Le comité du prix Nobel de la paix rejoint le camp de la nouvelle guerre froide

La remise des prix 2021 suscite de multiples questions

par Karl-Jürgen Müller

Il y a 10 ans exactement, l’ex-juge à la Cour administrative fédérale allemande, Dieter Deiseroth, décédé en 2019, conseiller scientifique honoraire de l’Association internationale des juristes contre les armes nucléaires (IALANA) et de l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire (IPPNW) – Médecins chargés de responsabilités sociales, résumait les critiques formulées par l’avocat norvégien Fredrik S. Heffermehl à l’encontre de l’attribution de certains prix Nobel de la Paix dans un article pour la revue allemande Blätter für deutsche und internationale Politik (10/2011).1 Heffermehl, qui s’est exprimé lui-même dans les colonnes d’Horizons et débats2 (éd. 27, 31 et 32/2012), avait publié en 2008 la première édition de son livre intitulé «Le prix Nobel de la Paix. Les véritables intentions de Nobel», un livre qui a depuis été traduit en plusieurs langues. Heffermehl y expliquait notamment que le comité Nobel norvégien, composé de personnalités politiques, ne prend le plus souvent pas en compte les critères d’attribution du prix Nobel de la paix tels qu’ils ont été définis en 1895 dans le testament d’Alfred Nobel. 

Nobel avait stipulé qu’il fallait chaque année décerner le prix «àla personne qui a le plus ou le mieux œuvré à la fraternisation entre les peuples ainsi qu’à l’abolition ou à la limitation des forces armées en place, ainsi qu’à la tenue ou à la promotion de congrès en faveur de la paix». En 2008, Fredrik S. Heffermehl a donc conclu que si l’on appliquait cette norme à l’ensemble des 121 prix Nobel de la paixdéjà attribués, 51 d’entre eux au moins s’avéreraient injustifiés.

Comité Nobel norvégien: 
«Une loyauté aveugle envers l’OTAN»?

Quant aux raisons qui auraient motivé ce constat, Dieter Deiseroth résume ainsi la réponse de Heffermehl: «L’auteur voit les raisons de la dérive de ces dernières décennies principalement dans l’échec du parlement norvégien. Celui-ci répartissait depuis 1948 les cinq sièges du comité Nobel en fonction de la représentation proportionnelle des partis. Les qualifications particulières, la compétence et l’expérience dans les domaines relatifs à l’évaluation des critères d’attribution n’ont pratiquement plus joué de rôle dans l’élection des membres du comité. Tout reposait sur le seul consensus de base norvégien sur la politique sécuritaire (qui s’est développé vers la fin des années 40, soit au début de la guerre froide). Pour les membres du comité, l’adhésion à la politique extérieure norvégienne – et par conséquent aux concepts de forces armées et à une loyauté quasi aveugle envers l’OTAN – était plus importante que le respect des dernières volontés d’Alfred Nobel.» (Expression soulignée par K-J.M)

Et pourtant, une vraie politique de paix est actuellement de la plus haute importance

Chaque année, le prix Nobel de la paix est considéré comme la plus haute récompense pour honorer l’action politique en faveur de la paix. En fait, au vu de l’actuelle conjoncture mondiale, ce type d’action relève de l’urgence. 
    Ce ne sont plus seulement les conflits et les guerres circonscrits à une région qui requièrent une intervention en matière de politique de paix; le monde se trouve au cœur d’une intensification des conflits et des affrontements à l’échelle planétaire et certains parlent d’une nouvelle guerre froide à dimension mondiale.
    Dans nos médias occidentaux, nous pouvons constater tous les jours à quel point la représentation de l’ennemi que sont devenues la Russie et la Chine est élaborée comme une véritable stratégie de campagne, en écho à des décisions concrètes de politique étrangère et militaire.
    A bien des égards, le monde est en train de s’armer, ne serait-ce que par le biais de la propagande, et s’éloigne de plus en plus de l’objectif de la paix. Les Etats-Unis et leurs alliés, en particulier, ont beaucoup de mal à accepter de devoir renoncer à leur position d’hégémonie, instaurée après 1990 et basée sur les maîtres-mots: «nouvel ordre mondial», «globalisation néolibérale», «gouvernance mondiale» ou «ordre fondé sur des règles») – au bénéfice de l’égalité de droits commune à tous les Etats et du droit des peuples à l’auto-détermination, ainsi que l’établit la Charte des Nations unies. 
    Dans le cadre du jeu de va-et-vient entre les grandes puissances que sont les Etats-Unis, la Russie et la Chine, il n’est pas toujours facile de discerner ce qui se passe avec précision. Il est donc d’autant plus important d’en examiner les causes et les effets.

Controverses sur l’attribution du prix 2021

De toute évidence, l’attribution du prix Nobel de la paix, le 8 octobre dernier, au journaliste russe Dmitry Muratov et à la journaliste philippine Maria Ressa ne contribuera pas à la consolidation de la paix et ne se conformera pas non plus, une fois encore, aux exigences formulées par Alfred Nobel dans son testament. L’attribution du prix au journaliste russe est assurément un nouvel élément inséré dans la mosaïque de la nouvelle guerre froide. 
    Il ne s’agit pas de porter un jugement de valeur sur la qualité du travail journalistique des deux lauréats. Cette question ne peut ni ne doit être considérée ici. 
    Comme le souligne le communiqué de presse du comité Nobel, le travail journalistique des deux lauréats est axé sur une critique virulente des conditions de vie dans leur pays. Muratov aurait «défendu la liberté d’expression en Russie pendant des décennies et dans des conditions de plus en plus difficiles». Son journal serait le «plus indépendant actuellement en Russie, avec une approche fondamentalement critique envers le pouvoir en place». Le journal proposerait en outre «un journalisme basé sur les faits et une véritable intégrité professionnelle». Rien de tout cela n’est évidemment vérifiable sur place, et on est en droit de se demander pourquoi et dans quel but le comité Nobel, qui est dans l’impossibilité de mener une recherche spécifique sur le sujet en Russie, est si sûr de son jugement et de l’honnêteté de ses «témoins».
    Le gouvernement russe, quant à lui, a fait part de ses commentaires par l’intermédiaire du porte-parole de presse du président, Dmitry Peskov. Il a déclaré que Muratov avait fait preuve de courage et de talent: «Nous pouvons féliciter Muratov, c’est un homme qui travaille en accord avec ses idéaux et qui les défend.» 
    Quelle que soit la façon dont on peut qualifier ces déclarations, elles ont suscité de vives critiques en Occident. Le 8 octobre, le Frank-furter Rundschaua écrit qu’il s’agissait là d’un comportement qui pouvait «difficilement être surpassé en termes de cynisme». Ce genre d’appréciations formulées à la va-vite a lui aussi sa place dans le cadre de la nouvelle guerre froide.

Réactions occidentales euphoriques 

Les réactions des médias occidentaux, des associations de journalistes et des hommes politiques à la cérémonie de remise des prix de cette année ont été, en général, carrément euphoriques. Au passage, on comprend aussi tout de suite de quoi il retourne en réalité. Par exemple, dans la Zeit-Online du 8 octobre, on trouve en gros titre: «Ecrire contre Poutine et Duterte». Et dans un autre article:«L’attribution du prix Nobel de la paix à deux journalistes est peut-être l’acte le plus politique accompli par le comité Nobel depuis longtemps. Ce prix intervient dans la bataille ouverte qui se déroule entre dirigeants autoritaires et sociétés civiles, entre la répression systématique et la diffusion provocatrice de ce qui se passe réellement dans le monde.»
    Ou encore, dans le «Frankfurter Rundschau» du même jour: «Pour les deux autocrates que sont Poutine et Duterte, l’attribution du prix Nobel de la paix 2021 est une humiliation publique.»Les prix auraient donc été décernés à «deux journalistes qui se battent haut et fort pour la liberté de la presse, dénoncent l’oppression dans leur pays et risquent leur vie pour le faire». Le comité Nobel aurait ainsi envoyé un «signal fort».
    Comme on pouvait s’y attendre, le président américain Joe Biden a joint sa voix à ce concert: «Ressa, Muratov et tous les journalistes qui leur ressemblent dans le monde entier sont à l’avant-garde du combat universel en faveur de l’idée même de vérité.»3 
    On peut néanmoins se demander comment ce bel engagement en faveur de la vérité parvient à s’accorder avec le traitement que les Etats-Unis réservent aux vrais lanceurs d’alerte et aux journalistes comme Edward Snowden, Chelsea Manning, Daniel Hale ou Julian Assange.

Et de nouveau, on ignore Alfred Nobel 

L’objectif que poursuivait réellement Alfred Nobel avec son prix n’est presque jamais mentionné, que ce soit par les hommes politiques ou par les médias. Le comité Nobel a donc péniblement tenté de faire le lien en affirmant que la liberté d’expression était «le préalable à la démocratie et à une paix durable ». Et dans le dernier paragraphe de son communiqué de presse, le comité a même explicitement tenté de démontrer en deux phrases que l’attribution du prix de cette année était pleinement dans la ligne de pensée d’Alfred Nobel. 
    Or on ne peut qu’en douter si l’on s’en tient aux faits, notamment à la façon dont les politiciens et les médias occidentaux ont géré cette cérémonie de remise de prix. Si on y rajoute l’état dans lequel se trouve la liberté d’expression dans bon nombre de pays occidentaux, c’est de nouveau l’expression «deux poids, deux mesures»qui vient à l’esprit, voire celle d’hypocrisie.

Où sont donc ceux et celles
qui défendent la paix ? 

En conclusion de cet article, j’ insère une citation du site allemand Nachdenkseiten qui fait honneur à son nom (Pages pour réfléchir). Elle est tirée d’un article d’Albrecht Müller, rédacteur en chef des Nachdenkseiten et qui a lui-même été conseiller politique du prix Nobel de la paix Willy Brandt.
    Ce 9 octobre, Albrecht Müller écrit:«La décision du comité Nobel d’attribuer le prix Nobel de la paix au journaliste russe Muratov montre toute la misère de notre époque. Elle contribue à renforcer l’image de la Russie présentée comme l’ennemi tout en lui opposant l’Occident vu sous son meilleur jour. Fabriquer une image de l’ennemi engendre une course à l’affrontement et peut amener en fin de compte au danger d’une terrible confrontation militaire.»
   Mais où sont-elles donc qui, aujourd’hui, défendent de toute leur énergie et de toute leur détermination ce qui était – à juste titre – si extraordinairement important à Alfred Nobel il y a plus de 125 ans?

1Voir également Horizons et débats, n° 31 du 30/07/2012, contenant la reproduction (en français) du dernier chapitre de son livre Le prix Nobel de la paix. Ce que Nobel voulait vraiment:«L’objectif est toujours le même: transformer les épées en socs de charrue».

2Également publié dans Horizons et débats, n° 27 du 02/07/2012.

3Cité sur www.nachdenkseiten.de du 11/10/2021. Heyden, Ulrich. La nomination au prix Nobel, un instrument au service de la lutte «pour l’idée de vérité».

 

 

Une curieuse protection de la liberté de la presse?

par Fredrik S. Heffermehl, avocat et écrivain, Norvège

En 2021, le prix de la paix a été transformé en un prix pour la liberté de la presse. Dans son éditorial, le grand quotidien norvégien «Aften-posten» se réjouit que le comité Nobel «ait décerné le prix à deux personnes qui sont en première ligne de la lutte pour le droit à la liberté d’expression et qui n’abandonnent pas malgré les pressions et les menaces».
    Dans tout cet enthousiasme, il ne faut pas oublier qu’Alfred Nobel a créé un prix pour le désarmement, et non un prix pour la liberté de la presse. Le comité aurait pu facilement souscrire à la vision de la paix de M. Nobel. L’un des candidats pour 2021 était de la plus haute importance pour débarrasser le monde de l’ordre militaire mondial politiquement très puissant combattu par M. Nobel. La menace la plus aiguë et la plus mortelle pour la liberté de la presse dans le monde aujourd’hui est la campagne américaine contre Julian Assange.
    L’Australien Assange, fondateur de WikiLeaks, mérite les remerciements de l’opinion publique mondiale pour avoir révélé les crimes de guerre des Etats-Unis en Irak et en Afghanistan. Après tout, la liberté de la presse russe est un problème local, mais l’attaque américaine contre M. Assange empêchera les médias du monde entier de rendre compte de manière critique des abus de pouvoir et des crimes commis par les Etats-Unis. Jusqu’à présent, M. Assange a été privé de sa santé et de sa liberté pendant dix ans. Il est détenu en isolement en tant que prisonnier politique dans la prison de haute sécurité de Belmarsh à Londres, sans inculpation ni condamnation, son traitement est une torture. Ses révélations courageuses pourraient bientôt lui coûter la vie. Un comité fidèle à la vision de la paix d’Alfred Nobel aurait pu protéger M. Assange d’une violation flagrante de ses droits par l’extradition et l’emprisonnement à vie aux Etats-Unis.
    Et maintenant, voici le grand paradoxe: heureusement pour le comité Nobel, la liberté de la presse qu’il vante tant ne fonctionne pas. Si cela avait fonctionné en matière de militarisme (incontrôlé), le monde aurait su depuis longtemps que le prix administré par la Norvège avait trahi l’idée Nobel de coopération mondiale en matière de désarmement. La trahison du sens de ce prix n’avait pas échappé au comité Nobel. Les 14 années que j’ai passées à essayer d’expliquer et de défendre l’idée du Nobel ont échoué parce que les médias mondiaux soutiennent le puissant secteur militaro-industriel et sont incapables de voir le désarmement mondial comme le seul moyen réaliste dans un monde où tant de problèmes menacent la vie.

(Traduction Horizons et débats)

 

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