Réflexions sur quelques particularités de la neutralité suisse

par Ivo Rens, professeur honoraire, faculté de droit, université de Genève

La neutralité de la Suisse ne se résout nullement à sa non-participation aux deux conflits mondiaux du XXe siècle. Elle est bien antérieure à cette période puisqu’elle s’affirme au XVIIe siècle et qu’elle a été reconnue par les Traités de Westphalie.
    Cette neutralité a certes été violée par la France révolutionnaire puis napoléonienne, ce qui signale sa fragilité, mais elle a été réaffirmée et imposée par le Traité de Vienne en 1815. Peut-être est-il bon de préciser que la neutralité suisse a toujours été une neutralité armée, même si cette précision n’a plus l’importance qui fut la sienne jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale.
    Dans une première période qui va de 1815 à 1918, cette neutralité a été essentiellement passive. La Suisse s’abstenait de prendre part aux affaires internationales mais, bien sûr, s’efforçait de maintenir des relations de bon voisinage avec ses voisins immédiats, voire avec les autres Etats.
    “Dans [cette phase] qui va de 1872 (date du célèbre arbitrage de l’Alabama prononcé à Genève entre les Etats-Unis et le Royaume-Uni) au début de la Première Guerre mondiale, l’arbitrage international connut un âge d’or qu’illustrent également les conférences de la paix tenues à La Haye en 1899 et 1907 (conventions de La Haye). Grâce à l’expérience qu’elle avait acquise sous l’ancienne Confédération, la Suisse fut alors chargée presque sans interruption de mandats d’arbitrage.”1
    Parallèlement à cette évolution, deux premières organisations intergouvernementales à vocation universelle sont créées en Suisse au XIXsiècle, l’Union internationale du télégraphes’installe à Genève en 1865 et l’Union générale des postes, actuellement Union postale universelle, à Berne en 1874. Mais, plus significative sans doute, le Comité international de la Croix-Rouge (inversion délibérée du drapeau suisse) est créé à Genève en 1863, à l’initiative du Genevois Henri Dunant, auteur du livre Un souvenir de Solferino,paru en 1862, consacré au désastre humanitaire de la bataille éponyme qui eut lieu en 1959. Lorsque la Confédération suisse accepta, le 26 janvier 1871 d’accorder le refuge aux 87’ooo hommes épuisés et démunis de l’armée du général Bourbaki, après la défaite française dans le conflit avec la Prusse, elle paraît avoir donné de sa neutralité une interprétation humanitaire conforme à celle qui avait présidé à la naissance à la Croix rouge et qui allait s’affirmer dans des périodes plus récentes de la neutralité suisse.
    Dans une seconde période qui va de 1914 à 1945, la neutralité de la Suisse est profondément marquée par les aspirations qui donnèrent lieu au Traité de Versaillesen 1919 et à la Société des Nations (SdN) à laquelle la Suisse adhéra d’emblée. D’ailleurs l’article 435 du Traité de Versailles, en 1919, reconnaissait la neutralité de la Suisse “pour le maintien de la paix”. Ce n’est pas par hasard que Genève fut choisie comme siège de la SdN, de l’OIT, de l’OMS et de plusieurs autres organisations internationales, telle la doyenne des organisations politiques internationales, l’Union interparlementaire, créée en 1889, qui s’y établit en 19212. A la demande des parties en cause, la Suisse, des Suisses ou la Croix rouge internationale intervinrent dans de nombreux différends internationaux. Au surplus, c’est dans deux villes suisses, Lausanne en 1923 et Montreux en 1936, que furent réglés entre Grecs et Turcs les différends relatifs notamment à la navigation dans les Dardanelles et le Bosphore.
    Dans une troisième période qui s’ouvre au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, bien que la Suisse n’adhérât à l’ONUqu’en 2002, le siège européen de l’ONU fut fixé à Genève, dans le palais qui avait été construit pour la SdN et donc dans la ville où se trouvait le siège de plusieurs organisations du système des nations Unies et de plusieurs autres.
    Le Conseil fédéral, donc le Gouvernement suisse, s’efforça de donner un cours nettement plus pro actif à la neutralité suisse, non point en suscitant des médiations ou des arbitrages dans les différends internationaux, mais en offrant ses bons offices, en facilitant la prise de contact entre parties en conflits, voire en s’improvisant “facilitateur” de pareils contacts. C’est ce qui explique qu’une ville suisse, Genève, fut choisi comme siège de plusieurs conférences internationales importantes.
    Citons-en deux: C’est à Genève qu’eut lieu en 1954, en pleine guerre froide, la Conférencedite asiatiqueavec, pour la première fois, la participation de la République populaire de Chine avec laquelle la Suisse avait noué des relations diplomatiques depuis 1950. Cette conférence donna lieu aux Accords de Genèveoù fut scellé le sort de la Corée et celui du Viêtnam, mettant fin à des années de guerre dans ces deux contrées. C’est à Genève aussi que se tient en 1955 la Conférencedite de l’atome pour la paixqui offrit un exutoire pacifique à une activité jusqu’alors purement militaire, mais hélas sans mesurer les risques catastrophiques et les conséquences écologiques délétères de l’industrie électronucléaire. C’est également sur territoire suisse qu’eurent lieu en 1961 et 1962 les rencontres entre les insurgés algériens et les dirigeants français qui scellèrent leur Accord de l’autre côté du Léman à Evianen 1962.3
    «Unautre domaine taillé sur mesure: la représentation d’intérêts étrangers. La Suisse cherche ici à maintenir dans toute la mesure du possible des contacts entre deux Etats ayant rompu leurs relations diplomatiques. Ses premières expériences en la matière datent de la Guerre franco-allemandede 1870–1871; elles devaient s’étoffer au cours de la Première Guerre mondiale et atteindre une ampleur insurpassée durant la Deuxième avec une représentation réciproque de 35 Etats entraînant 200 mandats. Si le nombre de ces derniers fondit rapidement dès la cessation des hostilités, il devait connaître une recrudescence avec la montée de nouvelles tensions internationales (46 mandats de 1946 à 1964). Etaient encore en vigueur en 1998 la représentation des intérêts américains à Cuba (depuis 1961) et sa réciproque (depuis 1991). Le mandat exercé de 1982 (guerre des Malouines) à 1990 pour la Grande-Bretagne (délégation de ses intérêts en Argentine) fut particulièrement important, tout comme celui exercé pour les Etats-Unis en Iran depuis 1980, après la prise en otages des membres de l’ambassade américaine à Téhéran.»4
    Dans les relations internationales, de par sa neutralité permanente et son engagement permanent au service de la paix, la Suisse occupe dans le monde un rôle à nul autre semblable. Cette singularité tient à l’intransigeance qu’elle a fait montre dans son histoire quant à sa souveraineté. Dans la mesure où la Suisse accepterait de soumettre ses litiges éventuels avec son imposant voisin du moment dans laquelle est enclavée, à la Cour de justice de l’Union européenne, comme cette dernière l’y invite avec insistance,5 c’en serait fait de sa neutralité comme de sa souveraineté. Car en pareil cas son autonomie vis-à-vis de Bruxelles serait comparable à celle de Hong-Kong vis-à-vis de Pékin. 


Ivo Rens, professeur ordinaire ém. et honoraire de l’Université de Genève, a enseigné à la Faculté de droit de l’Université de Genève, à l’Ecole fédérale polytechnique de Lausanne, à la Sorbonne de Paris et dans plusieurs autres universités dont celle de Christchurch en Nouvelle-Zélande. Dans les années 1960, il fut conseiller constitutionnel du Vice-Premier ministre de Belgique, Paul-Henri Spaak, l’un des pères de la construction européenne. L’auteur édite la plateforme numérique La paix mondiale menacée, v. https://worldpeacethreatened.com/



Dictionnaire historique de la Suisse, entrée “Bons offices”, version 01.07.2014.
L’Union interparlementaire a été œuvré à la création de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye en 1899. Cette Cour coexiste donc, à La Haye, avec la Cour internationale de justice, établie par la Charte des Nations Unies en 1945 pour remplacer la Cour permanente de justice internationale de la SdN qui ségeait aussi à La Haye.
Guy Mettan, Genève, Ville de paix. De la conférence de 1954 sur l’Indochne à la coopération internationale, Editions Slatkine, Genève 2004.
Dictionnaire historique de la Suisse, loc. cit.
Cf. en particulier l’article 10 du Projet d’accord-cadre UE-Confédération suisse ainsi que l’article 9 du Protocole III sur le Tribunal arbitral qui font de la Cour de justice de l’Union européenne l’arbitre ultime de tout différend. https://suisse-en-europe.ch/wp-content/uploads/2019/02/Acccord-inst-Projet-de-texte_fr.pdf

(Traduction Horizons et débats)

 

 

 

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