Des électeurs «socialisés en dictature» – la dernière goujaterie de l’année?

Le style caractérisant certains débats publics de nos démocraties «évoluées»

par Peter Küpfer

Dans son article «‹Ennemi extérieur – ennemi intérieur›, l’Allemagne avant les élections fédérales» (Horizons et débats, no 14, 22 juin 2021), Karl-Jürgen Müller s’est de nouveau livré à l’analyse des changements intervenus dans le contenu et le style du débat public, en se focalisant sur l’Allemagne. Pourtant, comme en témoignent de nombreux exemples cités dans ses articles, ce ne sont pas seulement la montée de l’agressivité et du manque d’objectivité qui entrent ici en ligne de compte dans le débat public en Allemagne. L’article dont il est fait mention ci-dessus est un nouvel exemple de la façon dont la démocratie moderne est à présent menacée aussi de l’intérieur. Dans une démocratie fonctionnelle, ce n’est pas seulement le contenu présenté qui doit être constitutionnel pour avoir droit à l’approbation, mais c’est également le vocabulaire avec lequel il est exposé dans les débats publics. 
    L’article mentionné ci-dessus évoquait le spectre de l’AfD tel qu’il est dépeint aux yeux de certains et auquel on s’empresse d’apposer l’étiquette de «droite radicale», selon une optique de gauche, voire néolibérale, comme cela a également été le cas à l’approche des élections régionales dans le Land de Saxe-Anhalt. Ces dernières élections ont d’ailleurs entrainé un regain d’intérêt, car souvent perçues comme étant le «baromètre» des élections de septembre prochain, destinées à renouveler le Parlement Fédéral. 
    La citation figurant dans l’article mentionné et qui a provoqué ce commentaire a été introduit par le passage suivant (repris ici pour en rappeler le contexte): «Le spectre du péril représenté par l’extrême droite a une longue histoire en Allemagne et il a, après 1990, progressivement et très officiellement remplacé le spectre de la menace représentée par l’extrême gauche dans le rôle du principal danger. Dans ce qui fut autrefois l’Allemagne de l’Ouest, bien des gens croient pouvoir distinguer ce fantôme en chair et en os, tout particulièrement dans l’ex-RDA, à l’Est. On en a eu un très récent exemple le 28 mai dernier avec les déclarations dans le ‹FAZ Podcast for Germany›de Marco Wanderwitz, membre du CDU et Délégué du gouvernement pour les Länder de l’Est du pays: d’après lui, la tendance à voter en faveur des partis de la droite radicale serait nettement plus prononcée à l’Est de l’Allemagne qu’à l’Ouest». 
    A quoi vient s’ajouter la citation extraite de la déclaration, totalement inacceptable, de M. Wanderwitz, délégué, rappelons-le, aux relations avec la partie orientale du pays:
    «Nous sommes ici confrontés à des gens qui ont été à tel point socialisés par la dictature [communiste] que même au bout de trente ans, ils ne sont pas encore vraiment entrés en démocratie.» Et ce haut fonctionnaire berlinois d’ajouter qu’une partie de la population est-allemande présenterait ainsi selon lui les stigmates d’«opinions anti-démocratiques profondément invétérées» [passages mis en italique par PK].
    Manifestement il s’agit pour M. Wanderwitz de «justifier» ainsi les raisons pour lesquelles, dans le Land de Saxe-Anhalt (autrefois en ex-RDA), les électeurs ont davantage voté pour l’AfD que pour la CDU. 
    Là, on est dans du lourd, aussi bien sur le plan du contenu que du style: Ces mots passent clairement la ligne rouge de ce qui est encore admissible, même dans des débats houleux. Lorsqu’il fait des déclarations publiques sur le résultat d’une élection, un haut fonctionnaire ne devrait pas avoir de difficultés aussi évidentes à distinguer son opinion personnelle de ce que sa fonction exige de lui: Modération dans la forme et refus des jugements et déclarations partisanes. 
    Au-delà de son arrogance verbale, cette déclaration doit également être vigoureusement contestée sur le fond. Insinuer qu’une partie de la population d’un Etat fédéral allemand autrefois rattaché à l’ex-RDA communiste aurait été majoritairement «formatisée en dictature» et en serait en conséquence sortie porteuse d’«opinions non démocratiques bien arrêtées» n’est pas admissible. Le délégué au gouvernement fédéral allemand chargé des relations avec les pays de l’ex-Allemagne de l’Est ne souhaite-t-il donc gérer ces relations de manière décente et objective que si la majorité de la population de ces Länder vote pour son propre parti? Selon cette «logique», tous ceux qui pensaient, dans l’immédiat après-guerre, que c’était l’ensemble de la population allemande qui devait faire l’objet d’une «dénazification» auraient eu raison, car en suivant ce raisonnement (d’une généralisation inadmissible), cette population toute entière avait été «socialisée en dictature». A cette époque déjà, les Alliés avaient la conviction, discutable, d’avoir toute légitimité pour ce faire. C’est cette arrogance, à présent plus souvent ressentie à l’ouest, qui empoisonne le climat, tant au niveau national qu’international. La génération fondatrice de la République fédérale d’Allemagne était unanime, de la gauche à la droite, pour affirmer que l’Allemagne ne devait plus entreprendre aucune action belliqueuse, ni même être complice de ce genre de guerre. 
    Même si les plus hautes instances juridictionnelles ont opté pour une autre orientation, très controversée d’ailleurs, il n’en demeure pas moins clair, du point de vue de toute personne ayant vécu l’après-guerre et qui s’engage en faveur de cette cause: la Loi fondamentale allemande est en elle-même irréprochable dans son orientation de principe vers la mise hors la loi de toute forme de guerre. Elle réaffirme ce fondement anti-belliciste en liant la Loi fondamentale explicitement au droit international applicable (entre autres la Charte des Nations unies qui proscrit toute «solution» belliciste dans les rapports internationaux). La participation active et la responsabilité de la République fédérale d›Allemagne dans la guerre illégale menée par l’OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie, qui contredit ouvertement ce principe de base, n’est pas de la responsabilité de la population allemande (à qui on n’avait pas demandé son avis) certes pas non plus de celle de l’ancienne RDA, mais de façon significative de l’ancien soixante-huitard reconverti en Vert Joschka Fischer, à l’époque ministre des Affaires étrangères du gouvernement Schröder (PS). 
    Le lien étroit actuellement revendiqué entre la Bundeswehr et la «nouvelle» OTAN, qui a trahi son objectif initial purement défensif, n’exauce pas seulement les vœux des hautes sphères bellicistes des Etats-Unis, mais apparemment aussi ceux de la candidate à la Chancellerie allemande des Verts. Rien ne peut effacer ce genre de faits troublants, aussi irréfléchis soient-ils. Dans le cas de Mme Annalena Baerbock,la position qui a reçu publiquement son soutien, à savoir l’alignement de la Bundeswehr plus étroitement encore sur une OTAN potentiellement agressive n’est certainement pas issue d’un ensemble de valeurs de citoyens «socialisés en dictature» (la candidate à la chancellerie, qui a grandi et a donc été «socialisée» en Allemagne de l’Ouest, est née en 1980); elle a apparemment trouvé son origine dans un mode de pensée totalement différent.
    Si l’on doit parler de «déficits démocratiques», c’est ici qu’ils se situent avant tout, et non pas chez des électeurs dont leurs choix ne correspondent pas à ce qu’une certaine vue du monde et de nos sociétés attend d’eux. Le premier principe de toute démocratie réelle est le respect de la volonté du souverain. Dans les vraies démocraties, le souverain est et demeure le peuple, et non les experts autoproclamés, à l’extérieur et à l’intérieur de l’exécutif 

 

 

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