Entretien avec le Professeur Heinrich Wohlmeyer, Autriche
Horizons et débats: Professeur Wohlmeyer, dans la crise du Covid, qui dure maintenant depuis plus d’un an, nous sommes une fois de plus confrontés à l’affirmation selon laquelle cette pandémie ne nous laisserait qu’une seule manière de concevoir l’ordre politique, économique et la société de demain. Dans son livre «COVID-19: la Grande Réinitialisation», écrit avec Thierry Malleret, Klaus Schwab, fondateur et directeur du Forum économique mondial (WEF), a tenté de définir cette voie unique. Que pensez-vous de ce concept soi-disant sans alternative?
Heinrich Wohlmeyer: Klaus Schwab part du principe selon lequel la quatrième révolution industrielle va, à l’échelle mondiale, bouleverser nos sociétés en profondeur, grâce aux avancées techniques dans les domaines de la biologie (notamment de la génétique), de l’informatique (Big data et numérisation, y compris l’Internet des objets [IoT], l’impression 3D, etc.), de la physique (notamment les nanotechnologies) et des transports (par exemple l’utilisation de drones dans le secteur des services). Nous aurions une fenêtre d’opportunité à utiliser pour construire un nouvel ordre social. Cela nécessiterait un gouvernement mondial (global governance) soutenu par la technique.
Critères d’appréciation
de «la Grande Réinitialisation»
Je propose, pour apprécier les évaluations et propositions formulées dans le cadre de «la Grande Réinitialisation», d’utiliser les trois critères du regretté professeur Johannes Schasching,spécialiste de l’éthique sociale:
1oUn plan d’action est-il approprié?
2oEst-il est humainement acceptable?
3oEst-il socialement acceptable?
Je voudrais ajouter à cela les recommandations du prix Nobel de neurologie, le Professeur John C. Eccleset du biologiste comportemental suisse, le Professeur Hans Zeier,extraites de leur livre commun «Gehirn und Geist. Biologische Erkenntnisse über Vorgeschichte, Wesen und Zukunft des Menschen»(Le cerveau et l’esprit. Découvertes en biologie sur la préhistoire, la nature et l’avenir de l’être humain). Ils plaident pour une société appropriée, adaptée à la nature humaine. Ils sont en faveur d’unités sociales de taille modérée avec des contacts physiques directs, des rôles pertinents et une technologie adaptée à cela.
Enfin, voici encore les cinq principes systémiques de la biosphère, faciles à mémoriser, que j’ai introduits dans la discussion écologique (principes clés d’une conception durable et adaptée à la nature et à l’être humain, de systèmes couvrant les besoins):
1o orientation solaire de l’approvisionnement énergétique (mix local adapté),
2o dans la mesure du possible, cycles de matériaux fermés,
3o utilisation en cascade de l’énergie et des matériaux, ainsi que réparation, entretien et réutilisation,
4o diversité biologique (prise en compte de toutes les synergies disponibles, et donc résilience et stabilité),
5o décentralisation et mise en réseau intelligente comme condition de base pour la réalisation des principes ci-dessus et la prise en compte des besoins biologiques humains.
Toutes les orientations devraient être incluses dans la tentative d’effectuer une appréciation impartiale.
Une globalisation, vecteur d’anonymat
Pouvez-vous expliquer cela plus précisément, par exemple dans le domaine spécifique du critère «humainement acceptable»?
Puisque nous sommes conçus pour vivre et travailler dans des groupes de taille raisonnable, une globalisation, vecteur d’anonymat, dans laquelle l’être humain n’est qu’un numéro dans le collectif global, conduit non seulement à une réduction du bonheur individuel, mais aussi à une augmentation des maladies mentales, affaiblissant à leur tour le système immunitaire.
Dans son concept, Klaus Schwab privilégie l’expansion de tout ce qui est techniquement possible. Beaucoup de ces idées sont fondées sur une folie des possibles méconnaissant fondamentalement la réalité terrestre et l’être humain, et qui est donc tout sauf humainement acceptable.
En outre, une grande partie du travail de Schwab et Thierry Malleret repose sur une perspective occidentale de la prospérité: si les mesures Covid-19 devaient conduire à «repenser les priorités», comme Schwab et Malleret le prétendent dans leur livre, il faut alors leur rétorquer que la grande masse des personnes pauvres et affamées n’a ni le temps ni la possibilité de peser les priorités. Une seule priorité les accapare entièrement: celle de survivre.
La critique de Schwab à l’égard
de l’Etat-nation est un simple préjugé
Et qu’en est-il de la justice sociale?
A en croire le discours qu’il a prononcé au Chicago Council of Global Affairsen juin 2019, Schwab est convaincu que «dans le cadre de ‹la Grande Réinitialisation›, la quatrième révolution industrielle conduira à une fusion de nos identités physique, numérique et biologique». Il est question de «fusion du capitalisme avec le socialisme pour créer un modèle économique et social productif et inclusif». Cette conviction est omniprésente dans l’ouvrage «La Grande Réinitialisation». Lorsque, à la page 107 [éd. anglaise] de son livre, il est question de la trilogie mondialisation-démocratie-Etat nation dans laquelle seules deux notions seraient compatibles du point de vue du bien-être mondial, à savoir la mondialisation et la démocratie, il s’agit clairement d’une erreur technocratique d’appréciation. Les Etats-nations sont les berceaux des démocraties et peuvent interagir de manière significative par le biais du droit international.
Le constat figurant dans les conclusions du livre: «La pandémie est une fenêtre d’opportunité rare mais étroite (a rare but narrow window of opportunity) pour réimaginer et réinitialiser notre monde (reimagine and reset our world)» estdonc une déclaration «venant d’en haut», et favorable à un Etat mondial totalitaire, une sorte d’«Etat mondial supernanny» sous un manteau de sécurité sociale et d’écologie, peuplé d’individus prisonniers dans une cage dorée.
Ainsi, les analyses et propositions de Schwab et Malleret pourraient quasiment être résumées comme suit: un nouveau capitalisme doux, contrôlé au niveau mondial, moins clivé, moins polluant, moins destructeur, plus inclusif, plus juste et plus équitable», mais avec moins de liberté.
Ce qu’il faut, c’est une
refonte à l’échelle humaine
Aujourd’hui, nous avons décidé de parler principalement des alternatives à «la Grande Réinitialisation», tant sur le plan des principes que sur le plan concret. Commençons par les principes.
En effet, «la Grande Réinitialisation» n’est pas une perspective, et nous ne devrions pas nous y attarder trop longtemps. La refonte à l’échelle humaine et de l’écosystème terrestre n’a pas besoin d’une «Grande Réinitialisation», mais plutôt d’une décentralisation, d’une mise en réseau intelligente et, surtout, de la possibilité pour les citoyens de s’exprimer par le biais de la démocratie directe, ce qui permettrait également de faire place à la merveilleuse diversité culturelle.
Technologies de l’information
et microélectronique – en bottes de sept lieues vers la décentralisation
Quelles sont les tâches qui nous attendent?
Je vois essentiellement trois grands défis: notre système énergétique, notre manière de commercer et notre système financier.
Le système énergétique est actuellement basé sur les énergies fossiles. Nous acheminons notre argent vers les Etats pétroliers, qui l’utilisent pour racheter nos entreprises, ce qui entraîne une baisse de notre pouvoir d’achat. Pourtant il est possible de mettre en place des systèmes régionaux d’approvisionnement en énergie. Mais il faut alors généraliser la régionalisation des systèmes de réponse à la demande. C’est un point essentiel! J’ai toujours dit à mes étudiants: nous avons développé les bottes de sept lieues de la décentralisation: les technologies de l’information, la microélectronique, les télécommunications, et au lieu de les utiliser pour une décentralisation intelligente, elles servent à une centralisation inappropriée. La centralisation est toujours associée à des mesures antidémocratiques, car le citoyen local est renvoyé aux directives de l’organe central.
Dans le domaine du commerce, les économistes continuent de vouer un culte à ce que David Ricardo disait en son temps: la production doit être confiée à ceux qui sont relativement les meilleurs et les moins chers. Mais aujourd’hui, où le commerce mondial se caractérise par des normes sociales et écologiques très différentes, comme on le constate en comparant les Etats-Unis, l’Europe, la Chine, l’Inde et d’autres pays, la production va au moins cher absolu, et non au moins cher relatif, et le système ne fonctionne plus.
Nous vivons sous
une dictature de l’argent
Venons-en à la finance: Friedrich August von Hayek a parlé de la formation naturelle du taux d’intérêt, car lorsque l’économie repart, la demande de crédit augmente. Cela entraînerait une hausse du taux d’intérêt, qui agirait à nouveau comme un frein rendant le crédit moins cher à nouveau, ce qui réinciterait l’économie à repartir. Mais tout cela n’existe plus. En ce moment, nous n’avons pas de concurrence dans le système monétaire, mais une dictature de l’argent. Quand je regarde l’Europe, c’est un vrai désastre. Ce que nous vivons actuellement dans la gestion du Covid, c’est un endettement national sans précédent. Et les prêts sont à nouveau accordés par les puissances financières du monde, qui deviennent encore plus riches. N’oublions pas: à toute dette correspond un crédit. Nous avons un système monétaire basé sur la dette. Par conséquent, nous avons besoin d’une réduction ordonnée de la dette mondiale. Ces super-fortunes sontnées de rien. Nous savons que la création monétaire naît de rien. Je voudrais ici revenir à un collègue, Richard Werner, économiste à la De Montfort University de Leicester, qui a passé dix ans au Japon et a écrit un excellent livre sur le yen japonais, «Princes of the Yen». Il y déclare: «Nous devons revenir à la création monétaire régionale, afin que l’expansion de la masse monétaire puisse à nouveau profiter aux communautés et qu’elle nous permette de financer la prospérité générale et les infrastructures!» (Voir Horizons et débatsno 8, du 13 avril 2021)
Régionaliser à nouveau les monnaies
Je pense que c’est un message très clair impossible à ignorer. Pour mener une politique monétaire favorisant la prospérité, nous devons régionaliser à nouveau les monnaies et les mettre entre les mains des communautés. Il existe une petite banque américaine intéressante, la Bank of North Dakota.Ils ont créé, de manière sous-jacente, une banque d’Etat, mais ne sont jamais devenus assez actifs pour que le Système de la Réserve fédéraleprenne des mesures à leur encontre. Maintenant, ils écrivent ouvertement qu’ils peuvent financer l’Etat à moindre coût, soutenir les petites banques locales et émettre des prêts bon marché, parce qu’ils n’ont pas de contrainte de taux d’intérêt.
Nous assistons actuellement à une
lutte pour l’ordre monétaire mondial
Pourquoi ce modèle n’est-il pas mis en œuvre partout?
Nous vivons actuellement une lutte pour l’ordre monétaire mondial. Lors des accords de Bretton Woods, les Etats-Unis ont imposé au monde un système qui a fait du dollar la monnaie de référence, indirectement aligné à l’or. L’alignement à l’or a été supprimé en 1971. Le monde entier a en fait été trompé lorsqu’on a prétendu que cela ne s’appliquait plus. A partir de là, il ne restait que l’armée pour garantir le dollar. Quiconque sort du système du dollar est envahi militairement, de sorte que le système continue pendant un certain temps de fonctionner. Selon moi, nous assistons en fait à l’agonie de la puissance hégémonique mondiale, qui revendique toujours la suprématie mondiale.
Mais nous ne pouvons pas non plus revenir à l’étalon-or. L’étalon-or a bien fonctionné au 19ème siècle parce que la production d’or correspondait à peu près à la croissance monétaire. Mais si je voulais réinstaurer un étalon-or, je devrais d’abord répartir équitablement les réserves d’or entre tous, afin qu’ils puissent couvrir leurs monnaies. Sinon, ceux qui possèdent les mines d’or ou les anciennes réserves s’enrichiraient de façon démesurée et les autres devraient payer. Après tout, le gouvernement anglais, par exemple, a imposé l’étalon-or aux colonies d’Amérique qui émettaient des scrips coloniaux,1 une monnaie locale ayant connu un grand succès et provoquant un effondrement de l’économie.
Il faut le dire très clairement: pour l’économie monétaire actuelle, l’or disponible est insuffisant, même si on le répartit équitablement. Son prix atteindrait un niveau astronomique. Je pense donc qu’il ne serait pas faux d’élaborer un système monétaire mondial digne de confiance, afin de permettre à la population de faire confiance à cet argent. Sa valeur serait alors assurée. Les monnaies sont basées sur la confiance des utilisateurs.
Les guerres du Moyen-Orient
et la guerre en Libye étaient toutes des guerres d’argent et de ressources
Vous parlez de la «lutte pour l’ordre monétaire mondial». Pouvez-vous expliquer cela plus en détails?
Toutes les guerres du Moyen-Orient et la guerre en Libye étaient des guerres d’argent et de ressources. Saddam Hussein a changé de cap, cessé de facturer en dollars et vendu du pétrole aux Chinois en renminbis. C’est pour ça qu’il fallait le faire taire. La même chose s’est produite avec Kadhafi, qui voulait un afrodollar aligné à l’or, et a négocié un accord sur le gaz avec les Russes. C’était un péché mortel contre le système et surtout contre les Français, qui étaient les principaux acteurs de la guerre contre la Libye. Parce que, peu de gens le savent, mais dans les anciennes colonies il y a encore le franc CFA. Lorsque les colonies sont devenues indépendantes, on leur a imposé trois choses: 1o La monnaie devait rester le franc CFA. 2o Les réserves de devises devaient être détenues par la Banque nationale française et 3o Les infrastructures dans lesquelles les Français avaient investi (routes, chemins de fer, etc.) devaient être remboursées, les Français en fixant la valeur. Ainsi, ces pays ont été pris en esclavage financier. Et chaque fois qu’un régime s’est rebellé contre cela, il y a eu un «soulèvement populaire» soutenu par la Légion étrangère, permettant de neutraliser les gouvernements gênants. Comme Kadhafi s’y est massivement opposé, sa tête a dû être coupée aussi, et depuis, le pays est dans le chaos. Parallèlement, il y avait bien sûr l’intérêt américain. Le franc CFA, aligné à l’or, était également dirigé contre le dollar américain. Ici, il y a eu un effet cumulé du franc et du dollar.
En géopolitique aussi, nous constatons une confrontation croissante, organisée surtout par les USA et l’OTAN, en Europe surtout contre les Russes, parce qu’ils n’entrent pas non plus dans le système, et en Extrême-Orient contre les Chinois. Les Etats-Unis ne gagneront pas cette course s’ils ne finissent pas par recourir à la violence. Je suis donc très inquiet de voir éclater une troisième guerre mondiale si nous ne remettons pas fondamentalement en question et ne réformons pas l’ordre énergétique, commercial et financier actuel. Nous, Européens, devrions en fait nous unir pour dire aux Américains: «Les amis, nous voulons être vos amis, mais nous ne tolérerons pas la façon dont vous voulez nous maltraiter actuellement. Voici nos propositions sur la façon dont les choses devraient continuer. Vous pouvez être un centre d’innovation, de production et de commerce réputé à l’échelle mondiale, mais sans être une superpuissance militaire.» Les Etats-Unis ne pourront pas non plus continuer à financer leurs quelques 800 bases militaires à l’étranger.
Le problème de l’«Etat profond»
Pourquoi les Etats-Unis ne changent-ils pas de cap?
Aux Etats-Unis, nous avons le problème de l’«Etat profond», le complexe militaro-industriel, qui détermine indirectement la politique. Malheureusement, toutes les armes produites incitent à être utilisées. C’est pourquoi des guerres sont déclenchées dans beaucoup d’endroits. C’est pourquoi il faut exhorter, comme c’est écrit dans la Bible, à transformer les épées en socs de charrues. Vous avez un potentiel élevé de développement dans votre propre pays, et disposez des technologies nécessaires! Au lieu d’équiper des armées, utilisez votre imagination et votre volonté de produire au profit de la prospérité générale. Tous les Etats dotés d’une grande armée avaient des populations pauvres, car l’argent pour l’armement doit venir de quelque part. Nous devons faire passer ce message au peuple pour briser la domination du complexe militaro-industriel et financier. Il est intéressant de noter que lorsque le général Dwight Eisenhowera quitté la présidence, il a lancé comme avertissement: «Débarrassez-vous du pouvoir de guerre accumulé par le complexe militaro-industriel, lequel domine actuellement la politique.»
Créer la paix avec
un ordre monétaire différent
Un ordre monétaire différent peut-il créer la paix? De quelle manière?
A ce sujet, je dois donner quelques précisions: actuellement, nous avons toujours un système monétaire basé sur la dette, et l’intérêt composé est actuellement le principal problème. On est dans une série géométrique, et la plupart des gens ne connaissent plus la vieille règle financière, à savoir que le nombre clé 70 divisé par le taux d’intérêt donne le temps de doublement du capital. On apprenait encore ça à l’école. A un taux d’intérêt de 5 %, cela correspond à un doublement du capital en 14 ans. C’est fou. Actuellement, les taux d’intérêt sont fixés à 0, pour que les pays puissent bravement s’endetter. Je soupçonne que cela a toujours été le cas dans l’histoire financière, avec la haute finance qui soudain déclare une crise: inflation et danger pour l’économie d’un pays, il faut augmenter les taux d’intérêt pour freiner l’exubérance de l’économie. Tout le monde est alors lourdement endetté et ne peut pas payer ses charges d’investissement; la haute finance vient alors à la rescousse et dit: nous rachetons les entreprises et sauvons ainsi les entreprises et les emplois... et ils sont encore loués pour cela.
Mais nous avons aussi un nombre incroyable de concepts pour de nouveaux ordres monétaires. Par exemple les crypto-monnaies, qui sont en réalité des produits imaginaires valables tant que l’on y croit. Les crypto-monnaies sont une illusion, et l’on abuse de gens qui veulent investir de l’argent et sont poussés par la cupidité.
Mais il existe aussi des concepts de monnaies régionales, et bien d’autres choses. Je pense qu’il devrait y avoir une combinaison: dans la sphère régionale, nous pouvons organiser de manière durable des monnaies temporelles dans les circuits locaux; dans la sphère plus large, nous devons disposer d’un accord monétaire international fixant les taux de change de manière adaptable en fonction du pouvoir d’achat respectif. Dans la sphère nationale, nous devons ramener la création monétaire au sein de l’Etat. Là je suis en faveur de la «monnaie pleine», pour que ce ne soient pas les banques qui produisent finalement l’argent. Il serait également essentiel d’avoir de l’argent sans intérêt composé.
Monnaie pleine
et séparation des activités bancaires
Comme je l’ai dit, le problème actuel est principalement l’intérêt composé. Si l’on extrapole, les patrimoines financiers augmentent pratiquement à l’infini. Je pense qu’il est possible de décider d’abolir l’intérêt composé. C’est légalement possible. Tout ordre monétaire est un ordre créé par l’homme, et pouvant être fixé selon des normes préalablement développées.
Les banques devraient être disponibles dans le système de monnaie pleine pour un traitement peu coûteux des transactions monétaires habituelles et devraient être organisées selon le système de séparation des activités bancaires. Pour ces services, nous devons bien sûr verser quelques centimes, cela coûte quelque chose, mais je libérerais les banques de l’état d’urgence actuel. Un banquier m’a dit: «Avant, j’étais banquier de proximité et je conseillais les gens qui venaient avec leurs projets, mais maintenant, les directives me forcent de leur vendre quelque chose!»
Réduire à nouveau le rôle de l’argent
Quel rôle pensez-vous que l’argent devrait jouer à l’avenir?
Je pense qu’il faudrait réduire à nouveau lerôle de l’argent à un étalon d’échange et un étalon de stockage de valeur fonctionnant sans intérêt composé. Il peut alors devenir un instrument judicieux.L’argent a été inventé par étapes. A l’origine, il y avait des denrées alimentaires typiques ou d’autres produits de la terre qui servaient d’étalon de mesure. C’est pourquoi dans l’Empire romain l’argent était appelé «pecunia»,2 le bétail étant l’étalon de mesure. Par la suite, la frappe de monnaie a été inventée au Proche-Orient; l’argent et l’or étaient rares et pouvaient servir d’étalon. Plus tard, on inventera lamonnaie bancaire. Les pièces d’or et d’argent étaient déposées auprès d’un banquier qui émettait un billet de banque m’autorisant à retirer ces pièces d’or et d’argent lorsque j’en avais besoin. Les banquiers ont compris que toutes les pièces n’étaient pas retirées et ont commencé à émettre plus de billets de banque qu’ils ne possédaient physiquement d’or et d’argent. C’est ainsi qu’est né notre système monétaire fractionné actuel, que nous pouvons garder sous contrôle si nous passons à la monnaie pleine, ce qui signifie que la masse monétaire est émise par la banque nationale et contrôlée par une commission monétaire indépendante. Cela a déjà été bien mûri. Dans son livre traitant de la modernisation monétaire, mon confrère Huber a assez bien montré que c’est réalisable. Cependant, cette façon de faire n’est pas dans l’intérêt de la haute finance, elle fait donc l’objet d’une opposition massive et demeure taxée d’utopie. Mais toutes les utopies finissent par devenir réalité lorsque l’ancien système ne peut plus être maintenu.
Les solutions pacifiques
sont avant tout régionales et nationales
Les solutions régionales et nationales sont les plus pacifiques. Une monnaie est la mesure d’une économie. Nous avons fait quelque chose de terrible en Europe. Nous avons mis les pays du sud dans un même pot monétaire avec les pays du nord. Par le passé, ils ont été en mesure d’assainir plus ou moins leur balance commerciale grâce à des dévaluations, et ils ont également pu contracter des dettes ajustées. Ces pays ont été intégrés à l’euro. Etant donné que la zone euro partageait la responsabilité, il s’agissait au départ d’une carte blanche pour augmenter encore l’endettement. Mais ensuite on a dit: «Maintenant, il faut tirer la sonnette d’alarme» et on leur a imposé le corset financier. Voyez la Grèce, l’Italie, l’Espagne. Les conséquences sont maintenant bien visibles. La «dévaluation externe» a été remplacée par la «dévaluation interne» et a conduit à l’appauvrissement de ces pays.
Comment évaluez-vous la situation financière de nos Etats? Et quelles sont vos propositions face à cela?
Je pense que si l’on considère les dettes actuelles des Etats, il faut dire que, selon toute probabilité, et les journaux en parlent déjà, il faudra une «contribution générale au désendettement». De facto, cela signifie exproprier les gens et leur imposer de nouveaux impôts. Cela frappe alors à nouveau la masse des gens, donc les petites gens. Et là je pense qu’il existe plusieurs approches pouvant être mises en œuvre rapidement.
Pour un impôt sur le chiffre d’affaires …
L’une des approches est une taxe générale d’un pour mille sur le chiffre d’affaires, ce qui n’est presque rien, serait acceptable pour les banques et rapporterait déjà environ un tiers de nos budgets, nous permettant ainsi de rembourser des dettes publiques. La taxe sur les transactions financières est discutée sans cesse. Je la démystifierais en la remplaçant justement par une taxe sur le chiffre d’affaires, afin de ne pas taxer uniquement des transactions financières déterminées, où surgit sans cesse la critique de l’entrave au commerce international. La taxe serait facile à percevoir si l’on ponctionne 0,1 %, c’est-à-dire un millième de chaque transfert de capital, même petit.
La seconde approche serait une redevance internet d’un centime par mégaoctet. C’est une ressource énorme. Tous les géants de l’Internet admettent que cela serait techniquement possible. Une telle redevance permettrait également de prévoir des exonérations individuelles, par exemple pour l’usage privé; et le secteur de la santé, l’éducation et les fournisseurs de besoins de base pourraient, si nécessaire, être exemptés. Ce serait la deuxième approche.
... et un impôt général
sur les grandes fortunes
La troisième approche, qui est évidente mais la plus difficile à mettre en œuvre, serait un impôt général sur les grandes fortunes. Si l’on part d’une croissance de 5 % et que l’on impose une taxe de 50 % sur l’augmentation de la richesse, ce qui correspondrait à 2,5 % de la richesse initiale, il s’agirait déjà d’un méga-impôt pouvant désendetter le monde entier. Il existe donc des moyens de s’en sortir, mais nous devons les promouvoir et aussi nous y attaquer, au lieu de presser les petites gens comme des citrons.
Nous devons nous asseoir
à une table et chacun propose ses idées
Que faut-il faire pour que les différentes approches de la question de l’ordre monétaire se rejoignent en une bonne solution?
Nous devons nous asseoir à une table et chacun apporte ses idées. Nous devons accepter qu’il ne s’agit pas de faire preuve d’intelligence individuelle et que de briller chacun par ses idées, mais que nous devons nous unir. Chacun doit aussi faire son autocritique et se dire: «Je ne dois pas nécessairement vouloir ou être capable de faire le meilleur de mes idées, mais je suis prêt à accepter celles des autres et à y contribuer moi-même, tout en sachant accepter que les autres vont sans doute sacrifier certaines de mes idées.» Et finalement, lorsque nous nous sommes mis d’accord sur une solution, dire: «Alors, maintenant, asseyons-nous ensemble et voyons comment cela peut fonctionner dans la réalité.» Pour éviter que cela reste une chimère nous projetant dans l’idéal de ne plus avoir besoin d’argent, dans idéal de fonctionner par le don, dans l’idéal d’une prospérité générale garantie. C’est trop général pour moi. Je suis un vieux praticien, et je dirais donc qu’une fois mis d’accord, nous devons convenir de panels d’essai et de réunions d’essai pour voir si notre approche est réellement applicable et fructueuse.
Un pays comme
la Suisse montre un peu l’exemple
Un pays comme la Suisse montre un peu l’exemple. Malgré toutes ses imperfections, grâce au droit de vote de ses citoyens, la Suisse a tendance à se montrer sensible au bien commun. Je dirais que j’aimerais voir une économie en phase avec la démocratie, et non pas, comme l’a dit Mme Merkel, une démocratie en phase avec le marché, qui correspond en fait à l’échec de la démocratie. Je dirais donc: une démocratie à la Suisse, disposant du frein de la décision populaire, qui est très décentralisée et laisse les décisions aux citoyens et pas forcément aux seuls experts.
Enfin, en réponse à la remarque: «Tout cela ne sert à rien si tu n’es pas en position de force!», je dis toujours, d’après Victor Hugo: «Il n’y a rien de plus fort qu’une idée pour laquelle le moment est venu.» Abraham Lincoln l’a très bien résumé: «On peut mentir au peuple pendant un temps, mais pas sur le long terme.»
Professeur Wohlmeyer, merci beaucoup pour cet entretien.•
1 Les scrips coloniaux (littéralement des titres, des formulaires de paiement de la colonie) étaient une monnaie papier émise par les colonies durant la période prérévolutionnaire, jusqu’en 1755, par opposition aux pièces de monnaie. Il s’agissait d’une monnaie complètement différente de la monnaie continentale rapidement dépréciée émise pendant la Révolution américaine pour financer l’effort de guerre. Les scrips coloniaux n’étaient pas garantis par de l’or ou de l’argent, et les colonies pouvaient donc contrôler son pouvoir d’achat. Il s’agissait d’un concept révolutionnaire en économie, car le système monétaire mercantiliste européen conventionnel obligeait les gouvernements à emprunter auprès des banques et à payer des intérêts sur ces emprunts, l’or et l’argent étant les seules formes d’argent considérées. C’est ce qu’on appelle le système monétaire basé sur la dette, dans lequel les billets de banque sont des «reconnaissances de dettes». Les scrips coloniaux, en revanche, étaient des «lettres de crédit» créées par le gouvernement et fondées sur le crédit de ce gouvernement, ce qui signifie qu’aucun intérêt n’était dû pour l’introduction d’argent. Cela a permis de faire face aux dépenses des gouvernements coloniaux et de maintenir la prospérité. Les gouvernements appliquaient de faibles taux d’intérêt lorsqu’ils prêtaient cette monnaie papier à leurs citoyens, en utilisant les terres comme garantie, et les revenus d’intérêts réduisaient la charge fiscale des gens et contribuaient à la prospérité. La monnaie apparut lorsque la pénurie d’or et d’argent dans les colonies rendit le commerce difficile, cédant la place à un système de troc. Peu à peu, les colonies ont commencé à émettre leur propre monnaie de papier pour servir de moyen d’échange afin de stimuler le commerce. Les gouvernements pouvaient alors retirer de la circulation les billets excédentaires en taxant la population, ce qui permit à certaines colonies de largement éviter une inflation. Chaque colonie avait sa propre monnaie et certaines étaient mieux gérées que d’autres. Ces monnaies ont été interdites par le Parlement anglais dans le Currency Act après que Benjamin Franklin eut expliqué les avantages de ce système au British Board of Trade. L’interdiction du moyen d’échange en circulation provoqua une dépression dans les colonies. Selon Franklin et beaucoup d’autres personnes, cette dépression fut la véritable cause de la Révolution américaine.
2 Le mot latin «pecunia» pour argent, propriété, fortune, pièce de monnaie, est dérivé du mot latin «pecus», signifiant bétail.
hd. Heinrich Wohlmeyer a été recueilli par des fermiers après la mort de son père, avant d’être déporté dans un camp de concentration. La maison parentale a été détruite par des bombes et sa mère est tombée malade. Il est allé au lycée «par ses propres moyens», a étudié le droit, le droit commercial international aux Etats-Unis et en Angleterre, ainsi que l’agriculture et la technologie alimentaire à l’Université d’agronomie de Vienne. De retour en Autriche, il s’est porté volontaire en tant que développeur régional et responsable de l’industrie pour le Waldviertel et est devenu directeur du secteur agricole autrichien.Après une série de différends, il est entré à l’université et a enseigné l’économie des ressources et la gestion de l’environnement. Grâce à toutes ces activités, il a pris conscience que les pivots du développement non durable sont les politiques commerciales et financières qui sapent les cycles économiques régionaux. «Nous avons besoin de solutions régionales pour la meilleure prospérité régionale possible», dit-il.
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