement bien plus important.
Question 8: Pourquoi introduire un tel impôt aujourd’hui?
La société est confrontée à des défis majeurs. Je vais en citer quatre.
Question 9: En quoi répond-il à la digitalisation de l’économie?
En ce qui concerne la digitalisation de l’économie, permettez-moi de considérer quelques exemples. Lorsque nous allons faire nos courses à la Coop ou à la Migros, au lieu d’avoir affaire à des caissières, nous sommes de plus en plus souvent en rapport avec des caisses électroniques. Nous allons bientôt voir dans nos villes des taxis sans chauffeurs. Et donc, nous allons être confrontés à un sous-emploi massif. Il va falloir trouver des solutions intelligentes, car une société démocratique ne saurait fonctionner avec un sous-emploi correspondant à 20, 30 ou 40 % de la population. Le micro-impôt est précisément une de ces solutions, puisqu’au lieu de taxer le travail, c’est les transactions électroniques qu’il taxe.
Question 10: En quoi répond-il au défi climatique?
En ce qui concerne le défi climatique et l’apport que pourrait avoir la micro-taxe, rappelez-vous qu’un micro-impôt de 0,1 % devrait générer 100 milliards de francs. Or, pour abolir les trois impôts en question nous aurions besoin de 47 milliards de francs. Que faire du surplus? L’affecter précisément à la transition énergétique.
Question 11: Cette initiative émane-t-elle d’un parti politique?
Non, cette initiative n’est pas marquée politiquement. Elle transcende les différences politiques. Nous conservons notre indépendance, et sommes en contact avec différents partis. En dernière instance, ce dont il s’agit, c’est de mettre à jour un système fiscal archaïque, et cela bénéficiera au plus grand nombre.
Question 12: La Suisse peut-elle lancer seule ce micro-impôt?
Oui, certainement, la Suisse peut lancer seule une telle initiative. Le premier pays qui mettra en place un micro-impôt, bénéficiera d’un véritable avantage par rapport aux autres pays, puisqu’il attirera de nombreuses entreprises, qui voudront elles aussi bénéficier des avantages liés à ce micro-impôt.
Question 13: Ce micro-impôt diffère-t-il de la taxe Tobin?
Oui, le micro-impôt est différent de la Tobin et principalement pour deux raisons. Tout d’abord, il s’applique à l’ensemble des transactions électroniques et donc pas seulement aux transactions financières liées à l’achat de devises, d’actions ou d’obligations, mais à toutes les transactions électroniques réalisées dans l’ensemble de l’économie. Secondo, il ne s’agit pas de rajouter un nouvel impôt – il en existe déjà assez comme cela – il s’agit d’en supprimer, en l’occurrence trois.
Question 14: Cet impôt s’appliquera-t-il aux multinationales?
Oui, effectivement le micro-impôt constituerait une solution contre l’optimisation fiscale pratiquée à grande échelle par les multinationales, et en particulier par les quatre géants: Google, Apple, Facebook et Amazon. Peu importe si leur siège social est situé dans tel ou tel pays, à partir du moment où elles auraient des clients ou des fournisseurs en Suisse, par exemple, le micro-impôt serait prélevé à chaque transaction électronique.
Question 15: Ne craignez-vous pas que les banques suisses délocalisent leurs activités?
Délocaliser les transactions électroniques à l’étranger, ne permettrait pas aux grandes banques suisses d’éviter l’impôt. En effet, le texte prévoit que le groupe dans son entier, est responsable. Donc, si une grande banque suisse, au lieu d’effectuer une transaction entre par exemple Genève et Zurich, l’effectue entre Francfort et Londres, elle se devra de déclarer la transaction et de payer le micro-impôt. Et si elle ne le fait pas, cela constituera un délit.
Source:https://marcchesney.com/fr/
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