L’humain est toujours à proximité

Un rappel du livre «Sortie de secours» d’Ignazio Silone*

par Karl-Jürgen Müller

Parfois, il y a des livres rédigés plusieurs décennies auparavant qui en disent davantage sur le monde actuel, la politique et nous-mêmes, les êtres humains; bien plus que tous les médias qui nous inondent quotidiennement. Interprétés avec soin, de tels livres peuvent souvent nous aider à nous orienter et à faire des pas significatifs dans notre vie. Mais surtout, ils stimulent notre réflexion, font appel à notre compassion et renforcent ainsi ce qui est humain en nous. C’est du moins la pensée de l’auteur de ces lignes avec son regard sur un livre du grand écrivain italien Ignazio Silone publié il y a 56 ans.

De conviction socialiste 
en des temps de déchirures politiques

Le livre d’Ignazio Silone, dont la version française a été publiée pour la première fois en 1966, s’intitule «Sortie de secours». Il s’agit de l’autobiographie de l’auteur. L’ouvrage commence par des réflexions sur son enfance et sa relation avec son père, un petit paysan pauvre des Abruzzes italiennes, et se termine par un essai détaillé sur l’époque à laquelle le livre a été rédigé: celle du début de la société européenne prospère dans les premières décennies d’après-guerre. Dans les décennies précédant la fin de la Seconde Guerre mondiale, Silone avait vécu les déchirures politiques et a lui-même été acteur de la scène politique pendant des années. Mais  il a tiré des conclusions cohérentes de son expérience politique et a avant tout été un écrivain et un compagnon d’humanité.
    Son éditeur de la version allemande écrit à son sujet: «Ignazio Silone (de son vrai nom Secondo Tranquilli) est né le 1er mai 1900 dans une famille de petits paysans dans le village de montagne de Pescina. Son enfance a été marquée par la misère économique et les tensions sociales. Très tôt, son engagement politique s’est développé: en 1917, il s’est engagé dans des organisations d’entraide pour l’amélioration du statut social des ouvriers agricoles. Un an plus tard, il s’installe à Rome, où sa carrière politique commence avec son adhésion au mouvement socialiste. En 1919, ces activités étaient déjà surveillées par la police, ce qui ne l’a pas empêché de fonder le Parti Communiste italien (PCI) avec Antonio Gramsci et Amadeo Bordiga l’année suivante. En tant que membre du comité central, il était responsable des contacts internationaux. En 1922, l’année de la prise de pouvoir par les fascistes, il est arrêté dans sa rédaction de Trieste. Après sa libération en 1923, il entre définitivement dans la clandestinité. Les étapes suivantes sont l’Allemagne, la France et l’Espagne; en 1925 il retourne cependant en Italie. Deux ans plus tard, à Moscou, il est témoin de la liquidation politique de Trotski et de Zinoviev, imposée par Staline. La protestation de Silone contre cette décision marque le début de son éloignement du Parti Communiste. En 1929, son isolement idéologique commence lorsque la direction du PCI se divise en fidèles et en indépendants de Moscou; en 1931, il est exclu du parti sous la pression de l’Internationale Communiste.»

Une voix pertinente – et peu écoutée

A propos de ses livres dont la rédaction commence à partir de 1930 lors de son exil en Suisse, la même source affirme: «Silone critiqua la politique fasciste de sa patrie et prit une position de plus en plus distanciée contre la direction dictatoriale des partis engagés dans la résistance. Ce n’est pas la révolution mondiale qui le poussait, mais la compassion à l’égard des pauvres et des opprimés. Cela se manifeste également dans son style, dont le langage simple et compréhensible à tous. Toute sa vie durant, Silone est cependant resté un marginal.» […]
    «Après la libération de l’Italie en octobre 1944, Silone retourne en Italie, où il a toutefois du mal à s’intégrer parmi les intellectuels. Sa conception du socialisme, hostile à l’idéologie et l’individualisme, l’isole de plus en plus des marxistes dogmatiques. Il prône la redéfinition de l’idéal socialiste en tant qu’utopie, s’inspirant des valeurs intemporelles de l’idéalisme philosophique et des idéaux de la tradition chrétienne occidentale. Pour Silone, le renoncement à l’idéologie matérialiste, la liberté de pensée des membres du parti ainsi que l’insistance de son organisation sans hiérarchie étaient des jalons indispensables sur la voie du renouveau du socialisme. Son programme anti-idéologique et libertaire n’a cependant rencontré que peu d’écho. De plus en plus déçu, Silone se retire du travail du parti pour se consacrer exclusivement à ses travaux littéraires à partir de 1950. Le 22 août 1978, Silone décède dans une clinique genevoise. C’est surtout le lien étroit entre sa vie, son engagement politique et l’œuvre littéraire qui caractérise ce romancier profondément humain et engagé.»

Bienveillance et compassion

Une grande partie de cette brève biographie est illustrée dans son livre «Sortie de secours», son autobiographie. Le titre du livre reprend celui du chapitre dans lequel Silone raconte ses expériences à Moscou à l’époque de Staline et son éloignement intérieur du Parti communiste. Chaque chapitre est plein de vie et d’apprentissage. Nous nous concentrons ici sur l’un d’entre eux, intitulé «Le choix des compagnons», texte qui témoigne, de manière impressionnante, comment, pourquoi et dans quelle direction la signification politique des termes du communisme dogmatique tels prolétariat et ouvrier ont changé de signification pour lui, et ont apporté une nouvelle lumière sur les raisons profondes de son éloignement du Parti communiste. Une confrontation profonde avec le nihilisme, attitude répandue à son époque parmi les intellectuels, les écrivains et les artistes, le rend particulièrement précieux. Le chapitre débute par la phrase suivante: 
    «Le nombre d’écrivains s’étant délibérément donnés la mort, dans différents pays et au cours des dernières décennies, dépasse celui de toute autre époque antérieure.». Et à la deuxième phrase, on se trouve déjà face au noyau de sa réponse qu’il détaille par la suite: «Il me semble que la plupart de ces tristes cas, aussi différents soient-ils par leur aspect extérieur, ont un fond commun: ce que Nietzsche a appelé le nihilisme du nouvel âge.» 

La liberté, si elle ne sert pas la vie, 
risque de se gaspiller inutilement

Silone définit l’attitude nihiliste en tant qu’«assimilation du vrai, du bon et du juste à son propre intérêt». Elle se manifeste pour lui par la «conviction que toutes les croyances et doctrines ne sont que de simples mots et qu’en dernière instance, seul le succès compte». Même la liberté, si importante soit-elle pour la pensée de Silone, risque d’être gaspillée inutilement «si elle ne sert pas la vie; prendre une attitude nihiliste et se transformer ainsi en esclavage, conduit au suicide ou au crime». 
    Pour Silone, font également partie du nihilisme l’abus des mots et les idées toutes faites: «Sans hésiter, on invoquait les valeurs traditionnellement morales et religieuses pour défendre ses propres intérêts, une fois qu’on soupçonnât qu’elles étaient menacées, en remettant ainsi ses valeurs en question.»
    Silone aborde ensuite les liens qui existent entre l’apparition du nihilisme et la situation politique et sociale de son époque: la «caducité des mythes du progrès sur lesquels reposaient la conception et la forme de vie capitalistes», révélée par la Première Guerre mondiale, la «restauration autoritaire» des années 20 et 30 qui s’était vantée être un remède au nihilisme, mais qui en fait «a aggravé le mal». Enfin, le fascisme. Sous ses différentes formes, il signifiait «l’intronisation du nihilisme». Mais même après la Seconde Guerre mondiale, le nihilisme n’a pas disparu, «ses germes mortels» subsistaient «en profondeur».

La force qui naît chez l’homme 
dans ses liens avec son prochain

Et comment y remédier? Telle est la question incontournable que soulève Silone. Sa réponse: «Je ne vois qu’une seule voie pour nous libérer: passer de la surface des phénomènes à leur profondeur et les explorer courageusement». Et ce, «avec une honnêteté intellectuelle absolue et une sensibilité naturelle intacte». D’après lui, ce sont des écrivains tels Albert Camus qui ont emprunté cette voie, s’éloignant d’une attitude nihiliste initiale qui ne croit voir dans la vie que l’absence de sens, pour s’orienter vers une issue réelle. Le remède à ce sentiment désolant d’absence de sens, Camus le trouve dans la compassion: «Le monde dans lequel je vis me répugne […] mais je me sens solidaire des hommes qui souffrent.» Ainsi, dans son roman «La Peste», la vie des personnages «n’est plus présentée comme une suite indifférente d’événements arbitraires, mais comme une rencontre de personnes qui souffrent ensemble et luttent contre le même destin». Après avoir illustré son idée clé par d’autres exemples, Silone décrit cette voie comme une capacité profondément humaine en déclarant que la sortie du nihilisme se manifeste «grâce à une force qui naît chez l’homme de son attachement à son prochain».

La conscience sociale plutôt que le parti …

Silone décrit qu’il avait rejoint le mouvement socialiste et communiste grâce à ses premiers compagnons, les travailleurs journaliers de son lieu de naissance, et comme il croyait pouvoir surmonter le nihilisme et résoudre la question sociale à l’aide de la classe du prolétariat pendant de nombreuses années. Mais par la suite, ajoute-t-il, il avait été amené au constat que le prolétariat, la classe ouvrière avait cessé de représenter le garant du progrès en tant que classe, étant donné sa division profonde. Ce qui comptait désormais pour l’auteur, c’était la conscience sociale de l’individu. 
    Au «culte nihiliste du pouvoir et du succès», Silone oppose donc la défense du droit quand il écrit: «Si chacun est à même de comprendre ce qui est juste et injuste, cela ne peut guère se réaliser en raison de la course pour le pouvoir et la gloire.» Recourant à l’exemple de la guerre civile espagnole, il illustre la signification du fait de penser et d’agir qu’en termes de logique de partis et de luttes pour le pouvoir. C’est notamment en pensant à celui qui a autrefois été le sien, le parti communiste, qu’il écrit à propos des partis: «Le mécanisme mortifère est toujours le même: au début, chaque organisation ou institution naît de la volonté de lutter pour un idéal; mais avec le temps, elle s’identifie à cet idéal et finit par se substituer à lui, ce qui a comme effet que, dans la hiérarchies des valeurs, son propre intérêt tient la première place. […] Dans cette transformation, les membres du parti ne se sentent pas lésés, ils voient même un avantage dans le fait d’être définitivement libérés de toute responsabilité personnelle.» Silone cite une lettre de Simone Weil,qui avait sympathisé avec le camp républicain pendant la guerre civile espagnole, datant du printemps 1938: «On part en tant que volontaire, rempli d’idéaux et d’esprit de sacrifice et, sans s’en rendre compte, le combat pour la liberté se transforme en une sorte de guerre de mercenaires, mais avec beaucoup plus de cruauté et moins de respect pour l’adversaire.»

… et de la fidélité envers le peuple

Par contre, penser et agir selon sa propre conscience est tout autre chose: «Dans tous les cas, la fidélité des hommes persécutés pour leur compassion, le sens de la liberté et de la justice est un impératif de notre honneur personnel. Elle nous engage de manière beaucoup plus forte que toute formulation programmatique abstraite. Ce n’est donc pas le parti qui conduit au dépassement du nihilisme et à la résolution de la question sociale, mais plutôt la réflexion, la compassion et l’action en tant qu’être humain co-responsable.
    A la base d’un tel procès intérieur se trouve la confiance fondamentale: «Elle repose en dernier lieu sur la certitude, dans notre for intérieur, que nous les hommes sommes des individus libres et responsables; elle repose sur le fait que l’être humain a un besoin irrépressible de participer à la réalité d’autrui; elle repose sur l’existence, entre les âmes, de leur communication sans paroles. Cette existence n’est-elle pas une preuve du lien fraternel qui nous unit, nous autres humains? La compassion pour les opprimés en découle comme une conséquence nécessaire, qu’aucune déception historique ne peut ébranler, car ce n’est pas la passion qui cherche son avantage, de même que sa constance ne dépend pas de son succès. Avec ces certitudes humaines, bases de vie, comment accepter que toute aspiration humaine soit tout simplement étouffée chez les créatures les plus pauvres et les plus malheureuses?
    Et que penser d’une morale qui reste sourde à cette obligation essentielle? Mais, répétons-le, cette obligation n’a rien à voir avec toute sorte de manœuvres politiques». L’auteur continue: «C’est sans doute le pire blasphème que de se servir des opprimés comme tremplin pour accéder soi-même au pouvoir et de les trahir ensuite, car parmi les hommes, ce sont eux les plus vulnérables.»
    De telles réflexions, dans toute leur profondeur, ne frôlent pourtant jamais l’irréalisme: «Nous devons admettre honnêtement que nous ne connaissons pas de panacée. Face aux détresses sociales, cela n’existe pas. Ce n’est déjà pas rien d’avoir suffisamment de confiance pour aller de l’avant. Aujourd’hui, nous marchons sous un ciel idéologiquement sombre; le ciel clair du sud avec ses étoiles brillantes d’antan s’est maintenant couvert, mais le reste de sa faible lumière nous permet au moins de voir où nous posons les pieds.»

* Ignazio Silone. Sortie de secours,Paris (Del Duca) 1966

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