par Beat Kissling et Petra Hagen Hodgson*
«Les origines de la pandémie Covid-19 ou de toute autre pandémie moderne n’ont rien de bien mystérieux», souligne Peter Daszak lors d’un séminaire organisé par l’IPBE1 en juillet 2020. Et d’y ajouter que les mêmes activités humaines qui contribuent au changement climatique et à la perte de biodiversité «augmentent également le risque de pandémie par leur impact sur notre environnement. Les changements dans notre utilisation des terres agricoles, le développement et l’intensification de l’agriculture ainsi que des échanges commerciaux, de la production et de la consommation non durables ont des répercussions sur la nature et entraînent une multiplication et intensification des contacts entre la faune sauvage, les animaux d’élevage, les agents pathogènes et l’homme. C’est ainsi qu’apparaissent les pandémies.»2 Le grand public est peu conscient de ces interactions.3 Cependant, il se pourrait que nos expériences face à Covid-19 contribuent également à une meilleure compréhension des faits et à une réflexion approfondie concernant l’influence sur le bien-être de l’homme et de la nature que joue le rôle de l’agriculture industrialisée dominante avec toutes ses répercussions néfastes.
En fait on connaît parfaitement et au moins depuis 2009, date de la parution du Rapport sur l’agriculture mondiale,distribué en Suisse à l’époque par Bioforum,les liens existant entre les pandémies et les systèmes industrialisés de production agroalimentaire et de sa distribution commerciale. Depuis longtemps on y a décrit l’apparition et la propagation géographique des maladies infectieuses comme la conséquence directe de «l’intensification des cultures et de l’élevage», de «facteurs économiques tels que l’expansion du commerce international et la baisse des prix à la production», des «mutations et de l’évolution des agents pathogènes» et de «la vitesse à laquelle les gens peuvent voyager partout dans le monde».4 Le rapport préconisait également des stratégies de riposte: «Intégrer et coordonner les mesures et les programmes politiques et agricoles tout au long de la chaîne alimentaire peut contribuer à prévenir la propagation des maladies infectieuses. On peut en trouver des exemples dans l’élargissement du cycle de rotation des cultures, une plus grande diversité de plantes cultivées et des densités de population plus faibles, moins de transport et d’échange d’animaux d’élevage sur de grandes distances.»5 Comme on a pu le constater, le risque de pandémie augmente notamment avec l’érosion de la biodiversité. Comme l’ont souligné les rapports, des scientifiques6 ont été en mesure de démontrer que, lors de l’extinction des espèces, les «espèces tampons», celles qui entravent la propagation des virus, voire la rendent impossible, disparaissent plus rapidement que les vecteurs intermédiaires classiques des agents pathogènes.7
La «Révolution verte» et ses implications
Le rythme effréné avec lequel se poursuit actuellement l’extinction des espèces est, comme on le sait, un phénomène relativement récent dans l’histoire de l’humanité. La «Révolution verte» initiée dans les années 1960, au travers de laquelle la Banque mondiale entendait, à l’époque, lutter contre la faim dans les pays pauvres du Sud, y a largement contribué.8 Il s’agissait là de tout un ensemble d’innovations techniques agricoles permettant d’éradiquer durablement la faim dans le monde. On en est donc venu à cultiver des variétés de céréales à fort rendement qui fournissaient effectivement plus de calories. Toutefois, ces variétés impliquaient la pratique de la monoculture intensive et l’utilisation d’engrais et de pesticides de synthèse.
Parallèlement, ce mode de culture a contraint les petits agriculteurs, économiquement défavorisés dans leur grande majorité, à acheter des semences hybrides pour obtenir des rendements plus élevés et pour cela, à contracter des crédits, ce qui les a rendus dépendants des fournisseurs de l’agro-industrie. Ainsi venait de débuter l’ère de l’agriculture industrialisée et chimique, basée sur la haute technologie. On a applaudi la «Révolution verte» qu’on a ensuite appliquée quasiment partout dans le monde. La prise de conscience ne s’est faite que progressivement, lorsque l’étendue des coûts induits et des dommages préjudiciables à la fois pour la nature et pour l’humanité sont apparus au grand jour. En 1992, lors de la conférence des Nations unies à Rio de Janeiro, on a enfin abordé la question des dommages causés à l’environnement et, par conséquent, aux populations rurales les plus pauvres des pays en développement. Au tournant du millénaire et alors que la situation de plusieurs centaines de millions de personnes pauvres et sous-alimentées ne connaissait aucune amélioration malgré cette «révolution» verte, l’ONU lança à nouveau l’alerte en adoptant les objectifs du millénaire pour le développement: elle plaça la «lutte contre l’extrême pauvreté et la faim» en tête de son agenda. Il s’agissait de réduire de moitié, d’ici 2015, la proportion de personnes disposant de moins d’un dollar par jour pour vivre ainsi que la proportion de personnes souffrant de la faim. Deux ans plus tard environ, plusieurs agences de l’ONU se mirent à l’élaboration d’un rapport complet sur l’état des systèmes alimentaires mondiaux, le Rapport mondial sur l’agriculture.
Teneur et portée
du Rapport mondial sur l’agriculture
Quatre années durant, plus de 400 scientifiques ont analysé, pour ce rapport, les systèmes alimentaires de tous les continents sur une période de 50 ans et réalisé des projections sur les 50 prochaines années, afin de déterminer les changements à apporter pour éradiquer la faim et la pauvreté tout en préservant la nature de manière durable. Rétrospectivement, l’analyse n’a pas été très encourageante. Outre le nombre de personnes souffrant de la faim, le rapport a mis en évidence celui, encore plus important, de personnes souffrant d’obésité et de malnutrition, et a révélé que si on produit effectivement des milliards de tonnes de céréales, la moitié d’entre elles ne sont pas destinées à l’alimentation humaine, mais transformées en fourrage pour les animaux à viande, en carburant et en matières premières industrielles. A cela s’est ajoutée la prise de conscience que l’actuel système alimentaire mondial était l’une des principales causes du changement climatique, de l’extinction des espèces, de la pollution, de la pénurie en eau, de la propagation de maladies qui pourraient être évitées, du travail des enfants, de la pauvreté et de l’injustice.
En 2009, ce bilan a donné naissance au slogan: «On ne peut plus continuer comme avant» Malgré la hausse de la production, les objectifs de la révolution verte avaient fondamentalement été un échec. Dans le même temps, ce type de système alimentaire s’est avéré lourd de conséquences pour la nature. Le rapport sur l’agriculture mondiale a donc préconisé un inévitable changement de paradigme: plutôt que de tout miser sur l’augmentation de la production d’un point de vue purement technico-économique, il fallait tendre vers une agriculture multifonctionnelle, c’est-à-dire également écologique et sociale. La valorisation et le soutien aux petits agriculteurs ont dès lors été considérés comme la solution clé aux multiples problématiques. Les petits agriculteurs devaient pouvoir développer leur savoir-faire traditionnel en coopération avec la science; ils devaient avoir accès aux ressources indispensables (moyens financiers, terres, réseaux et possibilités de coopération, infrastructures et droits de l’homme, ces derniers tout particulièrement pour les femmes) afin de développer des solutions durables et innovantes dans le domaine de la production alimentaire – en tant que support de base pour les changements fondamentaux nécessaires. Les petits agriculteurs, qui assurent déjà 70 % de la production alimentaire mondiale, devaient ainsi se voir enfin accorder la reconnaissance et la possibilité de se faire entendre. Pour désigner ce type d’agriculture basée sur la diversité et en harmonie avec la nature, le rapport utilisait le terme d’agroécologie.
En 2009, lors de la publication du Rapport sur l’agriculture mondiale, l’attention du monde politique et de l’opinion publique mondiale était à ce point mobilisée par la crise financière de l’époque qu’il n’a guère été pris en compte. Cependant, cette crise financière redoutable avec ses répercussions a tout de même eu pour conséquence de susciter une réflexion critique sur le mode de fonctionnement de l’économie mondialisée. Ce n’est donc pas par hasard que la politologue et économiste Elinor Ostrom a été, en 2009, la première femme à recevoir le prix Nobel d’économie. Au terme de longues années de recherche effectuée à l’échelle mondiale, elle a démontré que les êtres humains sont bien capables de gérer ensemble leurs ressources communes, indépendamment de toute recherche de profit. Elle a réfuté la conception réductrice, alors en vogue dans les sciences économiques, selon laquelle tous les êtres humains devaient êtreconsidérés comme espèces de l’homo œconomicus; conception qui fournissait une confortable excuse à toutes les formes d’inégalité sociale et de misère, comme si la pauvreté et la faim étaient soit la conséquence d’un processus de sélection naturel, soit une fatalité. En s’inspirant de l’approche de Mme Ostrom en matière d’éthique sociale dans l’économie, l’ONU a fait de 2012 l’Année internationale des coopératives.
Il est grand temps
de changer de paradigme
Depuis lors, ces déclarations en faveur d’une forme alternative d’économie, plus respectueuse des droits de l’homme, ont fortement influencé les débats sur les dysfonctionnements de la production industrielle agroalimentaire. En 2011, Benedikt Haerlin, membre du conseil de surveillance du Rapport mondial sur l’agriculture de 2002 à 2008 en qualité de représentant des organisations non gouvernementales (ONG) nord-américaines et européennes, a reconnu qu’entre-temps, il s’était effectivement produit un changement d’attitude dans de nombreux secteurs des sciences et de la politique agricoles, d’autant plus que «le message du Rapport mondial sur l’agriculture fait partie de l’analyse scientifique et politique standard».9 Comme l’a constaté dix ans plus tard Hans Herren, coauteur et coprésident du Rapport mondial sur l’agriculture,10 seules les ONG ont véritablement contribué à élargir la diffusion du Rapport mondial sur l’agriculture, mais cela n’a pas été le cas des institutions gouvernementales, ni des représentants politiques.
En 2020 Herren et Haerlin ont publié, en collaboration avec d’autres auteurs et éditeurs du Rapport mondial sur l’agriculture, un ouvrage intitulé «La transformation de nos systèmes d’alimentation. Emergence d’un changement de paradigme».11 Les 30 articles composant ce rapport se focalisent sur le degré de mise en pratique des recommandations du Rapport mondial sur l’agriculture au cours des onze dernières années. Sont abordées dans ce livre des publications récentes et des prises de position venues d’importantes organisations de politique agricole telles que la FAO, la CNUCED, le CSA ou le HLPE,12 ainsi que les nombreuses initiatives, locales et régionales, ayant eu lieu de par le monde. Ces publications traitent de la mutation opérée par les systèmes alimentaires vers la biodiversité agricole, des différentes variantes agroécologiques dans le monde, des droits des petits agriculteurs et autres travailleurs agricoles, reconnus par les Nations unies depuis 2018, ainsi que des moyens dont ils disposent pour se faire entendre et des liens existant entre les systèmes alimentaires et la santé (de l’homme et de la nature). Ils confortent le sentiment exprimé par Haerlin en 2011, celui d’un renouveau de la société civile. D’autres articles traitent de la résistance au changement, qui aurait pourtant dû avoir lieu depuis longtemps, ainsi que de l’échec de la politique qui aurait pu amorcer ce changement de paradigme au niveau de la société dans son ensemble.
L’agroécologie, une agriculture
porteuse de valeurs: sociales, écologiques, économiques et démocratiques
Alors qu’en économie et en politique, la solution aux problèmes actuellement en suspens à tous les niveaux de la (des) société(s), y compris à l’échelle mondiale, réside essentiellement dans le progrès technologique (notamment par le biais de la numérisation et de l’intelligence artificielle), Benedikt Haerlin parle, dans son article d’introduction, de la «déshumanisation» intervenue également dans le secteur agricole. Au lieu de miser sur les vraies valeurs, on s’en remet entièrement aux outils technologiques. En revanche, Haerlin préconise de «ré-humaniser, reconnecter, reconstruire et restaurer la résilience de nos systèmes alimentaires»13 pour être à même de répondre à des enjeux inévitables. Concernant l’agroécologie, il écrit que par le passé, on partait d’un concept unitaire. Aujourd’hui, cette notion recouvre des milliers de mises en pratique qui varient d’un endroit à un autre, qu’il s’agisse de méthodes traditionnelles ou innovantes. L’agroécologie est «aussi bien un concept social et culturel qu’un ensemble de pratiques agricoles et alimentaires systématiques […] une des approches les plus holistiques et les plus convaincantes face aux défis du nouveau paradigme».14 Comme le soulignait déjà le Rapport mondial sur l’agriculture 2009, les petits paysans15 sont toujours considérés de nos jours comme les acteurs majeurs du processus de transition agroécologique. Divers auteurs soulignent l’attitude de respect de la nature adoptée par la plupart des paysans autochtones. Leur relation à la nature, globalement très respectueuse, est en opposition totale avec l’approche de la nature qui caractérise communément les prospères nations industrialisées, dont la production de masse, hautement technologique, repose sur l’idée de domination, d’instrumentalisation et d’exploitation de la nature.
L’importance sous-estimée des
consommateurs dans les pays industrialisés
Cette approche utilitariste de la nature a notamment mené à une situation où certes les denrées alimentaires les moins chères sont produites en abondance (moyennant un énorme gaspillage alimentaire) et où dans ces pays, on ne connaît plus la faim, mais où en revanche la population est en proie à de graves problèmes de santé dus à la malnutrition et à la suralimentation. Produire des denrées alimentaires bon marché entraîne en fin de compte des coûts supplémentaires, d’abord pour la régénération d’une nature grièvement détériorée et, à plus long terme, pour les dommages causés à la santé des individus.
Les consommateurs sont encore nombreux à ignorer qu’en privilégiant les produits bon marché, ils soutiennent les systèmes alimentaires industrialisés et incitent même les politiques à ne pas investir de fonds publics dans la promotion de systèmes agroécologiques, mais bien plutôt à maintenir le statu quo. Selon certains des auteurs du rapport, on ne fait pas assez d’efforts pour sensibiliser le public à l’importance d’une alimentation saine. Qui sait, par exemple, que les produits alimentaires biologiques seraient en fait nettement plus compétitifs si le prix de la production agroalimentaire industrielle prenait en compte les coûts réels (et externes)? Ils sont toujours rares ceux ayant conscience que l’agriculture industrialisée est responsable d’une grande partie des gaz à effet de serre (décomposition de l’humus, production d’engrais chimiques, méthane et protoxyde d’azote). Il faut donc se poser la question de savoir pourquoi on ne donne pas aux citoyens les moyens de comprendre réellement la signification du travail préventif d’un agriculteur qui produit des aliments sains (sans résidus de pesticides et d’antibiotiques).
L’influence du
«nouveau multilatéralisme»
Quels sont donc les obstacles majeurs au changement attendu, à présent nécessaire à la survie du secteur agricole? A cette question, plusieurs des articles de la publication apportent des réponses tout à fait convaincantes.
Il est clair qu’il s’agit de lobbies influents qui en retirent d’énormes bénéfices et qui, malgré le Rapport mondial sur l’agriculture, publié depuis onze ans, n’ont aucun scrupule à poursuivre le compactage et l’empoisonnement des sols arables, à risquer de contaminer les nappes phréatiques par des produits chimiques et médicamenteux, à défricher des forêts vierges et à surexploiter les ressources pour augmenter la production de viande, à autoriser d’ignobles élevages industriels et des transports de bétail sur de longues distances, à effectuer des transports très énergivores de denrées alimentaires à travers le monde, et ainsi de suite – tout cela dans l’unique objectif de la rentabilité. Les auteurs imputent notamment au manque de volonté et de courage des politiques le maintien d’un système alimentaire impliquant tant de sacrifices et si peu de gagnants, ainsi que les milliards d’argent public issus des taxes consacrés au subventionnement de ce système (et donc de l’agriculture industrialisée conventionnelle).
Le Canadien Pat Mooney, lauréat du prix Nobel alternatif (1985), a démontré que la politique des pays industrialisés occidentaux n’a, au cours des dernières décennies, imposé aucun contrôle ni règlement aux pratiques commerciales outrancières des multinationales de l’agroalimentaire au cours des dernières décennies. En conséquence de quoi, le marché ne comporte plus qu’un seul oligopole de quatre groupes gigantesques opérant à l’échelle mondiale: il s’agit de Bayer/Monsanto, ChemChina/Syngenta, BASF et Corteva, qui contrôlent jusqu’à deux tiers du marché mondial des semences génétiquement modifiées, des engrais de synthèse, des pesticides, etc.Par ailleurs, toujours d’après M. Mooney, de grandes entreprises du secteur numérique ainsi que des sociétés de gestion de fortune parmi les plus influents au monde, tels que BlackRock, Vanguard et State Street, seraient fortement intéressés par des investissements dans le secteur alimentaire.16
L’analyse de Mooney au sujet de la politique agricole internationale a été corroborée par le Sommet mondial de l’alimentation des Nations unies (World Food Summit, WFS) qui s’est tenu en septembre, en étroite coopération avec le Forum économique mondial (World Economic Forum, WEF). En amont du Sommet sur l’alimentation, on a évoqué un «nouveau multilatéralisme», car c’est la première fois que le WEF, qui représente les entreprises économiques et financières privées les plus influentes du monde, a pour ainsi dire négocié l’avenir des systèmes alimentaires mondiaux en traitant d’égal à égal avec les divers pays participants. Mooney a d’ailleurs clairement décrit la problématique de ce sommet quand il dit: «Pour la première fois dans l’histoire de l’ONU, le sommet sur l’alimentation a été organisé et encadré par l’industrie agro-alimentaire.»17
Un autre événement a également donné matière à réflexion: la nomination, par le Secrétaire général de l’ONU António Gutierres, de l’ex-ministre rwandaise de l’agriculture, Agnès Kalibata, présidente depuis 2014 de l’AGRA (Alliance for Green Revolution in Africa), au poste d’Ambassadrice extraordinaire du Sommet mondial de l’alimentation. L’AGRA, dont l’objectif déclaré est de faire passer auprès des petits agriculteurs africains la «révolution verte» (c’est-à-dire l’accroissement de la production alimentaire basée sur les engrais chimiques), a été créée et financée en 2006 par les fondations Rockefeller et Bill & Melinda Gates. Quant à l’engagement pris par l’AGRA de réduire de moitié la faim et la pauvreté dans le monde d’ici 2020, il s’est transformé en véritable désastre.18
Le Conseil fédéral s’engage
en faveur de l’agroécologie
Lors de la Conférence mondiale de l’alimentation, la Suisse a fait partie des premiers pays «signataires d’une nouvelle coalition de gouvernements et d’organisations dont l’objectif est de renforcer les approches agroécologiques dans la recherche, la politique et les investissements au cours des prochaines années»,19 écrit Frank Eyhorn, directeur de Biovision, dans un communiqué de presse publié au terme du sommet onusien.
Dans son discours – toujours selon Eyhorn – le président de la Confédération suisse, Guy Parmelin, s’est «expressément engagé à promouvoir l’agroécologie au sein de la coopération internationale de la Suisse» et a «défini cette promotion de la production agroécologique comme la base même de la poursuite du dialogue engagé en Suisse en vue de la transformation de notre système agroalimentaire».20 Surprenante déclaration, surtout quand on pense à l’échec des deux initiatives agricoles en juin 2021 et au développement plutôt frileux de la politique agricole en Suisse. Elle reflète pourtant le scepticisme croissant de la population suisse quant à l’emploi de pesticides dans l’agriculture. Cette attitude transparaît également dans l’initiative parlementaire «Les risques liés à l’utilisation des pesticides», qui a bénéficié d’un large soutien public lors de la campagne de consultation au niveau fédéral.
Jusqu’ici, les raisons du rejet des votations populaires, plus connues sous l’appellation d’«initiatives anti-pesticides» sont probablement liées à la résistance acharnée de la majorité de la population rurale.De toute évidence, les agriculteurs craignent pour la plupart de ne plus pouvoir subvenir correctement à leurs besoins si les initiatives étaient adoptées – préoccupation compréhensible, d’autant plus qu’ils ne peuvent plus compter sur un soutien indéfectible de la part d’un grand nombre de Suisses.
Malheureusement, le rôle important joué par les producteurs suisses dans la garantie d’une alimentation saine reste aujourd’hui encore trop méconnu. La demande en denrées alimentaires bon marché (c’est-à-dire produites en utilisant des adjuvants chimiques) demeure encore nettement plus importante que celle de produits alimentaires issus de l’agriculture biologique. Parallèlement, le Parlement et l’exécutif continuent à générer toujours plus d’incitations financières favorables au maintien de l’agriculture industrielle par leur actuelle politique de subventions.
Christian Hofer, directeur de l’Office fédéral d’agriculture, souligne donc la nécessité d’adopter une approche holistique de l’agriculture. Il préconise que «tous, de l’agriculteur au consommateur, doivent assumer ensemble leur part de responsabilité dans une politique alimentaire durable».21 Ce qu’il entend par «approche holistique», Hofer l’explique concrètement en ces termes: «Les défis auxquels est confronté le système alimentaire, tels que la raréfaction des ressources, la surexploitation des écosystèmes, le gaspillage alimentaire, les frais médicaux entrainés par la malnutrition, etc. sont complexes et interdépendants. On ne pourra y faire face que si les diverses politiques appliquées aux secteurs de l’agriculture, de l’environnement, de l’aménagement du territoire, de la santé, de l’économie, etc.travaillent ensemble et de manière cohérente.»22
Le directeur de l’agriculture suisse accorde une importance primordiale au rôle des consommateurs qui, par leur comportement d’achat, influencent considérablement la nature et la qualité de la production.
C’est pour cette raison que Biovision et d’autres institutions engagées, qui se trouvent en première ligne dans les campagnes de sensibilisation du grand public aux principes de l’agroécologie, attachent une importance particulière au rétablissement du dialogue entre toutes les parties concernées, notamment les jeunes dans un premier temps, au lendemain de la campagne de votation sur les initiatives agricoles, qui a été menée de manière extrêmement émotionnelle. Ce dialogue est important et très prometteur. En effet, qui d’autre pourrait se prononcer à l’encontre de la volonté de vaincre enfin la faim dans le monde, d’assurer des perspectives d’avenir sûres pour les générations futures ainsi que de prendre réellement soin de la nature?
Comme il ressort clairement des conclusions des auteurs de l’ouvrage présenté, la transformation ou le changement de paradigme vers une alimentation plus respectueuse de la nature et de la vie humaine ne pourra se faire que si la population adhère avec conviction à cette démarche.
Dès que les gens auront compris que l’agroécologie est un concept d’agriculture profondément éthique, il ne faudra plus grand chose pour les convaincre de prendre ensemble les mesures nécessaires pour y parvenir. La philosophie de l’agroécologie, basée sur une coopération équitable entre les savoirs traditionnels indigènes et la science, ainsi que sur le maintien et le développement de rapports démocratiques, et dont le but est de rétablir la résilience dans les relations entre l’homme et la nature, n’est pas sans rappeler l’éthique intemporelle du «respect de la vie» d’Albert Schweitzer. •
1 IPBES, Intergovernmental Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (Conseil mondial de la biodiversité)
2 Zukunftsstiftung Landwirtschaft (11/11/20): IPBES-Bericht: Natur- und Artenschutz beugt Pandemie vor. Berlin, Link: https://www.weltagrarbericht.de/aktuelles/nachrichten/news/de/34156.html
3 Voir également«Vom Nutzen der Viren und Schaden der Zoonosen» dans: Kultur und Politik 3/2020,une contribution critique
4 Deutsche Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit (GTZ)/Vereinigung Deutscher Wissenschaftler (2009): Synthesebericht – Weltagrarbericht. International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development (IAASTD)
5 ibid., p. 171;https://www.weltagrarbericht.de/fileadmin/files/weltagrarbericht/IAASTDBerichte/IAASTDSyntheseDeutsch.pdf
6 Dans cet article, on emploie la forme masculine générique dans son sens neutre, applicable à tous les êtres humains.
7 Brunner, J. (2010, 2.12.). Artenschwund gefährdet menschliche Gesundheit. Veränderung natürlicher Ökosysteme begünstigt Überleben von Krankheitsüberträgern. Dans: scinexx – das wissensmagazin. lien: https://www.scinexx.de/news/geowissen/artenschwund-gefaehrdet-menschliche-gesundheit/
8 D’autres raisons en sont la déforestation et d’autres transformations d’usage environnemental.
9 Haerlin, B. Genug statt mehr. Le Monde diplomatique, éd. allemande, 17/10/16.
10 Herren, H. R. Transformation of Our Food Systems: The Need for a Paradigm Shift. Panel Discussion, Oxford Real Farming Conference, 08/01/21
11 Herren, H. R/Haerlin/B. & IAASTD+10 Advisory Group. Transformation of our food systems. The making of a paradigm shift. Zukunftsstiftung Landwirtschaft & Biovision, Berlin/Zurich 2020
12 CFS Commission sécurité alimentaire mondiale; HLPE Groupe d’experts de haut renom en matière de la sécurité alimentaire et de l’alimentation mondiale
13 Herren, H. R. & Haerlin, B. & IAASTD+10 Advisory Group (2020), p. 18s.
14 Ib., p. 19
15 Ce sont souvent eux les forces promouvantes en agriculture à dimension restreinte. Leur équité socio-culturelle a fait partie des buts affirmés dans le Rapport mondial sur l’Agriculture, 2009
16 Mooney, Pat.in: Herren & Haerlin, 2020, p. 37ss.
17 Ib., p. 39
18 Wise, Timothey A.). Failing Africa’s Farmers: An Impact Assessment of the Alliance for a Green Revolution in Africa. Study report, Tufts University, Global Development and Environmental Institute, Working Paper no. 20-01(juillet 2020)
19 Eyhorn, Frank. communiqué de presse du29/09/2021, lien: https://www.presseportal-schweiz.ch/pressemeldungen/un-ernaehrungssystemgipfel-den-worten-der-schweiz-muessen-jetzt-taten-folgen (version française sur facebook)
20 Ib.
21 «Nous pouvons et devons agir maintenant!» Prise de positon lors du Forum für KURSWECHSEL, org. BIOVISION du 02/12/20, lien: https://www.biovision.ch/berichtforumkurswechsel/(texte disponible en français)
22 Ib.
* Beat Kissling, docteur en pédagogie, psychothérapeute (FSP), chargé de cours en éthique environnementale (ZHAW, Haute école zurichoise des sciences appliquées), membre du conseil consultatif du Bioforum Suisse.
Petra Hodgson, historienne d’art, chargée de cours en éthique environnementale (ZHAW, Haute école zurichoise des sciences appliquées), directrice du groupe de recherche Grün und Gesundheit.
L’article a été publié dans sa première version dans la revue Kultur und Politik, 02/2021, texte actualisé pour Horizons et débats. Kultur und Politik est la revue du Bioforum Suisse, organisation qui se veut un forum pour l’agriculture biologique durable. Le Bioforum Schweiz est issu de la tradition du Möschberg, lieu de naissance de l’agriculture biologique et organique en Suisse, en Allemagne et en Autriche. Il s’agit d’une association à laquelle adhèrent des agriculteurs ainsi que de nombreuses autres personnes intéressées par l’agriculture biologique dans toutes les régions du pays.
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