Qui est l’agresseur?

La stratégie de l’OTAN envers la Russie, l’Allemagne et l’Ukraine

par Jochen Scholz, Berlin

La propagande des médias traditionnelsallemands au sujet de la Russie, prétendument agressive, est aujourd’hui reprise par de nombreux acteurs de la politique et de la société allemande. Dans le meilleur des cas, cela témoigne d’une totale ignorance. Il en va de même pour la question de savoir pourquoi les relations entre l’Allemagne et la Fédération de Russie sont désormais aussi décevantes. C’est pourquoi il est nécessaire de clarifier ce qu’il en est de la prétendue menace militaire sur l’Ukraine, comme l’a récemment déclaré le lieutenant-général allemand à la retraite Brauss.1 Brauss a été secrétaire général adjoint de l’OTAN pour la politique de défense et la planification des forces armées de 2013 à juillet 2018. Il est aujourd’hui «Senior Associate Fellow» auprès de la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP) et travaille dans les domaines de la sécurité et de la défense européenne, du développement de l’OTAN et de la coopération entre l’OTAN et l’UE.2

Les promesses des pays de l’OTAN…

Voici quelques faits historiques : 

  1. la conversation téléphonique du Président Bush avec le chancelier Kohl en mai 1990.3
  2. la mise en œuvre promise (transformation de l’OTAN en un organe de consultation) lors du sommet suivant de l’OTAN à Londres.
  3. la Charte de Paris la même année.5 
  4. et que s’est-il passé ensuite? Avec la doctrine Wolfowitz, également appelée «plan sans rivaux», tous les plans ont été transformés en leur contraire.6 

Tous les autres documents stratégiques publiés depuis cette époque vont dans la direction prise à l’époque.

… et pourtant l’élargissement de l’OTAN à l’Est 

L’élargissement de l’OTAN à l’Est voit aujourd’hui l’Alliance se rapprocher de la frontière russe. L’ancien ambassadeur américain à Moscou Jack Matlock, qui a participé à toutes les négociations sur la réunification à Moscou, s’exprime à ce sujet: «Je suis certain que si Bush avait été réélu et si Gorbatchev était resté Président de l’URSS, il n’y aurait pas eu d’élargissement de l’OTAN pendant leur mandat. Mais il n’y avait aucune possibilité d’engager des successeurs, et lorsque Gorbatche va été destitué et que l’URSS s’est disloquée, leurs accords sont devenus caducs.»7

Les néocons américains et le 
«Project for the New American Century» 

La lettre de Willy Wimmer, ancien secrétaire d’Etat au ministère allemand de la Défense et vice-président de l’Assemblée parlementaire de l’OSCE en 2000, adressée à l’ancien chancelier Schröder, permet de comprendre de quoi il s’agissait au fond lors de l’élargissement de l’OTAN à l’Est, et ce jusqu’à aujourd’hui.8 Il évoque le contenu de la conférence de Bratislava en 2000, organisée à la demande du Département d’Etat par l’American Enterprise Institute, dont le groupe de travail «Project for the New American Century» (projet pour le nouveau siècle américain)9 a publié quelques mois plus tard le document stratégique «Rebuilding America’s Defenses»,10 auquel ont exclusivement participé les néocons. Dix personnes de ce groupe de travail ont servi dans le gouvernement de George W. Bush à partir de 2001, dont Cheney, Rumsfeld et Wolfowitz. La concrétisation du sommet de Bratislava a eu lieu en 2002: l’OTAN s’est élargie aux trois pays baltes, à la Roumanie, à la Bulgarie, à la Slovénie et à la Slovaquie.

Empêcher la cohabitation germano-russe …

15 ans après Bratislava, George Friedman, alors chef du service de renseignement privé Stratfor, donne une conférence dans un think tank de Chicago. Il y expose une présentation lors de la conférence de presse qui suit (voir carte) et déclare que l’objectif permanent de la politique étrangère américaine est d’empêcher une coexistence germano-russe épanouie.11

… et le «containment» comme pendant la guerre froide

Un an auparavant, M. Friedman avait déjà utilisé le graphique dans un article de Stratfor12 sous le titre «The new containment», réactivant ainsi la désignation de la stratégie d’endiguement de l’Union soviétique, la «doctrine Truman»,13 qui a marqué le début de la guerre froide en 1947.
    On peut imaginer à cet égard que toutes les sonnettes d’alarme ont été tirées de l’autre côté de l’Atlantique après le discours du Président Poutine au Bundestag allemand en 2001.14 En s’inspirant d’un autre terme, on pourrait qualifier les déclarations de Friedman de Continuity of History and Strategy. La propagande anti-russedéplore le développement de missiles hypersoniques russes. Eh bien, qui a résilié unilatéralement le traité ABM en 2001 et commencé en même temps à déployer le système de défense antimissile AEGIS en Europe de l’Est et sur les navires? La Russie aurait-elle dû rester spectatrice, s’exposer au calcul de chantage des Etats-Unis? Un calcul que les deux politologues américains Keir A. Lieber et Daryl G. Press décrivent comme suit à la page 22 d’une analyse15 qui a également été publiée dans la principale revue américaine de politique étrangère Foreign Affairs:

«Bien que les deux critiques soient pertinentes, même un bouclier anti-missile limité pourrait être un complément puissant aux capacités offensives des forces nucléaires américaines. La Russie dispose aujourd’hui d’environ 3 500 têtes nucléaires stratégiques, mais si les Etats-Unis attaquaient avant que les forces russes ne soient alertées, la Russie serait chanceuse si une demi-douzaine de têtes nucléaires survivait. Un système de défense antimissile opérationnel pourrait éventuellement détruire six têtes nucléaires. En outre, le problème de la différenciation entre les têtes nucléaires et les missiles devient moins important s’il ne reste qu’une poignée de têtes nucléaires et de missiles ennemis survivants à intercepter. Face à un petit nombre de têtes nucléaires et de missiles entrants, les intercepteurs américains pourraient tout simplement les cibler tous.»

Un système de missiles américain pour neutraliser la capacité 
de la deuxième frappe russe

En bref, il s’agit d’une neutralisation de la capacité de deuxième frappe russe par le système de défense antimissile. Lorsque les deux auteurs ont présenté leur étude de 2006 au Forum Einstein de Potsdam en 2007, pas un seul journaliste de nos journaux nationaux n’était présent.
    Un saut en 2021 en ce qui concerne les troupes russes à la frontière orientale de l’Ukraine.

Les plans de conquête du gouvernement ukrainien

Qui connaît ce décret du Conseil national de sécurité de l’Ukraine de mars 2021?16

«Sur la stratégie d’évacuation et de réintégration des territoires temporairement occupés de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol. Conformément aux dispositions de l’article 4 de la loi ukrainienne ‹Sur le Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine›, le Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine a décidé, après examen du projet de stratégie de désoccupation et de réintégration des territoires de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol occupés par la Russie:

  1.  Recommander le projet de stratégie de déconcentration et de réintégration du territoire de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol temporairement occupés.

  2. Inviter le président de l’Ukraine à approuver la stratégie de déconcentration et de réintégration des territoires temporairement occupés de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol. 

  3. Le cabinet des ministres de l’Ukraine élabore et approuve, dans un délai de trois mois, un plan de mesures pour la mise en œuvre de la stratégie d’évacuation et de réintégration des territoires occupés temporairement de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol.
        Secrétaire du Conseil national ukrainien de sécurité et de défense O. Danilov»

Et la Russie, ne devra-t-elle pas être autorisée à réagir à cela, d’autant plus que l’on peut être sûr que de telles décisions ne sont pas prises en Ukraine sans l’accord ou la connivence de Washington et de Londres?

Sauce unique transatlantique

Je pourrais encore citer une foule de documents qui réfutent les affirmations d’agression de la Russie. Je recommande en outre la lecture du livre de Horst Teltchik «Russisches Roulette» et celle du livre de Zbigniew Brzezinski «Le Grand Echiquier»; on comprend alors pourquoi les choses se sont passées comme le déplore M. Teltschik. Par ailleurs, les commentaires et les articles de la «Frankfurter Allgemeine Zeitung» de Kohler, Frankenberger, Veser, Busse, Friedrich Schmidt, Ross, Sturm, dans la mesure où ils traitent de la Russie, peuvent être ignorés sans crainte. Même les autres grands quotidiens germanophones ne servent que de la sauce transatlantique. L’époque où Karl Feldmeyer17 pouvait encore écrire des éditoriaux pour la «Frankfurter Allgemeine Zeitung» est révolue depuis longtemps. Ce n’est que de temps en temps que l’on trouve encore aujourd’hui des choses éclairantes dans le feuilleton, comme le montrent ces deux exemples: un article de Reinhard Merkel18 et un autre de Hans-Christof Kraus, le seul scientifique allemand à avoir compris le fondement de toute stratégie américaine concernant le continent eurasien.19

Les accords de Minsk sont sabotés

En raison de l’actualité, jetons encore un coup d’œil sur la situation en Ukraine. S’il n’a pas été possible – jusqu’à présent en tout cas – de l’intégrer à l’OTAN, on ne peut s’empêcher de penser que le conflit non résolu autour de Donetsk et Louhansk doit, du point de vue de certains Etats occidentaux, rester irrésolu. En effet, la Fédération de Russie peut alors être accusée à tout moment de mener une politique agressive. L’exemple le plus récent est l’échec de la rencontre dite de Normandie,20 qui était prévue pour le 11 novembre, et pour laquelle les ministres des affaires étrangères allemand et français ont rendu la Russie responsable dans une déclaration commune,21 sans en donner les raisons.
    Si l’affaire n’était pas aussi grave, elle pourrait être considérée comme une farce. Lavrov,ministre des Affaires étrangères, s’est probablement emporté. Car après l’avoir annoncé à ses partenaires, il a mis l’échange de notes diplomatiques à la disposition de l’opinion publique internationale.22
    Il en ressort clairement que les parties allemande et française n’avaient pas l’intention d’influencer l’Ukraine pour qu’elle respecte enfin ses obligations en vertu des accords de Minsk II23 de 2015(!), qui constituent le droit international en vigueur.24 Cela concerne en premier lieu les points 9, 11 et 12.
    Dans ce contexte, la Russie considère qu’une rencontre n’a pas de sens et cette idée serait donc obsolète. Pour reprendre les mots de Lavrov: «On a l’impression qu’il s’agit également d’une tentative de créer les conditions d’une révision radicale du paquet de mesures afin de plaire à Kiev, qui a refusé de s’y conformer de manière officielle et publique.»

L’échec de l’Etat-major allemand

Une remarque finale en ce qui concerne l’Etat-major, dont le lieutenant-général Brauss cité plus haut est la pars pro toto. Depuis la guerre contraire au droit international contre la République fédérale de Yougoslavie en 1999, il est certain que les gradés ont renoncé à leurs obligations découlant du code militaire que les soldats partagent. Aussi, ils tiennent chaque année, le 20 juillet au Bendlerblock [aujourd’hui siège du ministère allemand de la Défense], des discours élogieux à l’égard du colonel Claus von Stauffenberg. La perspective d’être mis à la retraite provisoire25 avec une pension décente est plus insupportable pour ce groupe de personnes que pour l’assassin d’Hitler la perspective d’être abattu. Quand ces élites, quand nos politiciens et nos scientifiques dans les «think tanks» comprendront-ils que l’intérêt allemand et européen doit viser des conditions pacifiques et ordonnées sur notre continent eurasien, au lieu de se soumettre aux intérêts anglo-américains qui veulent précisément le contraire? •



https://www.welt.de/politik/ausland/article235313842/Nato-Generalsekretaer-Jens-Stoltenberg-Koennen-nicht-annehmen-dass-dies-nurein-Bluff-ist.html 
https://internationalepolitik.de/de/user/24884/heinrich-brauss  
https://nsarchive.gwu.edu/sites/default/files/documents/6935350/National-Security-ArchiveDoc-18-Memorandum-of.pdf. On peut y lire: «Il [Gorbatchev] s’intéressait aussi beaucoup à la manière dont l’OTAN pourrait changer de doctrine, et je lui ai lu l’article 2 de la charte de l’OTAN, sur lequel Brian Mulroney avait attiré mon attention, juste pour lui montrer le caractère politique de l’OTAN. Je pense qu’il sera essentiel que nous prenions des mesures lors du sommet de l’OTAN pour le convaincre [Gorbatchev] que l’OTAN change d’une manière ne menaçant pas la sécurité soviétique.» 
https://www.nato.int/docu/comm/49-95/c900706a.html
https://www.bundestag.de/resource/blob/18955 8/21543d1184c1f627412a3426e86a97cd/chartadata.pdf 
http://www.nytimes.com/1992/03/08/world/usstrategy-plan-calls-for-insuring-no-rivals-develop.html 
http://jackmatlock.com/2014/04/nato-expansionwas-there-a-promise/ 
http://www.nato-tribunal.de/blaetter_wimmer.pdf 
https://en.wikipedia.org/wiki/Project_for_the_ New_American_Century 
10 https://archive.org/details/RebuildingAmericasDefenses/mode/2up 
11 https://www.youtube.com/watch?v=ablI1v9PXpI;  Le graphique présenté par George Friedman lors de la conférence de presse qui a suivi a été retravaillé avec les explications en jaune pour plus de clarté, le graphique apparaît à partir de la minute 11:10.
12 https://worldview.stratfor.com/article/estoniaazerbaijan-american-strategy-after-ukraine 
13 https://de.wikipedia.org/wiki/Truman-Doktrin 
14 https://www.bundestag.de/parlament/geschichte/ gastredner/putin/putin_wort-244966  
15 https://www.belfercenter.org/sites/default/files/ files/publication/is3004_pp007-044_lieberpress. pdf 
16 https://www.president.gov.ua/documents/1172021-37533 
17 Karl Feldmeyer, «Frankfurtger Allgemeine Zeitung» du 23/11/2002, p. 1: «La fin de l’ancienne OTAN». Feldmeyer y écrit: «Quoi qu’il en soit de l’attitude du gouvernement fédéral sur la question de l’Irak, le comportement de la population allemande sur ce sujet a également montré clairement que l’ouverture de l’OTAN à une politique d’intervention militaire peut créer des problèmes spécifiques pour l’Allemagne. Ceux-ci ne se fondent pas seulement sur l’affirmation de la Loi fondamentale selon laquelle la République fédérale entretient des forces armées ‹à des fins de défense›, mais aussi sur l’empreinte laissée par l’histoire nationale. Deux guerres mondiales ont contribué à une interprétation très étroite de la notion de ‹défense›. Ce qui peut être considéré ailleurs comme une ‹intervention préemptive› peut passer pour une agression aux yeux des Allemands – ce que la Charte des Nations unies et la Loi fondamentale interdisent. Bismarck refusait déjà le ‹praevenire›. Les Allemands n’ont pas à s’excuser pour cette attitude, surtout pas auprès de leurs alliés qui ont été victimes d‘attaques allemandes.»
18 http://www.faz.net/aktuell/feuilleton/debatten/diekrim-und-das-voelkerrecht-kuehle-ironie-der-geschichte-12884464.html?printPagedArticle=true# pageIndex_2  
19 http://www.faz.net/aktuell/feuilleton/syrien-undihr-denkt-es-geht-um-einen-diktator-11830492.html 
20 https://de.wikipedia.org/wiki/Normandie-Format 
21 https://kiew.diplo.de/ua-de/aktuelles/-/2496302 
22 https://bit.ly/3I7XTVk 
23 https://www.bpb.de/201881/dokumentation-dasminsker-abkommen-vom-12-februar-2015 
24 https://www.un.org/depts/german/sr/sr_14-15/ sr2202.pdf  
25 https://de.wikipedia.org/wiki/Einstweiliger_Ruhestand 

(Traduction Horizons et débats)

hd. Jochen Scholz était lieutenant-colonel de la Bundeswehr. Par cette fonction, il a servi quelques années au sein de l’OTAN à Bruxelles et ensuite – pendant la guerre de l’OTAN contre la Yougoslavie – au ministère fédéral allemand de la Défense. C’est là qu’il s’est rendu compte que les discours officiels des responsables politiques sur les violations flagrantes des droits de l’homme par la Serbie ne correspondaient pas à ce qu’il avait pu lire dans les rapports des experts sur place. C’est à cause de ces mensonges des politiciens qu’il a quitté le parti politique SPD en 1999.

 

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