En Suisse, randonneurs et cyclistes ne se soucient pas trop de leur boisson: dans chaque village, une ou plusieurs fontaines d’eau les invitent à se désaltérer. Jusqu’à il y a quelques années, c’est sur ces fontaines villageoises que tout le monde pouvait compter. Plus récemment pourtant, de plus en plus de fontaines publiques portent un panneau indiquant «eau non potable». L’eau des fontaines suisses ne serait-elle plus sûre du jour à l’autre? Ou s’agit-il d’un nouveau cas de la prudence helvétique quelque peu excessvie parce que les contrôles réguliers de la qualité de l’eau imposés du gouvernement fédéral seraient trop coûteux pour les autorités municipales et les exploitations agricoles? Ces questions exigent une réponse, questions d’autant plus importantes si on s’imagine une situation d’urgence. Inspirée par la lecture de l’article de Gotthard Frickintitulé «Numérisation totale – l’effondrement n’est qu’une question de temps» (voir page 6 de cette édition), une autre question me paraissait inéluctable: Au cas d’urgence, l’électricité serait-elle disponible au point de garantir que suffisamment d’eau potable coule des puits et des fontaines assurant les besoins de tous?
La Suisse, château d’eau –
un privilège à chérir et à entretenir
Pouvoir boire de l’eau «au robinet» à tout moment est un grand privilège. Nous nous en rendons compte au moment où nous devons acheter des bouteilles d’eau potable en vacances au bord de la mer et, de manière encore plus urgente, lorsque nous voyons sur nos écrans de télévision des femmes et des enfants de pays lointains qui doivent transporter leur eau – dont la propreté n’est souvent pas assurée – à longueur de kilomètres. Cette réalité de nombreuses parties du monde est soulignée sur la page d’accueil des services techniques (TBW) de ma commune d’habitation, la ville de Wil: «Etre correctement approvisionné en eau potable est considéré comme un privilège dans le monde entier. En effet, seul un peu moins de la moitié de la population mondiale dispose d’installations sanitaires satisfaisantes. En outre, la demande mondiale d’eau augmente deux fois plus vite que la population.» (https://www.tb-wil.ch/wasser/)
La Suisse est un fort «château d’eau». Cela signifie que les nombreux fleuves, lacs et glaciers, la pluie et la fonte des neiges au printemps fournissent une eau plus que suffisante et généralement parfaite pour les besoins de la population – même si l’été est de temps en temps trop sec. Ainsi, le TBW écrit: «En raison de la nature du sol, l’eau de Wil répond aux exigences de qualité élevées de la loi sur les denrées alimentaires sans intervention humaine. Toute l’eau produite par le TBW parvient des stations de pompage et des captages de sources via les réservoirs à nos clients sans être ni filtrée, ni traitée, ni inoculée.»
Des exigences légales strictes
à l’adresse des exploitants de puits suisses
Tout va donc bien! Si l’eau arrivant de nos nappes phréatiques et de nos sources est suffisamment propre pour être utilisée au robinet de la cuisine, elle devrait pouvoir être bue à la fontaine du village. Du moins, c’étaitainsi dans tout le pays il y a cinquante ans, lorsque nous, les enfants, nous désaltérions à la fontaine, et c’était encore le cas récemment. Dans ce sens, la Société suisse du gaz et des eaux (SSIGE) déclare en 2018: «En Suisse, on part du principe que l’eau qui coule des fontaines accessibles au public est potable, sauf s’il y a une interdiction de boire ou un avis d’avertissement explicite. Que la fontaine soit privée ou publique n’a pas d’importanc».1 De tels avertissements étaient en effet très rares autrefois. Mais aujourd’hui, ils se multiplient sur de plus en plus de fontaines. Qu’en est-il la cause?
Il semblerait que nous avons affaire à un piège. Selon le dépliant de la SSIGE, «en droit suisse, les fontaines courantes, c’est-à-dire les fontaines où l’eau coule en permanence, sont considérés en tant qu’‹ouvrages›. Cela signifie que la responsabilité causale2 s’applique à elles: si des personnes subissent un préjudice en raison de la qualité réduite de l’eau ou d’autres défauts d’une fontaine courante accessible au public, le propriétaire de la fontaine est à blâmer pour les dommages causés.»
Toutefois, les nouvelles exigences légales imposées aux exploitants de fontaines suisses ne sont pas une mince affaire. Nous en trouvons la base dans l’article 3 de l’ordonnance sur l’eau potable du Département fédéral de l’intérieur (DFI),3 qui n’est en vigueur que depuis quelques années:
Art. 3 Exigences relatives à l’eau potable
1 L’eau potable ne doit présenter aucune altération de l’odeur, du goût et de l’aspect, tandis que le type et la concentration des microorganismes, parasites et contaminants ne doivent présenter aucun danger pour la santé.
2 L’eau potable doit satisfaire aux exigences minimales selon les annexes 1 à 3.
3 L’exploitant d’une installation servant à la distribution d’eau mène régulièrement une analyse des dangers liés à la ressource en eau, [...]
Le premier paragraphe de l’article est logique. Mais les trois annexes mentionnées au paragraphe 2 constituent un véritable défi: annexe 1 Exigences microbiologiques, annexe 2 Exigences chimiques (les valeurs maximales d’environ 50 substances chimiques différentes doivent être respectées), annexe 3 Exigences supplémentaires pour l’eau potable. Même sans avoir l’expertise nécessaire, le lecteur peut deviner qu’un inspecteur de puits à plein temps serait nécessaire pour répondre aux exigences.
Dans la petite ville de Wil, l’eau du robinet est contrôlée tous les mois: «Pour garantir la propreté de l’eau à Wil, des échantillons d’eau sont prélevés et analysés sur le plan bactériologique et chimique tous les mois. Le laboratoire cantonal, en tant qu’autorité d’exécution, contrôle le respect des exigences de qualité.» (https://www.tb-wil.ch/wasser/) En me renseignant auprès des Services techniques de ma municipalité (Wil), j’ai appris que les eaux des fontaines de Wil sont en effet surveillées régulièrement car elles sont pour la plupart directement reliées au réseau d’eau potable. Cela ne s’applique toutefois pas à de nombreux fontaines situées à la campagne.
La qualité de l’eau potable
des fontaines n’est pas pire qu’avant …
Les fontaines des places du village, ainsi que de nombreuses autres qui se trouvent au bord de la route et qui appartiennent à des fermes ou à d’autres maisons privées, tirent la plupart de leur eau directement d’une source. C’est le cas d’une fontaine d’un hameau de la commune de Wuppenau, comme mon mari l’a appris du propriétaire. La fontaine n’a pas de panneau d’avertissement, c’est pourquoi nous y remplissons toujours nos bouteilles d’eau lorsque nous faisons du vélo. A quelques centaines de mètres, il y a une fontaine avec un panneau indiquant «Eau non potable».
J’ai demandé à Hanspeter Gantenbein, l’ancien maire de longue date de Wuppenau, quelles étaient les raisons de la multiplication «magique» de ces panneaux d’avertissement. Il a répondu: «La qualité de l’eau potable dans nos fontaines n’est pas devenue plus mauvaise qu’avant, mais nous exigeons des garanties toujours plus grandes, car une contamination pourrait survenir à un moment donné dans certaines circonstances. Notre système de qualité exige aujourd’hui des analyses régulières de l’eau en laboratoire, ce qui garantit que personne ne puisse être pris pour le responsable.»
«…mais c’est le bon sens qui se perd»
L’ancien président de la commune ajoute: «L’eau des fontaines que vous avez mentionnées (et je pourrais en citer au moins vingt autres dans notre commune) provient de sources locales pour lesquelles il n’existe pas de tests de qualité officiels et élaborés, de sorte qu’elle ne peut être qualifiée d’eau potable. L’exploitant de la fontaine a le choix entre fermer tout simplement son puits, le rendre inaccessible aux étrangers, faire tester régulièrement l’eau de la fontaine ou le raccorder aux conduites d’eau de la municipalité. Les deux dernières options sont beaucoup trop coûteuses, alors pour éviter toute responsabilité légale, beaucoup font afficher l’avertissement qu’il ne s’agit pas d’eau potable sur leur fontaine.»
Interrogé sur son opinion personnelle, Hanspeter Gantenbein nous dit: «Eh bien, le bon sens se perd, et face à un incident, quel qu’il soit, il s’agit toujours de savoir qui est à blâmer!» Lors d’une randonnée à travers la Suisse à la fin de l’automne 2020, l’auteur d’un commentaire de journal est arrivé à une conclusion similaire: «Je passais sans cesse devant des fontaines, mais il y avait généralement le panneau: Eau non potable. J’étais quelque peu irrité. La fontaine à clapotis vifs se trouvait en pleine nature – et cette eau était censée être non potable?» Enfin, le randonneur est tombé sur une fontaine portant l’inscription suivante: «Eau de source, mais pas d’eau potable en raison des dispositions légales. Profitez-en à vos risques et périls.» L’auteur du commentaire a été enthousiaste de cette information et n’a hésité qu’une seconde avant de se désaltérer à cette fontaine, constatant que l’eau était d’un goût excellent. Il s’est rendu compte que le panneau «Eau non potable» était principalement apposé pour des raisons juridiques: «L’avertissement n’a donc pas grand-chose à voir avec la qualité de l’eau.»4
Graves problèmes
en cas de pénurie d’eau potable!
Ces appréciations de deux personnes munies de l’esprit pratique nous en disent long sur le scénario où les conduites d’eau ne fonctionneraient pas, possibilité qui n’est pas à exclure, même pas en Suisse.
Récemment, une brochure issue de l’Office cantonal de la protection militaire et civile se trouvait dans toutes les boîtes aux lettres du canton de Saint-Gall, présentant les précautions prises par le canton en cas d’évacuation ou de panne de courant prolongée, avec des listes de contrôle de précautions nécessaires pour la population. La brochure est complétée par un dépliant «Bagages d’urgence en cas d’évacuation» et un dépliant intitulé «Fournitures d’urgence à domicile (pour au moins 5 jours)». L’un des éléments les plus importants est une réserve d’eau minérale d’au moins 10 litres par personne. Il est bon que l’on nous rappelle une fois de plus de rafraîchir les provisions pour nos familles – si nécessaire.
Car l’eau potable de nos robinets cesserait rapidement de couler en cas de coupure prolongée du courant. J’ai reçu une réponse plutôt choquante de la part d’Andreas Gnos, responsable du réseau et de la technologie ses Services techniques Wil (TBW) à ma question «comment l’approvisionnement en eau était-il assuré dans les situations d’urgence provoquées par une panne d’électricité prolongée?»: «En cas de panne d’électricité, le réseau d’approvisionnement en eau ne sera plus alimenté. Seule l’eau des réservoirs sera disponible, ce qui représente à peu près la quantité qui égale la consommation d’une journée dans la ville de Wil. Dès lors, des wagons-citernes devront être mis à disposition pour que la population puisse aller chercher l’eau à certains endroits.»
De l’eau pour une journée seulement! Cela ne se fera pas sans que nous apprenions tous à nous en limiter de manière inhabituelle. Selon l’«ordonnance du Conseil fédéral sur l’approvisionnement en eau potable en cas de forte pénurie (OAAP)» du 19 août 2020, les cantons sont chargés de «garantir l’approvisionnement en eau potable en cas de forte pénurie» (art. 3, al. 1). La quantité minimale prescrite pour les ménages privés est tout juste – «au moins quatre litres par personne et par jour» (art. 2). A titre de comparaison: en 2019, chaque Suisse a consommé en moyenne environ 294 litres d’eau potable par jour!5 La nouvelle ordonnance ne prévoit pas l’obligation pour les habitants de maintenir eux-mêmes un approvisionnement en eau, mais Andreas Gnos précise: «Dans ce domaine, la responsabilité personnelle s’appliquera.»
Retour aux fontaines: Si les conduites d’eau ne fonctionnent pas, mis à part l’auto-approvisionnement et les rations cantonales, il restera heureusement à la population les puits courants alimentés par des sources qui ne nécessitent pas d’électricité (ou internet). Il estpourtant permis de supposer qu’ils nous fournissent, toujours, une eau potable de bonne qualité.•
1 Association suisse du gaz et des eaux (SSIGE). Dépliant pour les puits courants W10031 de mars 2018.
2 Responsabilité causale: Selon l’art. 58 du Code des obligations, le propriétaire de l’ouvrage, par exemple le propriétaire d’une maison ou d’un puits, est responsable du dommage même s’il n’est pas personnellement fautif.
3 817.022.11 Ordonnance du DFI sur l’eau potable et l’eau dans les bains et douches accessibles au public (OIBD) du 16/12/16 (consulté le 01/08/21).
4 Niederer, Alan. «‹Kein Trinkwasser› steht am Brunnen – soll ich das Wasser trotzdem kosten?» (‹Eau non potable› se trouvant sur le panneau des fontaines – dois-je goûter l’eau quand même?) Dans: «Neue Zürcher Zeitung»du 16/11/20.
5 https://de.statista.com/statistik/daten/studie/950548/umfrage/durchschnittlicher-trinkwasserverbrauch-in-der-schweiz-je-einwohner-und-tag/
Quatres des multiples fontaines publiques du village de Bazenheid, dans les environs de Wil (SG). La plupart des fontaines suisses d‘aujourd‘hui indiquent «Eau non potable». (Photos ef/km)
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