L’affaire Assange: impossible de tuer le lanceur d’alerte

par Baltasar Garzón*

Je ne sais pas si le nom de Mme Vanessa Baraitser, juge à la Central Criminal Court de Londres, restera dans les annales de l’histoire du droit pénal international ou de l’histoire des extraditions de son pays, mais l’arrêt qu’elle vient de prendre marquera un tournant dans sa carrière. Elle a refusé d’extrader Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, vers les Etats-Unis.
    Il est vrai que la juge aurait pu – et peut-être aurait-elle dû –prendre une décision plus tranchée, en se référant explicitement à la défense de la liberté d’expression comme base déterminante de sa décision, mais elle a choisi de se rabattre sur une option moins délicate pour la justice britannique – toujours équilibrée et politiquement correcte – à savoir les motivations humanitaires.
    Le refus de l’extradition de Julian Assange réclamée par les Etats-Unis a déclenché un soupir de soulagement collectif. Cette magistrate est parvenue à la même conclusion que celle souvent clairement exprimée par l’équipe d’avocats de la défense que je coordonne: En raison des années de détention forcée et du harcèlement constant auxquels Julian Assangea été soumis pendant cette longue période, sa santé s’est considérablement détériorée.«Il y a un haut risque qu’Assange se suicide si l’extradition est autorisée», a déclaré Mme Baraitser. «L’état de santé mentale de M. Assange est tel qu’il lui serait absolument insupportable d’être extradé vers les Etats-Unis». 
    C’est vrai. J’ai pu constater de mes propres yeux la façon inhumaine dont le journaliste et fondateur de WikiLeaksa été traité, par des éléments puissants et omniprésents qui ont tenté de le réduire au silence, de le neutraliser et de l’éliminerpar tous les moyens. En cela, ils ont échoué. Depuis le 19 juin 2012, date à laquelle Julian a demandé asile à l’ambassade d’Equateur à Londres, c’est un véritable combat de David contre Goliath que nous avons dû engager pour empêcher les Etats-Unis de s’en tirer impunément. Donner suite à ce droit a été décidé par le gouvernement du président Rafael Correa, un geste courageux allant à l’encontre du tout-puissant gouvernement américain. La liberté d’expression, la liberté d’informer et surtout le droit des citoyens à savoir exactement qui sont ceux qui tirent les ficelles, qui font tourner le monde ainsi que le droit des citoyens de savoir ce que certains ne veulent pas que nous sachions et dans quelle direction ils veulent que nous allions – tous ces éléments étaient en jeu. En d’autres termes: le fondement même de la démocratie.

Assange a tenu bon

Julian Assange a tenu bon et il en a payé le prix. Il a été accusé d’avoir commis 18 infractions: 17 d’entre elles relèvent de la loi sur l’espionnage de 1917 – vous voyez à quelle époque on faitréférence – la dernière étantliée à une présumée assistance informatique apportée à Chelsea Manning, l’officier qui, selon l’accusation portée par les Etats-Unis, serait à l’origine de WikiLeaks. La peine de 175 ans d’emprisonnement requise «s’explique»par la publication dans des journaux d’informations sur la guerre en Irak et en Afghanistan, des archives de Guantanamo et des dépêches du Département d’étaten 2010. Ce qu’Assange a révélé, c’est que les autorités américaines ont commis de nombreuses infractions criminelles: des crimes de guerre, des délits de torture et différentes infractions criminelles au niveau international. 
    Il a depuis lors subi un véritable calvaire. Cela a été confirmé par le rapporteur des Nations unies contre la torture, M. Nils Melzer, de même que par le groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire, etpar le biais de rapports récurrents et percutants du rapporteur des Nations unies sur la santé. Par ailleurs, le traitement qui lui a été infligé dans la prison de haute sécurité de Belmarsh depuis son expulsion de l’ambassade en avril 2018 a amené le tribunal à la conclusion que tout procès à son encontre débouchant sur une condamnation constituerait un acte particulièrement cruel risquant irrémédiablement de provoquer son décès. 
    Ce verdict met en évidence le caractère disproportionné des peines encourues et les doutes de la juge à l’encontre du système pénal américain, surtout en période de pandémie. Cela explique peut-être l’existence de l’apparente contradiction dans sa décision qui, d’un côté, considère le déroulement du procès dans le pays requérant comme équitable, tandis que de l’autre, elle juge inacceptable l’exécution de la peine requise car celle-ci pourrait aboutir immanquablement au décès de l’accusé. Cette allégation est encore plus grave que l’affirmation claire selon laquelle les accusations portées à l’encontre de Julian Assange auraient un caractère politique et violeraient le droit à la liberté d’expression, ce qui est effectivement l’optique soutenue par la défense. En bref, cette décision de défendre les droits de l’accusé disqualifie l’ensemble du système pénitentiaire américain dans un même temps. La justice britannique est parvenue aux mêmes conclusions, il y a à peine deux ans, dans l’affaire Lauri Love du mouvement des Anonymous, lorsqu’elle a refusé de l’extrader vers les Etats-Unis pour la même raison en février 2018.

Sept années de détention 
et de harcèlement

La solidarité et le courage dont a fait preuve le président Correa lorsqu’Assange s’est réfugié à l’ambassade d’Equateur à Londres ont permis d’éviter que ce dernier ne soit extradé vers la Suède sur la base d’obscures accusations qui se sont évaporées avec le temps, sans qu’aucune inculpation ne soit prononcée et sans que les preuves ne soient apportées. Tout cela a alimenté les fortes présomptions d’une stratégie concertée visant à provoquer son extradition vers les Etats-Unis. Ce qui en était effectivement l’objectif. 
    Julian Assange a passé sept ans à l’ambassade, enfermé dans une pièce dépourvue de lumière du jour et d’air frais, en proie à toutes sortes de troubles physiques et psychologiques. Il était constamment espionné. Le changement de gouvernement en Equateur, avec l’arrivée au pouvoir d’un président plus conforme à la volonté des Etats-Unis, Lénine Moreno, a entraîné son expulsion de l’ambassade et son incarcération dans une prison de haute sécurité, ce qui risquait encore d’aggraver le fragile état de santé du journaliste.
    Lors de ma dernière visite dans cette prison, alors que nous nous disions au revoir les larmes aux yeux en nous donnant une longue accolade, j’ai vraiment craint pour sa vie, je doutais que justice soit rendue dans le cas de Julian Assange, alors qu’aucun des faits gravissimes perpétrés par un état qui voulait le réduire au silenc n’avait fait l’objet d’une enquête. Dans le cadre de cet affrontement, les menaces se sont étendues à ses proches et son cercle d’intimes. 
    Ses avocats ont également été les cibles d’espionnage du service de sécurité espagnol (UC Global), présent à l’ambassade équatorienne et qui serait liée aux services de renseignements américains. Cette affaire fait l’objet d’une enquête du Tribunal central d’instruction n° 5 de la Cour fédérale espagnole. Même le fils d’Assange, un bébéà l’époque, n’a pas été épargné par cette surveillance. Sa vie quotidienne, réduit à un cercle d’activité minimal, a été minutieusement étudiée et analysée.

Feu sur le lanceur d’alerte! 

Le péché capital commis par le journaliste a sans aucun doute été la création de l’agence de presse WikiLeaks,qui a mis en place un système de pare-feu numérique sur les adresses IP (Internet Protocol) afin que tout lanceur d’alerte, où qu’il se trouve dans le monde, puisse faire parvenir des renseignements sur les crimes commis à cette plateforme d’informations. La source demeure anonyme. Après bien des années, on envisage à présent une directive européenne allant dans ce sens, en faveur de ces messagers de la mauvaise nouvelle. 
    Dans l’histoire, tuer celui qui fait passer un message mauvaisa étéle modus operandi de criminel, de scélérat et de ceux qui ne savaient pas comment dissimuler le mal qu’ils portent au fond d’eux-mêmes. Le secret et la dissimulation sont les méthodes violentes que leurs disciples modernes emploient avec la conviction que leurs forfaits n’apparaitront jamais au grand jour. Ils y parviennent quelquefois, mais dans ce cas précis leurs manœuvres n’ont pu aboutir. Assange n’était pas seul et des centaines de milliers de voix se sont élevéesdes quatre coins du monde pour réclamer la liberté du journaliste. 
    Il est cependant vrai que les autorités se sont montrées particulièrement silencieuses et que des diffamations personnelles inacceptables sur la personne accusée ont abondé. Mais finalement et pour le moment, dans l’attente de l’appel de l’arrêt plus que probable, justice a été rendue. 
    Je pense que celui qui a le mieux synthétisé la situation est Noam Chomsky, dont nous avons présenté le résumé lors du procès devant la juge britannique. Selon le philosophe, Assange a rendu un énorme service à la liberté d’expression et à la démocratie: «Le gouvernement américain veut le criminaliser parce qu’il a mis au grand jour sa puissance, laquelle pourrait s’évaporer si le peuple saisit cette chance de générer des citoyens indépendants au sein d’une société libre plutôt que des sujets d’un empire qui opère en secret.»C’est là que résident la grandeur d’Assange et la misère des Etats-Unis. Aujourd’hui, le lanceur d’alerte est toujours vivant. Et nous, ses avocats, continuerons à défendre le fait qu’il n’a rien fait de plus et rien de moins que son devoir de journaliste pour le bien de tous. •



Source: InfoLibre du 04/01/21; www.infolibre.es/noticias/opinion/plaza_publica/2021/01/05/no_han_conseguido_matar_mensajero_115081_2003.html

(Traduction Horizons et débats)

 

Baltasar Garzón (né en 1955 dans la province de Jaén) a été le juge d’instruction le plus connu d’Espagne pendant des années. Il a enquêté sur de nombreuses affaires politiquement explosives à l’Audiencia Nacional, la plus haute juridiction pénale espagnole, contre les réseaux de trafic de drogue, sur les affaires de corruption, contre le terrorisme de l’ETA et sur les crimes commis à l’époque de Franco. En 1998, il a lancé un mandat d’arrêt international contre le général chilien Pinochet. Pour la première fois au monde, une enquête était diligentée sur un ancien dirigeant étranger, au nom du droit pénal international. En 2009, il a également enquêté sur le gouvernement américain pour des faits de torture commis à l’intérieur du camp de détention de Guantánamo. En 2012, Baltasar Garzón a été interdit d’exercer le droit pendant onze ans. Depuis lors, il a travaillé comme consultant et avocat en Amérique latine, coordonnant notamment la défense de Julian Assange.Il a reçu de nombreuses récompenses pour son engagement en faveur des droits de l’homme. 

Pro memoria: Le 26 juillet 2010, le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, montre un exemplaire du journal britannique «The Guardian» lors d’une conférence de presse au Frontline Club de Londres. Cette dernière est organisée pour discuter de plus de 75 000 documents sur la Guerre d’Afghanistan, mis à disposition du «New York Times», du «Guardian» londonien et de la revue allemande «Der Spiegel» par l’organisation. «Il n’existe pas d’information parfaite, mais en fin de compte la vérité est tout ce que nous avons», a déclaré Assange.
(Photo: keystone)

 

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