L’ONU? Mais de quelle ONU parle-t-on enfin?

Le multilatéralisme au 21e siècle

par le Dr. h.c. Hans-C. von Sponeck, ancien sous-secrétaire général des Nations unies*

Le thème majeur actuel «ce qu’il y a de commun dans les relations entre les personnes, les peuples et les Etats» fait référence à l’ONU comme étant la plus grande communauté de relations dans le monde. De quelle ONU s’agit-il? Or l’ONU a de nombreux «visages»!
    Il y a l’instance politique, celle installée à New York qui fait office de législateur, avec le Conseil de sécurité et ses cinq membres permanents – la Chine, la France, la Fédération de Russie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis – et l’Assemblée générale qui compte 193 Etats membres. Ensuite, il y a l’instance judiciaire, celle de La Haye, comme pouvoir judiciaire, avec la Cour de justice et ses 15 juges. Et enfin, il y a l’instance opérationnelle mondiale comme branche exécutive avec un Secrétaire général et 55 000 employés répartis entre les nombreuses agences, fonds et programmes spécialisés tels que l’UNICEF, le Programme de développement (PNUD), l’OMS, l’UNESCO, la FAO avec son programme alimentaire mondial, la Banque mondiale, les instances pour la protection des réfugiés (HCR) et d’autres. Après 75 ans, cet important chantier des Nations unies repose malheureusement toujours sur un trépied fragile.

75 ans de l’ONU politique: 
des attentes déçues …

La paix, la sécurité et le progrès des peuples, de tous les peuples, telle était la promesse exigeante du début, annoncée des trois hommes d’Etat, Staline, Rooseveltet Churchill, à Yalta en 1945, après une Seconde Guerre mondiale dévastatrice. L’ONU et sa face politique, le Conseil de sécurité, devaient y veiller. La même année, à San Francisco, 51 Etats signèrent une charte de paix correspondante. Il ne fallait pas longtemps pour que le monde comprenne que cet engagement n’était qu’une douloureuse illusion. Les trois grandes puissances ont succombé à leurs intérêts géopolitiques. L’ONU, qui était censée construire une communauté d’Etats, s’est rapidement transformée en théâtre de la guerre froide. De nombreuses êtres humains, à l’Est comme à l’Ouest, furent les victimes de ce froid. Le Conseil de sécurité ne se trouvait pas en mesure de remplir son mandat, et cela dans les premières années de l’ONU déjà.
    Au cours des décennies suivantes, le monde assista à la décolonisation de nombreux pays devenus des Etats souverains. Ils rejoignirent les Nations unies avec fierté et espoir, dans la ferme conviction qu’ils seraient acceptés en tant que membres égaux de l’Assemblée générale des Nations unies. Cela aussi se révéla être une erreur.
    La réunification inattendue des deux Etats allemands, 45 ans plus tard, et la Charte de Paris de 1990, également appelée Charte de la liberté, signé par les Etats d’Europe occidentale et orientale ainsi que les Etats-Unis, le Canada et la Fédération russe, ont fait pousser un soupir de soulagement au monde entier. Ce «rayon d’espoir de Paris», avec son retour aux fondements des relations humaines et la création d’un nouveau terrain d’entente entre les peuples du monde socialiste et du monde capitaliste, a été un signal précieux pour le monde et aussi pour le multilatéralisme des Nations unies. «Plus jamais la guerre» était la promesse. Les nouvelles guerres des années 1990, en Yougoslavie, en Irak, au Rwanda/Burundi et ailleurs transformèrent le rêve renouvelé de paix entre les personnes, les peuples et les Etats en cauchemar. Le froid avait retrouvé son emprise sur l’ONU politique.

... mais aussi de grandes réussites

Un regard sur les 75 ans de l’ONU montre que, malgré toutes les guerres chaudes et froides de cette époque, l’ONU a pourtant réussi à créer un droit international essentiel, notamment les pactes complets relatifs aux droits de l’homme pour les droits politiques, civils, économiques, sociaux et culturels. L’Assemblée générale a approuvé les objectifs de développement durable et, dans un moment fort, elle a accepté l’existence d’une obligation morale commune aux personnes, aux peuples et aux Etats qui les sollicite d’œuvrer en vue d’une responsabilité internationale de protection (Responsibility to Protect, R2P) en faveur des pays qui ne sont pas en mesure de se gérer eux-mêmes. Ceci dans l’aspiration que cette responsabilité pourra éviter les génocides, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les agressions. 
    Il faut donc incontestablement constater ces grandes réussites de l’ONU politique. Une fois de plus, ce sont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité qui ont résolument ignoré, violé ou enfreint ce standard légal qui a été créé. Des exemples actuels illustrant la résolution impitoyable avec laquelle la politique du pouvoir politique s’impose se trouvent entre autres en Tchétchénie, en Syrie, en Irak, en Palestine, au Yémen, en Libye, au Xinjiang et en Afghanistan. Ils préoccupent la conscience mondiale et exigent des réformes fondamentales de l’ONU politique.

Urgence des réformes 
fondamentales de l’ONU politique 

Les puissances occidentales, de cet Occident qui représente justement 8 % de la population mondiale, ne veut pas de réforme fondamentale de la Charte des Nations unies et défend le statu quo au Conseil de sécurité, où il revendique trois des cinq sièges permanents. L’Afrique et l’Amérique latine, avec 19 % de la population mondiale, ne dispose d’aucun siège permanent et l’Asie, avec 60 % de la population mondiale, n’en occupe qu’un seul. Le «reste» du monde, les 92 % des populations n’appartenant pas au monde occidental, ne veulent plus accepter la domination occidentale, notamment l’unilatéralisme américain. Dans un avenir proche, la dynamique géopolitique et la concurrence entre les grandes puissances que sont la Chine et les Etats-Unis entraîneront des troubles mondiaux considérables. Le pied malade d’ancrage politique de l’ONU, à bandage trop serré, doit être guéri. L’appel à une nouvelle structure de sécurité internationale se fait donc de plus en plus pressant, car il faut une institution capable de prévenir les crises, les guerres et les souffrances humaines engendrées. 
    Le deuxième pilier de l’ONU, la Cour internationale de justice(CIJ), n’a pas joué le rôle nécessaire au cours des 75 ans de l’ONU pour améliorer de manière décisive les relations entre les humains, les peuples et les Etats. Les réformes à venir de la CIJ incluent le remplacement de la fonction «consultative», trop limitée, par la compétence de la Cour à arriver à des décisions juridiquement contraignantes, une juridiction donc accessible non seulement aux Etats et à l’ONU politique, mais aussi à la société civile.

Bilan positif du côté 
de l’ONU opérationnelle

Par contre, les aspects positifs sont plus nombreux sur la liste concernant le troisième pilier, l’exécutif, l’ONU opérationnelle. Les 55 000 membres du personnel de l’ONU y sont déployés pour aider les enfants par l’intermédiaire de l’UNICEF, pour promouvoir la santé de la population mondiale par l’intermédiaire de l’OMS et lutter contre les pandémies telles que le Covid-19, pour réduire la faim par le biais du Programme alimentaire mondial (PAM), pour protéger les réfugiés par l’intermédiaire du HCR (l’Agence des Nations unies pour les réfugiés), pour améliorer l’approvisionnement alimentaire par l’intermédiaire de la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), mais aussi dans les nombreuses autres agences de l’ONU s’occupant du développement durable. 

Le financement de l’ONU nécessite 
l’examen impartial des faits

Certains gouvernements riches ont tendance de considérer leurs contributions financières au système des Nations unies comme des sacrifices. Il s’agit là d’une tromperie effrontée. Un examen des faits a montré que sur trois pays sélectionnés – l’Allemagne, les Etats-Unis et le Bhoutan – le Bhoutan, ce petit Etat très peu développé de l’Himalaya, est redevable envers les Nations-Unies d’une somme plus haute que l’Allemagne tandis que l’Etat à la contribution la plus mince de toutes – ce sont les Etats-Unis! 

Incontestables succès malgré tout

En dépit de la limitation embarrassante des ressources financières de la part des pays de l’OCDE et de l’ingérence politique, notamment des Etats-Unis, dans les travaux du système des Nations unies, le troisième pilier a réussi à s’améliorer considérablement en termes de structure et de contenu. En cette troisième décennie du XXIe siècle, il n’existe aucun programme qui ne respecte pas les critères de la durabilité, du changement climatique et des droits de l’homme, en particulier des droits des femmes. Le travail direct avec les personnes se trouvant sur le terrain et l’importance des connaissances locales sont désormais pris de plus en plus au sérieux par les Nations unies opérationnelles. Les bureaux extérieurs des agences spécialisées, des programmes et des fonds des Nations unies se sont trouvés et s’intègrent de plus en plus – un processus lent et souvent frustrant qui fait qu’un nombre croissant de pays du monde en développement dispose maintenant des équipes des Nations unies avec un patron, une équipe, un programme et souvent un budget dans une seule «maison des Nations unies». C’est là qu’apparaît une précieuse communauté multilatérale dotée d’une forte éthique de la paix.

L’ONU opérationnelle maintient son travail dans les zones de crise et de guerre

Cette approche des Nations unies fonctionne, même lorsque les crises et les guerres présentent des dangers considérables pour le personnel, comme c’est le cas actuellement dans la province du Tigré en Ethiopie, en Haïti et au Myanmar. Même en Afghanistan, le système opérationnel des Nations unies reste sur le terrain. Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) négocie avec les talibans; l’OMS continue d’acheminer des médicaments dans le pays – seul nouveauté: les médicaments contre les traumatismes; le personnel national et international de l’UNICEF est présent dans les 34 provinces du pays; le PAM, le Programme alimentaire mondial, achemine de la nourriture par voie terrestre et aérienne vers l’Afghanistan. António Guterres,le secrétaire général des Nations unies, a pris une décision politique courageuse et importante en décidant de ne pas fermer les bureaux de l’ONU. 
    Ajoutons encore un autre aspect: jusqu’à récemment, la coopération entre l’ONU politique, celles juridique et opérationnelle était pratiquement inexistante. En Irak sous sanctions, onze unités différentes de l’ONU étaient actives, s’occupant de tâches sécuritaires, humanitaires et de droits de l’homme. Depuis le début des sanctions en 1990 jusqu’à leur fin en 2003, il n’y a eu aucune coopération. Aujourd’hui, cet incroyable déficit d’actions isolées est largement remplacé par une coopération évolutive. Les programmes de développement des Nations unies, les missions politiques et les opérations militaires de maintien de la paix sont de plus en plus souvent préparés et exécutés conjointement. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les pierres embarrassant jadis l’allure du trépied de l’ONU s’effritent. C’est une bonne évolution.

Conditions préalables 
à la paix et au bien commun

En résumé: l’ONU a accompli avec ce trépied beaucoup de choses en 75 ans, mais des réformes et des ajustements décisifs sont toujours en attente. L’ONU politique n’a pas été à la hauteur de ses tâches, elle a largement échoué. Les grandes puissances comme les Etats-Unis, la Chine et la Russie ont beaucoup à se reprocher à cet égard. Elles doivent comprendre que le grand but commun, la paix et le bien-être de tous les peuples, n’aura de chance que si

  • l’unilatéralisme cède la place au multilatéralisme;
  • Les monologues deviennent des dialogues;
  • la convergence et le compromis se manifestent réellement;
  • la société civile est comprise et prise au sérieux;
  • les causes, et non pas seulement les symptômes, sont reconnues et abordées;
  • et lorsque tous les responsables politiques seront tenus pour responsables.

Transformer la table de l’ONU, long et rectangulaire, en table ronde, avec comme coup de rabot le discours vif et honnête, reste le grand défi du XXIe siècle pour nous tous, humains, peuples et Etats.

(Traduction Horizons et débats)

 


* Intervention au colloque annuel du groupe de travail «Mut zur Ethik» «Le bonum commune dans les relations entre les personnes, les nations et les Etats. Résoudre les problèmes et les conflits avec dignité – les uns avec les autres et non les uns contre les autres» du 3 au 5 septembre 2021 à Sirnach (Suisse).

 

 

 

Hans von Sponeck a travaillé à l’ONU pendant 32 ans. Au cours de cette période, il travailla à New York, au Ghana, au Pakistan, au Botswana, en Inde et fut directeur du bureau européen du PNUD à Genève. De 1998 à 2000, dans ses fonctions de coordinateur et d’assistant du secrétaire général des Nations unies, il a été responsable du programme humanitaire «Pétrole contre nourriture» en Irak. En février 2000, il démissionna en protestation contre la politique de sanctions à l’encontre de l’Irak. Hans von Sponeck reçut plusieurs prix, dont le Prix de la paix de Coventry, décerné de l’Eglise anglicane d’Angleterre, le Prix du pacificateurdes Médecins pour la responsabilité sociale (Washington) et le prix de la paix de la ville de Brême. Actuellement il travaille, ensemble avec Richard Falk, à la publication d’un livre sur la réforme de l’ONU qui sera publié en 2022. 

 

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