Au cours des 200 dernières années, les citoyennes et citoyens ont fait de la démocratie en Suisse un modèle unique au monde. La démocratie directe fait partie intégrante de la culture politique et constitue le fondement décisif de la réussite économique du pays. L’article «Recherche historique et démocratie directe» (voir Horizons et débats, n° 16 du 4 août 2020) a résumé sous forme d’un bref texte de synthèse les recherches effectuées jusqu’à présent. Comme annoncé, les résultats des recherches vont maintenant être approfondis sur la base de divers thèmes, dans un ordre libre. Nous commencerons par le catholicisme et sa signification pour l’histoire de la démocratie. Son influence, en particulier sous la forme du conservatisme catholique, sur l’émergence et le développement de la démocratie directe en Suisse, est encore fortement sous-estimée, et complètement ignorée dans les études historiques. Voici un extrait du chapitre introductif des actes de la conférence «Katholizismus und moderne Schweiz» (Catholicisme et Suisse moderne).1
Les recherches historiographiques ont déjà établi l’importance du catholicisme pour la formation des structures démocratiques de la Suisse.2 Au niveau communal, le principe de la coopérative est un fondement important de la démocratie directe. Le premier type de communauté fut la paroisse, organisée en Suisse sous forme de coopérative décentralisée (paroissiens).
La «liberté communale» promue par le principe de la coopérative, en quelques mots l’autodétermination communale coopérative dans les paroisses, les corporations et les communes politiques, est une tradition souvent sous-estimée. Elle est basée sur un fondement de droit naturel et a beaucoup contribué à la concrétisation ultérieure de la souveraineté populaire et à l’apparition de la démocratie directe au niveau cantonal et fédéral. Dans ce processus, qui a débuté au début du XIXe siècle, le catholicisme et, plus tard, la doctrine sociale catholique ont joué un rôle central.
Définition et aspects historiques
Qu’entend-on par «catholicisme»? Le catholicisme est l’ensemble des manifestations perceptibles et historiquement contingentes du christianisme catholique. Le terme est apparu au XVIe siècle dans le contexte du confessionnalisme, soit en opposition au protestantisme. Aujourd’hui, il existe différents types de catholicisme, apparus dans les différents pays, selon leur contexte historique respectif.3
A partir de 1523, la Réforme perce dans les villes suisses. Mais déjà en 1531, la seconde guerre de Kappel met un terme provisoire à cette évolution. Par la suite, un long processus commence dans la Confédération, conduisant à la formation de deux églises confessionnelles et de deux types de sociétés et de cultures nettement séparés.4
Jusqu’en 1712, la Suisse était caractérisée par la domination politique des lieux catholiques. Les décisions du Concile de Trente (1545-1563) ont initié une réforme catholique qui a, entre autres, conduit à la mise en place d’un système d’éducation catholique, promu surtout par les nouveaux ordres de jésuites et de capucins. Après la deuxième guerre de Villmergen en 1712, les villes réformées ont pris le dessus sur le plan économique et politique, et le confessionnalisme s’est quelque peu atténué. En même temps, du côté catholique les Lumières ont influencé l’élite politique et partiellement aussi ecclésiastique. D’une part, cela a entraîné des tendances vers une Eglise d’Etat et, d’autre part, a déclenché une activité diversifiée de réforme de l’Eglise, guidée par les Lumières catholiques.5
Après les mutations de l’Helvétie, la réorganisation ecclésiale conduisit dès 1821 à la formation de nouveaux évêchés en Suisse. Au XIXe siècle, une cinquantaine de couvents furent sécularisés. Ce processus fut partiellement compensé par les nombreuses congrégations masculines et féminines fondées à partir de 1830 (notamment celles des sœurs d’Ingenbohl et de Menzingen, auxquelles Carlo Moos a consacré un texte dans les actes de la conférence).6
Les années après 1830 furent marquées par la régénération politique des libéraux. A vrai dire, c’était déjà le début du «Kulturkampf» en Suisse, qui allait durer jusqu’en 1880 environ. Dans ce contexte, deux tendances se sont développées au sein du catholicisme suisse: les catholiques libéraux formèrent une minorité hétérogène, tandis que la majorité restait de tendance catholique conservatrice.7
Historiographie et axes de recherche
Dans le Dictionnaire historique de la Suisse (DHS) achevé récemment, voici ce qu’écrit Franz Xaver Bischof sur les conservateurs catholiques de la première moitié du XIXe siècle:
«Une majorité de catholiques conservateurs voulut conserver les traditions par crainte de perdre son identité culturelle et se rattacha à Rome pour rejeter avec plus ou moins de force la société moderne. […]. [Des] barricades [furent] dressées contre l’esprit du temps [...]. Dans les cantons conservateurs, en majorité agraires, l’ultramontanisme alla de pair avec un sous-développement économique, éducatif et culturel.»8
Ce regard, assez courant, sur les catholiques conservateurs, ne peut être maintenu si l’on tient compte des dernières découvertes historiographiques (cf. dans les actes de la conférence les contributions d’Heinrich R. Schmidt sur «l’avance du catholicisme suisse en matière d’éducation» et de René Roca sur les cantons de Schwyz et de Saint-Gall). Quelles sont les raisons du regard unidimensionnel jeté sur le rôle des catholiques conservateurs?
Au cours des 40 dernières années, l’historiographie suisse a favorisé de manière trop unilatérale l’histoire sociale, culturelle et des mentalités, également dans le domaine de l’histoire de l’église et des religions. Les approches méthodiques et théoriques de l’histoire des institutions, de l’histoire politique et de l’histoire des idées ont été négligées et n’ont pas été encouragées. Comme l’a fait remarquer Urs Altermatt, «si l’on examine la littérature de l’après-guerre sur le ‹catholicisme suisse aux XIXe et XXe siècles›, on constate un changement de paradigme vers 1970».9 M. Altermatt a vu les raisons de la rupture historiographique notamment dans les conséquences du Concile Vatican II de 1962-1965 et dans le changement de génération parmi les historiens de premier plan, auquel il a lui-même participé. Jusqu’en 1970 environ, la plupart des ouvrages historiques sur l’Etat fédéral suisse ont été écrits par des historiens suisses de tendance libérale-conservatrice. La raison en est que la culture nationale de la seconde moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle était dominée par les libéraux protestants. Selon M. Altermatt, jusqu’aux années 1950 et au début des années 1960, «le ghetto catholique a perduré dans la sphère culturelle».10 Dès le début de l’Etat fédéral, les historiens d’observance catholique se sont trouvés marginalisés. Ce n’est que vers 1970 qu’ils acquirent une place solide dans l’étude de l’histoire en Suisse, mais seulement parce qu’ils contribuèrent au changement de paradigme. Des historiens catholiques connus tels que Oskar Vasella, professeur d’histoire suisse à l’Université de Fribourg de 1931 à 1966, sont tombés dans l’oubli ou ont été activement mis à l’écart. M. Vasella, qui avait justement réalisé un travail de pionnier dans l’un de ses domaines de recherche, l’histoire de la Réforme: «Avec sa réévaluation de la Réforme, Oskar Vasella a étendu le dialogue au-delà des clivages confessionnels et anticipé l’éveil œcuménique de Vatican II».11 M. Vasella a également abordé à plusieurs reprises la phase de création de l’Etat fédéral et le rôle joué alors par les conservateurs catholiques. Il a déclaré qu’en particulier dans l’évaluation du conservatisme catholique, «une plus grande liberté dans la pensée historique»12 était nécessaire pour présenter plus fidèlement les faits ayant précédé la fondation de l’Etat fédéral. Aujourd’hui, cette liberté manque toujours. L’Université de Fribourg est certes restée un centre d’historiographie sur le catholicisme suisse, mais sur d’autres bases.
M. Altermatt lui-même eut une influence décisive sur le changement de paradigme dans l’historiographie du catholicisme à partir de 1970 avec son étude «Der Weg der Schweizer Katholiken ins Ghetto» (Vers un ghetto des catholiques suisses),13 acceptée comme thèse de doctorat à l’université de Berne en 1970. L’étude porte sur la tendance, particulièrement perceptible après 1848, des conservateurs catholiques à tomber dans un isolement socioculturel, donc dans une sorte de «ghetto», en partie volontairement et en partie involontairement au niveau national. Depuis la fin des années 1970, des termes créés par M. Altermatt tels que «katholisches Ghetto» (ghetto catholique), «Subkultur» (subculture) ou «Sondergesellschaft» (société spéciale) font partie du vocabulaire catholique. Dès lors, la recherche historique nationale a classé le catholicisme suisse de manière trop unilatérale en fonction de ces critères sociologiques et des questionnements qui en découlent.14
La Suisse est un cas particulier en termes d’histoire religieuse et de politique ecclésiastique. Depuis la fondation de l’Etat fédéral, les cantons ont la souveraineté de l’Eglise. L’Eglise catholique possède une double structure, caractérisée d’un côté par les institutions démocratiques propres à l’Eglise d’Etat (p. ex. élections paroissiales), et de l’autre par son organisation hiérarchique propre au droit canonique.15 Il en découle une promotion du fédéralisme et de la conscience démocratique par l’Eglise catholique. Néanmoins, cette réalité a été seulement mentionnée en marge dans les recherches historiques et n’a pas été suffisamment prise en compte. Bien qu’après 1815 les conservateurs catholiques développèrent une résistance à la révision de la Confédération et rejetèrent l’Etat fédéral, ils promurent un fédéralisme à caractère suisse. A cela s’ajoutent les mérites des catholiques conservateurs en matière de culture démocratique en Suisse. Comme M. Vasella le fit remarquer à juste titre, l’histoire du Sonderbund devrait par conséquent être réexaminée. Cela a déjà été tenté avec un article sur le «Sonderbund» dans le Dictionnaire historique de la Suisse:
«Après la fondation de l’Etat fédéral, le courant historiographique dominant attribua longtemps aux radicaux vainqueurs de la guerre du Sonderbund tout acquis constitutionnel en Suisse, même le développement postérieur des instruments de la démocratie directe. Cette vision unilatérale doit être complétée. Malgré la défaite du Sonderbund, quelques-unes de ses revendications passèrent dans la Constitution de 1848. La majorité victorieuse tint compte des désirs des vaincus. Elle fit une place en particulier à la souveraineté cantonale, à laquelle les radicaux modérés étaient aussi attachés. L’interdiction des jésuites ne doit pas non plus cacher les côtés clairement fédéralistes du nouvel Etat, qui laissa aux cantons toutes compétences en matière scolaire et ecclésiastique, qui institua un Conseil des Etats et introduisit la notion de majorité des cantons. Ainsi, le Sonderbund contribua indirectement à rendre plus difficile une solution centraliste et à empêcher d’autres bouleversements révolutionnaires souhaités par les radicaux. Au cours des décennies suivantes, l’hégémonie des vainqueurs et l’exclusion firent place à la recherche du compromis et à l’intégration des vaincus.»16
M. Altermatt n’a pas passé sous silence le fait que les conservateurs catholiques ont promu la culture démocratique. Reconnaissant, il écrit que le mouvement d’émancipation politique des catholiques après 1848 a organisé le peuple croyant sur une base démocratique: «Contrairement à d’autres partis catholiques européens, ils reconnurent d’emblée la démocratie […].»17 Il faut en outre souligner que les conservateurs catholiques, tout comme les premiers socialistes, ont joué un rôle déterminant dans le développement de la démocratie directe (cf. entre autres, l’exemple de Lucerne18). •
1 René Roca, Einleitung, dans: Ders. (éd.), Katholizismus und moderne Schweiz, Beiträge zur Erforschung der Demokratie, Band 1, Bâle 2016, pp. 17–21.
2 René Roca, Wenn die Volkssouveränität wirklich eine Wahrheit werden soll … Die schweizerische direkt Demokratie in Theorie und Praxis – Das Beispiel des Kantons Luzern, Zurich 2012, p. 222 ss.
3 Franz Xaver Bischof, art. Catholicisme,dans: dictionnaire historique de la Suisse, Bâle 2008.
4 Ibid.
5 René Roca, Genossenschaftsprinzip und Naturrecht als Grundlage. Schweizerische und luzernische Demokratiegeschichte bis zur Helvetischen Revolution, dans: Historische Gesellschaft Luzern (éd.): Jahrbuch 31, Lucerne 2013, pp. 45–62, ici p. 54–56.
6 Franz Xaver Bischof, art. Eglise catholique, dans: dictionnaire historique de la Suisse, Bâle 2008.
7 Peter Stadler, Der Kulturkampf in der Schweiz. Eidgenossenschaft und katholische Kirche im europäischen Umkreis, nouvelle édition revue et augmentée, Zurich 1996, pp. 65–81.
8 Franz Xaver Bischof, art. Catholicisme, dans: dictionnaire historique de la Suisse, Bâle 2008.
9 Urs Altermatt, Katholiken und Katholizismus im 19. und 20. Jahrhundert, dans: Revue Suisse d’Histoire, vol. 41, numéro 4, Zurich 1991, pp. 493-511, ici p. 493.
10 Ibid., p. 494.
11 Marco Jorio, Oskar Vasella (1904–1966) – ein bedeutender Reformationhistoriker, dans: Revue d’histoire ecclésiastique suisse, 90eannée, Fribourg 1996, pp. 83-99, ici p. 90.
12 Oskar Vasella, Zur historischen Würdigung des Sonderbundes, dans: Schweizer Rundschau 47/48, Heft 4 und 5, Einsiedeln 1947, pp. 259-282, ici p. 260.
13 Urs Altermatt, Der Weg der Schweizer Katholiken ins Ghetto. Die Entstehungsgeschichte der nationalen Volksorganisationen im Schweizer Katholizismus 1848-1919, 2eédition augmentée, Zurich 1991.
14 Urs Altermatt, Le catholicisme au défi de la modernité. L’histoire sociale des catholiques suisses aux XIXeet XXesiècles, Lausanne, Payot, 1994.
15 Hans Berner, art. Paroisse, dans: dictionnaire historique de la Suisse, Bâle 2008.
16 René Roca, art. Sonderbund, dans: dictionnaire historique de la Suisse, Bâle 2012.
17 Urs Altermatt, art. Conservateurs catholiques, dans: dictionnaire historique de la Suisse, Bâle 2008.
18 Roca, cf. 2, p. 95-208.
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