Bannir la subordination stratégique de l’Europe et de la France à l’hégémonisme américain

Le projet «OTAN 2030» vivement critiqué par d’anciens généraux et officiers supérieurs français

Lettre ouverte du «Cercle de Réflexion Interarmées» français au Secrétaire Général de l’OTAN Jens Stoltenberg

Geopragma/hd. Si le projet «Otan 2030», présenté au secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, en février 2021, est adopté par les membres de l’Alliance, il représenterait une étape quasi irréversible dans la subordination stratégique de l’Europe et de la France à l’hégémonisme américain. L’argument principal, présenté sous de nombreux aspects dans le document susmentionné, a pour leitmotiv la lutte prétendument nécessaire contre deux «ennemis» naturels, la Russie et la Chine, ce qui justifie une solidarité totale avec l’OTAN et un nouveau renforcement de la concentration des décisions entre les mains des Américains.
    
En réponse à ce projet, le «Cercle de Réflexion Interarmées» (CRI) publie cette lettre ouverte adressée au Secrétaire Général de l’OTAN. Le CRI est une organisation indépendante des autorités gouvernementales et de la hiérarchie militaire. Il réunit des généraux à la retraite et des officiers supérieurs des trois armées (forces terrestres, marine et armée de l’air) et quelques civils. Son objectif est de mobiliser les énergies pour être mieux entendu par les décideurs et l’opinion publique, contribuant ainsi à replacer l’armée au cœur de la nation dont elle est issue.
    
Il est grand temps, selon les auteurs de la lettre ouverte, d’ouvrir les yeux et de résister à des manœuvres qui ne correspondent pas à nos intérêts nationaux mais reviennent à porter un coup fatal à toute aspiration à l’autonomie stratégique européenne. Nous publions ci-dessous la lettre ouverte dans son intégralité.

L’OTAN s’aligne sur les «menaces» russe et chinoise

Le jeudi 18 février 2021 l’étude «OTAN 2030», produite à votre demande, vous a été présentée. Elle indique ce que doivent être les missions de l’OTAN pour les dix prochaines années. D’entrée, il apparaît que toute l’orientation de l’OTAN repose sur le paradigme d’une double menace, l’une russe, présentée comme à l’œuvre aujourd’hui, l’autre chinoise, potentielle et à venir. Deux lignes de force majeures se dégagent de cette étude.
    La première, c’est l’embrigadement des Européens contre une entreprise de domination planétaire de la Chine, en échange de la protection américaine de l’Europe contre la menace russe qui pèserait sur elle.
    La deuxième, c’est le contournement de la règle du consensus,1 de plusieurs manières: opérations en coalitions de volontaires; mise en œuvre des décisions ne requérant plus de consensus; et surtout la délégation d’autorité au SACEUR (Commandant Suprême des Forces Alliées en Europe, officier général américain) au motif de l’efficacité et de l’accélération de la prise de décision.
    Mais la lecture de ce projet «OTAN 2030» fait clairement ressortir un monument de paisible mauvaise foi, de tranquille désinformation et d’instrumentalisation de cette «menace Russe», «menace» patiemment créée puis entretenue, de façon à «mettre au pas» les alliés européens derrière les Etats-Unis, en vue de la lutte qui s’annonce avec la Chine pour l’hégémonie mondiale.

Connaître l’histoire de l’OTAN

C’est pourquoi, Monsieur le Secrétaire général, avant toute autre considération sur l’avenir tel qu’il est proposé dans le projet «OTAN 2030», il est important de faire le point sur les causes et la réalité de cette menace russe, par les quelques rappels historiques ci-dessous.
    En effet, l’histoire ne commence pas en 2014, et c’est faire preuve d’une inébranlable mauvaise foi historique concernant les relations européennes, américaines et russes, que de passer en une seule phrase (au tout début du paragraphe «Russie») directement du «partenariat constructif» lancé par l’OTAN au début des années 90 à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, comme s’il ne s’était rien passé entre 1991 et 2014, entre «la gentille Russie» de l’époque, et le méchant «ours russe» d’aujourd’hui.

Extension de l’axe Est-Ouest
C’est bien l’OTAN qui, dès les années 1990, s’est lancée à marche forcée dans son élargissement vers l’est, certes à la demande des pays concernés, mais malgré les assurances données à la Russie en 1991 lors de la signature du traité de Moscou,2 et qui d’année en année a rapproché ses armées des frontières de la Russie, profitant de la décomposition de l’ex URSS.

Guerre d’agression contre la Serbie
C’est bien l’OTAN qui, sans aucun mandat de l’ONU, a bombardé la Serbie3 pendant 78 jours, avec plus de 58 000 sorties aériennes, et ceci sur la base d’une vaste opération de manipulation et d’intoxication de certains services secrets de membres importants de l’Alliance, (le prétendu plan serbe «Potkova» et l’affaire de Racak), initiant ainsi, contre toute légitimité internationale, la création d’un Kosovo indépendant en arrachant une partie de son territoire à un état souverain, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, humiliant ainsi la Russie à travers son allié serbe.
    Ce principe serait-il à géométrie variable, lorsqu’il s’agit de la Crimée composée à plus de 90 % de Russes, et rejoignant la Russie sans un coup de feu?

Conquête de l’Est et rejet d’un pacte de sécurité européen
C’est bien l’OTAN qui en 2008, forte de sa dynamique «conquête de l’est», refusa la main tendue par la Russie pour un nouveau «Pacte de sécurité européen» qui visait à régler les conflits non résolus à l’est de l’Europe (Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud), en échange d’une certaine neutralité de la Géorgie, de l’Ukraine, de la Moldavie – c’est à dire de l’immédiat «hinterland» russe – vis-à-vis de l’OTAN.

Coup d’Etat en Ukraine
Et c’est toujours avec ce même esprit conquérant, perçu comme un réel étranglement par la Russie, qu’il a été choisi, en 2010, d’encourager les graves troubles de l’«Euromaïdan», véritable coup d’état qui a abouti à l’élimination du Président ukrainien légalement élu, jugé trop pro-russe, en vue de continuer la politique de rapprochement de l’Ukraine avec l’OTAN.
    On connaît la suite, avec les sécessions de la Crimée et du Donbass.

Réorienter les missiles contre la Russie
C’est bien l’OTAN qui au début des années 2000, après avoir associé la Russie à une défense anti-missiles de théâtre4 censée «protéger les Etats-Unis et ses alliés, dont la Russie» , d’une attaque de missiles tirés par des «Etats voyous», notamment l’Iran et la Corée du Nord (sic), transforma de facto en 2010 lors du sommet de Lisbonne, ce système en une architecture globale de défense antimissile balistique en Europe (BMDE), mais en un véritable bouclier tourné cette fois-ci contre la Russie et non pas la protégeant.
  C’est encore l’OTAN qui donna l’assurance à la Russie que les sites de lancement des missiles antimissiles balistiques (ABM) ainsi déployés devant sa porte ne pourraient jamais être retournés en sites offensifs contre son territoire tout proche, «oubliant de préciser» qu’en réalité ces lanceurs (MK 41) de missiles ABM pouvaient tout aussi bien servir à tirer des missiles offensifs Tomahawk contre son territoire (nucléaires ou conventionnels de portées supérieures à 2 000 km selon les versions) en contradiction flagrante avec le traité INF toujours en vigueur à l’époque de leur déploiement; on dépassait là, et de loin, la question de savoir si le 9M729 russe portait à 480 km ou à 520!

La Russie en a tiré une leçon

La menace potentielle ainsi exercée sur la capacité de frappe en second de la Russie, base de sa dissuasion nucléaire, a sérieusement remis en cause l’équilibre stratégique américano-russe, poussant alors la Russie à suspendre toute coopération au sein du COR (Conseil OTAN-Russie) fin 2013, donc dès avant l’affaire de la Crimée de 2014, laquelle sera ensuite utilisée par l’OTAN pour justifier – a posteriori – la protection BMDE de l’Europe face à la nouvelle «menace russe»!

Diabolisation de la Russie en vue de la séparer de l’Europe 

Alors oui, Monsieur le Secrétaire général, au terme de ces vingt années d’efforts soutenus de la part de l’OTAN pour recréer «l’ennemi russe», indispensable à la survie d’une organisation théoriquement purement défensive, oui, la Russie a fini par se raidir, et par chercher à l’Est la coopération que l’Ouest lui refusait.
    L’entreprise de séparation de la Russie d’avec l’Europe, patiemment menée au fil des années, par vos prédécesseurs et par vous-même sous l’autorité constante des Etats-Unis, est aujourd’hui en bonne voie, puisque la Russie, enfin redevenue «la menace russe», justifie les exercices les plus provocateurs comme Defender 2020 reporté à 2021, de plus en plus proches de ses frontières, de même que les nouveaux concepts d’emploi mini-nucléaires les plus fous sur le théâtre européen sous l’autorité de … l’allié américain qui seul en possède la clef.

1000 milliards d’euros pour l’armement de l’OTAN

Mais non, Monsieur le Secrétaire général, aujourd’hui, et malgré tous vos efforts, la Russie avec son budget militaire de 70 Mds (à peine le double de celui de la France), ne constitue pas une menace pour l’OTAN avec ses 1 000 Mds, dont 250 pour l’ensemble des pays européens de l’Alliance! Mais là n’est pas votre souci car ce qui est visé désormais à travers ce nouveau concept OTAN 2030, est un projet beaucoup plus vaste: à savoir impliquer l’Alliance atlantique dans la lutte pour l’hégémonie mondiale qui s’annonce entre la Chine et les Etats-Unis.

La vraie menace est le terrorisme

La vraie menace, elle réelle, est celle du terrorisme. L’étude y consacre bien un développement, mais sans jamais se départir du mot «terrorisme», ni en caractériser les sources, les ressorts, les fondements idéologiques et politiques.
    Autrement dit, on n’aurait comme menace, en l’occurrence, qu’un mode d’action, puisque telle est la nature du «terrorisme». On élude donc une réalité dérangeante, celle de l’islamisme radical et de son messianisme qui n’a rien à envier à celui du communisme d’antan. Le problème est que ce même messianisme est alimenté par l’immense chaos généré par les initiatives américaines post-Guerre Froide, et qu’il est même porté au plan idéologique tant par la Turquie d’Erdogan, membre de l’OTAN, que par l’Arabie Saoudite, allié indéfectible des Etats-Unis.

Supplantation d’une organisation à vocation politique mondiale …

Comme on pouvait s’y attendre, il apparaît dès les premières lignes que ce document n’augure rien de bon pour l’indépendance stratégique de l’Europe, son but étant clairement de reprendre en mains les alliés européens qui auraient seulement pu imaginer avoir une once d’un début d’éveil à une autonomie européenne.
    Ce n’est pas tout, car non seulement vous projetez de transformer l’OTAN, initialement alliance défensive bâtie pour protéger l’Europe face à un ennemi qui n’existe plus, en une alliance offensive contre un ennemi qui n’existe pas pour l’Europe, (même si nous ne sommes pas dupes des ambitions territoriales de la Chine, de l’impact de sa puissance économique et du caractère totalitaire de son régime), mais ce rapport va plus loin, carrément vers une organisation à vocation politique mondiale, ayant barre sur toute autre organisation internationale.

… sur toute autre organisation internationale

Ainsi, selon ce rapport:

  • L’OTAN devrait instaurer une pratique de concertation entre Alliés avant les réunions d’autres organisations internationales (ONU, G20, etc..), ce qui signifie en clair «venir prendre les instructions la veille» pour les imposer le lendemain massivement en plénière!
  • L’OTAN doit avoir une forte dimension politique, qui soit à la mesure de son adaptation militaire. L’Organisation devrait envisager de renforcer les pouvoirs délégués au secrétaire général, pour que celui-ci puisse prendre des décisions concrètes concernant le personnel et certaines questions budgétaires.
  • L’OTAN devrait créer, au sein des structures existantes de l’Alliance, un mécanisme plus structuré pour la formation de coalitions. L’objectif serait que les Alliés puissent placer de nouvelles opérations sous la bannière OTAN même si tous ne souhaitaient pas participer à une éventuelle mission.
  • L’OTAN devrait réfléchir à l’opportunité de faire en sorte que le blocage d’un dossier par un unique pays ne soit possible qu’au niveau ministériel.
  • L’OTAN devrait approfondir les consultations et la coopération avec les partenaires de l’Indopacifique: l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la République de Corée,
  • L’OTAN devrait commencer de réfléchir en interne, à la possibilité d’établir un partenariat avec l’Inde.

Menaces de la paix en Europe

Monsieur le Secrétaire général, c’est parce que cette organisation lorsqu’elle a perdu son ennemi, n’a eu de cesse que de se lancer à corps perdu dans la justification politique de la préservation de son outil militaire, en se reforgeant son nouvel ennemi russe, qu’elle tend aujourd’hui à devenir un danger pour l’Europe.
    Car, non contente d’avoir fait manquer à l’Europe l’occasion d’une véritable paix durable souhaitée par tous, y compris par la Russie, l’OTAN animée du seul souci de sa survie, et de sa justification par son extension, n’a fait que provoquer un vaste réarmement de part et d’autre des frontières de la Russie , de la Baltique à la Mer Noire, mettant en danger la paix dans cette Europe, qu’elle ne considère plus désormais que comme son futur champ de bataille,

Le projet contredit la logique la plus élémentaire

Et maintenant, à travers ce document OTAN 2030, et contre la logique la plus élémentaire qui veut que ce soit la mission qui justifie l’outil et non l’inverse – les Romains ne disaient-ils pas déjà «Cedant arma togae»? [La guerre doit se retirer devant la Paix.] – vous voudriez, pour l’avenir, justifier l’outil militaire de cette alliance en le transformant en un instrument politique, incontournable, de gestion de vastes coalitions internationales, au profit d’une véritable gouvernance planétaire, allant même jusqu’à passer outre les décisions de l’ONU et écrasant les souverainetés nationales!
    Alors non, Monsieur le Secrétaire général! Il faut stopper ce train fou, avant qu’il ne soit trop tard! La France, quant à elle, dans le droit fil des principes énoncés voici plus d’un demi-siècle par le général de Gaulle, ne saurait, sans faillir gravement, se prêter à cette entreprise d’une acceptation aventureuse de la tutelle américaine sur l’Europe.

Pour le Cercle de Réflexion Interarmées,
le général de brigade aérienne (2S)
Grégoire Diamantidis



1 Jusqu’à présent, toutes les décisions de la plus haute instance de décision politique de l’OTAN, le Conseil de l’OTAN, devaient être prises à l’unanimité. Le Conseil de l’OTAN est basé à Bruxelles et est composé des représentants permanents (ambassadeurs) des Etats membres de l’OTAN. (Note de l’éditeur)
2 Traité de Moscou: ou «traité deux plus quatre», signé le 12 septembre 1990 à Moscou, entre les représentants des deux Allemagnes et ceux des quatre puissances alliées de la Seconde Guerre Mondiale, est le «traité portant règlement définitif concernant l’Allemagne» qui a ouvert la voie à la réunification allemande et fixé le statut international de l’Allemagne unie.
3 Opération «Force Alliée». Cette opération, décidée par l’OTAN, après l’échec des négociations entre les indépendantistes kosovars et la Serbie sous l’égide de l’OSCE (Conférence de Rambouillet 6 février-19 mars 1999), fut déclenchée sans mandat de l’ONU, le 24 mars sur la base d’une vaste campagne dans les médias occidentaux, concernant un plan d’épuration ethnique (plan Potkova) mené à grande échelle au Kosovo par la Serbie. Plan qui se révéla par la suite avoir été fabriqué de toutes pièces par les services secrets bulgares et allemands.

4 Theatre missile defence: Déploiement de missiles nucléaires et conventionnels pour maintenir la sécurité d’une région particulière ou d’un champ de bataille, officiellement un système de défense antimissile pour intercepter les missiles ennemis. (Note de l’éditeur)

Source: https://geopragma.fr/lettre-ouverte-a-monsieur-stoltenberg-secretaire-general-de-lotan/ du 12.3.2021

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