Les Etats-Unis et la Chine: amis ou ennemis?

par Kishore Mahbubani, Singapour

hd. Dans un discours fondateur prononcé le 3 mars 2021 (https://www.state.gov/a-foreign-policy-for-the-american-people/), le nouveau secrétaire d’Etat américain Antony Blinken a promis une politique étrangère au service du peuple américain – par un «leadership dans le monde» renouvelé. On peut se demander si ce sera vraiment le cas. 
    
Selon M. Blinken, la Chine représente la «plus grande tâche géopolitique du 21e siècle» pour les Etats-Unis. La Chine, dit-il, est «le seul pays dont la puissance économique, diplomatique, militaire et technologique remet sérieusement en question le système international stable et ouvert – toutes les règles, valeurs et relations qui font que le monde fonctionne comme nous [les Etats-Unis] le voulons parce qu’elles servent en fin de compte les intérêts et reflètent les valeurs du peuple américain». 
    
Par conséquent, a-t-il déclaré, la relation des Etats-Unis avec la Chine «sera guidée par la concurrence lorsqu’elle devra l’être, la coopération quand elle le peut et l’antagonisme si elle le doit». Pour cela, a-t-il affirmé, il faut «travailler avec les alliés et les partenaires [...] car notre poids collectif est beaucoup plus difficile à ignorer pour la Chine». 
    
Il est évident, cependant, que certains pays, notamment en Asie, n’apprécient guère ce type de «partenariat». Le texte suivant de Kishore Mahbubani en témoigne de manière éloquente.
Au lendemain de l’élection sans doute la plus décisive de l’histoire des Etats-Unis, une nouvelle administration de la Maison Blanche cherche à inaugurer une ère de changement. Mais qu’elle en est la signification pour les relations entre les deux plus grandes puissances du monde – et les pays de notre région?
    On se souviendra de Donald Trump pour bien des choses. Et l’une des choses dont on se souviendra le plus est le principal combat géopolitique qu’il a lancé contre la Chine pendant sa présidence. Au départ, il s’agissait d’une guerre commerciale, mais elle s’est étendue à d’autres dimensions et a donné lieu à des déclarations remarquablement grossières et insultantes envers la Chine. Dans une longue conférence sur la Chine, le 24 octobre 2019, le vice-président sortant de M. Trump, Mike Pence, a expliqué en détail toutes les erreurs commises par la Chine. Voici un exemple de ce qu’il a dit: «Tout ce que fait Pékin aujourd’hui – du grand pare-feu du Parti dans le cyberespace ou de la grande muraille de sable de la mer de Chine méridionale, de la méfiance à l’égard de l’autonomie de Hong Kong à la répression des croyants – démontre que c’est le Parti communiste chinois qui s’est «découplé» du reste du monde pendant des décennies. Il a clairement indiqué que M. Trump allait tenir tête à la Chine. 
    Qu’arrivera-t-il donc aux relations sino-américaines lorsque Joe Biden deviendra président? La réponse est paradoxale. D’une part, tout va changer. D’autre part, rien ne changera. Les deux déclarations sont vraies!
    Pourquoi tout changera? Pour commencer, l’administration Biden cessera d’insulter la Chine. Même si M. Biden a traité le président Xi Jinping de «voyou» pendant la campagne électorale, le gouvernement chinois comprendra que cela fait partie du processus électoral américain. De nombreux candidats à la présidence américaine ne mettent pas réellement en pratique ce qu’ils disent pendant la campagne électorale. Tout comme Bill Clinton a établi de bonnes relations avec la Chine pendant son mandat – même s’il avait déclaré lors de sa campagne électorale qu’il ne «dorloterait pas les bouchers de Pékin» – Joe Biden sera courtois et civilisé lorsqu’il rencontrera ses homologues chinois. Joe Biden est un homme vraiment bon. Il ne basera pas sa politique sur des crises de colère ou des tweets. Au contraire, il y aura une certaine prévisibilité et stabilité dans les relations entre les Etats-Unis et la Chine. Mais si le ton changera considérablement, le fond ne changera pas.
    En bref, le monde entier est confronté à la fois à un grand danger et à une grande opportunité, avec l’entrée en fonction de l’administration Biden. 

La lutte éternelle

C’est donc l’autre limite du paradoxe: la concurrence entre les Etats-Unis et la Chine va se poursuivre. Cette concurrence entre les Etats-Unis et la Chine n’est pas motivée par des personnalités mais par des forces structurelles. Dans mon livre «Has China Won?», j’ai énuméré au moins trois de ces forces structurelles. Premièrement, depuis des millénaires, la puissance numéro un (aujourd’hui, les Etats-Unis) essaie toujours de contrecarrer la puissance numéro deux (aujourd’hui, la Chine) et de l’empêcher de devenir numéro un. Le comportement des Etats-Unis tentant de bloquer l’ascension de la Chine en tant que numéro un est un comportement géopolitique normal. 
    Malheureusement, la résistance américaine à la montée en puissance de la Chine est également motivée par des forces émotionnelles. Pendant des siècles, la psyché occidentale a craint le «péril jaune». Cette dimension émotionnelle explique pourquoi le président Donald Trump a qualifié le Covid-19 de «grippe Kung Flu» et de «virus chinois». La troisième force structurelle est un consensus bipartisan aux Etats-Unis selon lequel la Chine a manqué à ses engagements envers les Etats-Unis en ne devenant pas une démocratie. Deux hauts fonctionnaires démocrates, Kurt Campbell et Ely Ratner, ont documenté cette déception dans un article paru dans Foreign Affairs. Ils ont écrit: «Bien qu’il y ait eu un début de rapprochement sous l’administration Nixon dans les années 1970, l’hypothèse selon laquelle l’approfondissement des liens commerciaux, diplomatiques et culturels transformerait le développement interne et le comportement externe de la Chine a été la pierre angulaire de la stratégie américaine.» Ces trois forces structurelles sont des forces puissantes. Par conséquent, la concurrence entre les Etats-Unis et la Chine se poursuivra sous Joe Biden.

Faire connaître notre position

Que devrait faire le reste du monde, y compris l’ANASE, en réponse à la compétition maintenue sous M. Biden? Rester passif? Ou s’exprimer haut et fort pour faire part de leurs propres craintes et préoccupations? Il serait fatal de rester passif. Comme je l’indique dans un cours en ligne ouvert et massif (MOOC) sur les relations entre les Etats-Unis et la Chine [qui sera publié par NUS et edx en janvier 2021], le monde entier sera affecté, voire déstabilisé, si le conflit entre les Etats-Unis et la Chine prend de l’ampleur. C’est pourquoi nous devons nous exprimer. 
    Mais que devrions-nous dire au sein de l’ANASE? Nous devrions faire valoir trois points. Le premier est que les Etats-Unis et la Chine devraient appuyer sur le bouton «pause» de la compétition. Pourquoi? La réponse est simple: des milliards de personnes – y compris aux Etats-Unis et en Chine – souffrent de la récession économique massive provoquée par la COVID-19. La pauvreté mondiale augmente à nouveau. La seule façon de relancer l’économie mondiale est que les économies numéro un et numéro deux travaillent ensemble. En effet, si M. Biden annonçait une simple suspension de la guerre commerciale contre la Chine et retirait tous les tarifs douaniers irréguliers de M. Trump, les marchés réagiraient positivement. L’économie mondiale recommencerait à croître. Les emplois reviendraient. 
    Le deuxième point est le suivant: le défi le plus urgent auquel nous sommes confrontés est le réchauffement climatique. Heureusement, M. Biden, contrairement à M. Trump, est d’accord avec cette évaluation. Il fera du climat une priorité. Mais il est également vrai que les Etats-Unis ne peuvent pas arrêter le réchauffement climatique seuls. La Chine ne le peut pas non plus. Les deux doivent travailler ensemble. C’est pourquoi je dis en conclusion de mon livre: «Les humains regarderaient avec pitié deux tribus de singes continuant à se battre pour leur territoire alors que la forêt autour d’eux brûle. Mais c’est ainsi que l’Amérique et la Chine apparaîtront aux générations futures si elles continuent à se concentrer sur leurs différences alors que la terre est confrontée à un moment prolongé de grand péril.» 
    Le troisième point à souligner obligatoirement est la poursuite du conflit entre les Etats-Unis et la Chine qui ne va pas seulement perturber la vie des Américains et des Chinois. Elle perturbera (comme elle l’a déjà fait) des vies partout dans le monde. Par conséquent, la première chose que la nouvelle administration Biden devrait faire est d’envoyer des émissaires «à l’écoute» internationalement pour sonder les attitudes du reste du monde à l’égard de cette compétition. Au cours de cette «écoute», ils découvriront que le reste du monde, selon toute vraisemblance, ne veut pas choisir de camp entre les Etats-Unis et la Chine. En effet, ils veulent avoir de bonnes relations avec les deux. C’est également vrai pour l’Asie. Comme l’a récemment fait remarquer l’ambassadeur Chan Heng Chee: «Tout indique qu’aucun pays d’Europe ou d’Asie ne souhaite avoir une relation exclusive avec les Etats-Unis ou la Chine... Tous veulent pouvoir développer des relations avec les deux puissances.»
   En bref, pour conclure avec un autre paradoxe, le monde entier est confronté à la fois à un danger majeur et à une opportunité majeure, avec l’entrée en fonction de l’administration Biden. Il pourrait être confronté à un danger majeur si l’administration Biden est poussée par des forces structurelles à accélérer la concurrence géopolitique entre les Etats-Unis et la Chine. Mais elle pourrait aussi être confrontée à une opportunité majeure si les six milliards de personnes vivant en dehors des Etats-Unis et de la Chine s’expriment clairement et appellent les principales puissances et économies mondiales à coopérer et à s’attaquer en premier lieu aux défis mondiaux urgents auxquels nous sommes confrontés, comme le COVID-19 et le réchauffement climatique. L’ANASE, y compris Singapour, devrait transmettre ces messages clairs à Pékin et à Washington.•

Source: AlumNUS, guichet n124, janvier-mars 2021

(Traduction Horizons et débats)

 

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