par Marianne Wüthrich, Suisse
Les grandes puissances n’ont pas coutume de se résigner paisiblement lorsque d’autres pays entament la domination mondiale qu’elles ont étendue au fil des décennies ou même des siècles. C’est ce dont la nouvelle administration américaine – qui a reçu également sur notre continent l’approbation de nombreux médias et de nombreuses autres voix, perçue comme une libération du «comportement de sagouin» du gouvernement précédent ainsi que de ses «décisions de malade mental». Mais les bévues commises par Donald Trump et son gouvernement ne sont rien à côté de ce que Joe Biden et son équipe ont déjà fait aux deux grandes puissances de l’Est. Par exemple, le «discours de bienvenue» avec lequel le gouvernement américain a accueilli ses invités chinois qui manquait cruellement d’égards et compromettait l’image positive des «valeurs occidentales» affichées – surtout si on compare l’attitude ostentativement hostile aux traditions élaborées de l’accueil des invités pratiquées en Asie.
Ce qui doit être particulièrement inquiétant pour nous, Européens, c’est de constater que, par rapport aux grossières démonstrations de pouvoir du «gentil» Joe Biden et de ses conseillers – dangereuses pour la paix mondiale – la majeure partie des politiciens et des médias d’ici ne se distancient pas et préfèrent s’en prendre sans discontinuer aux gouvernements russe et chinois qui osent s’opposer à eux sans équivoque: Nous ne vous laisserons pas nous détourner de la voie que nous voulons suivre à l’intérieur de notre pays et dans le monde – il faudrait d’abord balayer devant vos propres portes!
C’est une chose que Washington fasse tout ce qu’il peut pour mettre les «partenaires» de l’OTAN et l’UE à sa botte dans la lutte contre ses deux principaux rivaux mais c’en est une autre de voir la Suisse subir des pressions de la part des Etats-Unis et de l’UE en se laissant atteler à leur charrette. Cependant nous, les citoyens, ne pouvons accepter que le Conseil fédéral se soumette et ignore le principe de neutralité en pratiquant sa nouvelle «stratégie chinoise». Tout aussi déconcertante est la position des grands médias suisses, qui non seulement soutiennent cette tendance contraire à la neutralité, mais incitent également le Conseil fédéral à adopter pleinement les sanctions de Washington et de Bruxelles.
Coopération constructive depuis 70 ans
Le 19 mars 2021, le Conseil fédéral a publié sa «Stratégie à l’égard de la Chine».1 Le but recherché est donc une meilleure coordination entre les nombreux offices fédéraux, les cantons, les universités, les entreprises et les autres organisations qui traitent avec la Chine (Stratégie, p. 3). Ou bien s’agirait-il plutôt d’un meilleur contrôle des activités de ces différents organes? Après l’introduction suivie d’une analyse géopolitique, le chapitre 3, «La Suisse et la Chine», commence par évoquer la relation entre les deux pays, qui s’est construite au cours des 70 dernières années à la satisfaction mutuelle des deux parties: «La Suisse a étel’un des premiers Etats occidentaux à reconnaître la République populaire de Chine, en 1950. Depuis le début des années 1980, les relations bilatérales avec la Chine se sont consolidées et ont atteint une intensiteremarquable dans tous les domaines. Elles touchent notamment à la politique, aux droits de l’homme, à l’économie, au marché du travail et à l’emploi, à la science et à la technologie, à la formation, à l’environnement, à la migration et à la culture. Depuis 2010, la Chine est le principal partenaire commercial de la Suisse en Asie. En 2005, le Conseil fédéral l’a rangé parmi les huit pays prioritaires à l’échelle mondiale pour la politique extérieure de la Suisse.» (Stratégie, p. 15)
Selon la presse quotidienne, pas moins de quatre conseillers fédéraux prévoient de se rendre en Chine cette année – dans la mesure du possible, pour cause de pandémie: Guy Parmelin, Président de la Confédération, accompagné d’une délégation économique et scientifique, Ignazio Cassis dans le cadre du dialogue annuel avec le ministre chinois des Affaires étrangères, Ueli Maurer, qui se rend à Pékin tous les deux ans en tant que chef du Département des finances, et la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga qui désire participer au sommet sur la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique à Kunming en automne (voir «Neue Zürcher Zeitung» du 12/04/21). Il existe donc des contacts ouverts et dynamiques aux niveaux politique, économique et culturel.
Dans le contexte des bonnes relations entre les deux Etats, il est d’autant plus grave que la stratégie du Conseil fédéral à l’égard de la Chine contienne également plusieurs déclarations qui font inutilement de l’ombre à ces bonnes relations. Ce faisant, le Conseil fédéral s’écarte délibérément de la voie de la politique de neutralité.
Ingérence de la Suisse
Dans sa «Stratégie à l’égard de la Chine», le Conseil fédéral reconnaît d’une part les grands succès de la Chine dans la lutte contre la pauvreté: «En quelques décennies, des centaines de millions de personnes ont pu ainsi sortir de la pauvreté. De ce fait, la Chine contribue de façon significative à la réduction de la pauvreté dans le monde.» (Stratégie, p. 8). D’autre part, il critique clairement le système étatique chinois et les diverses violations des droits de l’homme et des minorités. La Chine, dit-il, est de facto un Etat doté d’un parti unique dirigé par le PCC, sans aucune séparation des pouvoirs et avec un modèle économique de type capitaliste d’Etat. On y a en outre recours au numérique pour contrôler et réglementer la population (stratégie, p. 8). Quant aux Droits de l’homme, le document estime que «la situation des droits de l’homme en Chine s’est détériorée». Cela concerne, selon lui, notamment les droits des minorités ethniques (Ouïghours, Tibétains), mais aussi des restrictions plus importantes de la liberté d’expression et des médias ainsi que des institutions démocratiques à Hong Kong, et ce, depuis la mise en application de la législation chinoise sur la sécurité de juillet 2020 (Stratégie, p. 8). L’ambassade de Chine à Berne a rejeté ces critiques dans sa déclaration du 22 mars, affirmant que la Suisse envoyait au monde extérieur une mauvaise image de marque du pays en émettant ses accusations et ses attaques contre le système politique, la politique des minorités et la situation des droits de l’homme en Chine. Cela pourrait avoir un impact négatif sur le développement sain des relations entre la Chine et la Suisse.2
Le système étatique et la politique des droits de l’homme de la Chine et de la Suisse sont deux choses bien distinctes, comme l’a également souligné l’ambassade de Chine. Cela est pourtant valable également à légard de nombreux autres Etats. Le principe suisse de neutralité signifie que la Suisse entretient des relations diplomatiques avec tous les Etats du monde et les maintient de manière à pouvoir faire entendre sa voix en tant qu’Etat universellement respecté et non aligné. En snobant un autre Etat, nous rendons la coopération plus difficile et diminuons les chances de mettre à profit le rôle d’intermédiaire joué par les bons offices de la Suisse. La cohérence de la diplomatie suisse apparaît sous un mauvais jour si c’est l’ambassade de Chine qui doive attirer notre attention sur ce point.
Une politique vraiment indépendante?
Dans sa stratégie à l’égard de la Chine, le Conseil fédéral affirme à plusieurs reprises qu’il veut mener une politique étrangère indépendante, y compris vis-à-vis de la Chine, en déclarant que c’est là une condition indispensable de la crédibilité de la neutralité de la Suisse – sans toutefois s’y tenir.
Cela illustre le paradoxe dans lequel se trouve la politique étrangère actuelle suisse et qui oppose:
L’objectif du Conseil fédéral est-il donc d’avoir une ligne commune avec l’UE en matière de politique étrangère?! Dans la «Neue Zürcher Zeitung», on abonde dans ce sens: la stratégie du Conseil fédéral à l’égard de la Chine est «prudente» et contient «principalement des recommandations», selon le rédacteurGeorg Häsler Sansano,tandis qu’il faut, selon lui, à tout le moins renforcer «la coopération avec des pays partageant les mêmes idées dans le domaine de la sécurité intérieure». Häsler en donne aussitôt sa propre interprétation: «– en d’autres termes: la Suisse fait partie de l’Occident en matière de politique de sécurité. Dans un monde connecté, s’entêter à faire cavalier seul peut générer des failles dangereuses».3
Malheureusement, il faut bien le dire, la Suisse est en fait déjà beaucoup trop intégrée aux blocs politico-militaires de l’Occident, même si nos valeurs ne sont pas du tout «convergentes»: Le principe de neutralité est diamétralement opposé à l’intégration de la Suisse dans la politique de sécurité de l’UE/OTAN. Il est donc particulièrement inadmissible que des officiers suisses – comme le lieutenant-colonel Häsler Sansano – méconnaissent le principe de neutralité.
Reste le contexte idéologique: le Conseil Fédéral reconnaît qu’avec les projets d’infrastructure de son initiative «Belt and Road», la Chine contribue largement au développement de nombreux pays d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique. Mais: la Chine ne s’inscrit pas dans le système occidental de financement et de gestion du développement de l’OCDE, du FMI et de la Banque mondiale. Ses activités manqueraient de «transparence» et certains pays bénéficiaires seraient «devenus financièrement très dépendants de la Chine» (Stratégie, p. 11). Il est, on le comprend, exaspérant pour Wall Street et la City de Londres que de nombreuses nations plus pauvres préfèrent voir leurs routes, leurs chemins de fer et leurs lignes électriques être financés par la Chine plutôt que de se soumettre au joug de la gestion de la dette par le FMI et la Banque mondiale.
Retour à la politique de neutralité –
Reprendre le dialogue sur les droits de l’homme avec la Chine sur un pied d’égalité!
Selon le rapport «Stratégie à l’égard de la Chine», la Suisse et la Chine maintiennent depuis 1991 un dialogue régulier au sujet des droits de l’homme: «Le dialogue confidentiel sur les droits de l’homme offre une plateforme permettant d’aborder la situation des droits de l’homme de manière ouverte et critique. Cela inclut notamment la liberté d’expression et les droits des minorités, y compris dans les régions tibétaines de la Chine et au Xinjiang.» (Stratégie, p. 19) Il s’agit également d’«explorer des possibilités concrètes de coopération», par exemple l’échange d’experts du système pénitentiaire depuis 2003.
Depuis 2018, la Chine a toutefois annulé les autres entretiens programmés, invoquant l’ingérence de la Suisse dans les affaires intérieures (Stratégie, p. 19). Dans une interview, l’ambassadeur de Chine à Berne, Wang Shih-ting,fait d’abord le constat des réussites au sein du dialogue, rappelant que «depuis 1991, la Chine et la Suisse ont organisé plusieurs sessions de rencontres qui ont amélioré la compréhension mutuelle». Ces deux dernières années cependant, selon l’ambassadeur, la Suisse aurait été associée à des déclarations antichinoises au Conseil des droits de l’homme et à l’ONU au sujet du Xinjiang et de Hong Kong, «ce qui a gravement porté atteinte à l’atmosphère cordiale du dialogue bilatéral sur les Droits de l’homme». La Chine demeure néanmoins ouverte au dialogue au sujet des Droits de l’homme avec la Suisse.4
La neutralité est le principe de base le plus important de la politique étrangère suisse. Selon les sondages annuels de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, 90 à 95 % de la population suisse soutient sans réserve le principe de neutralité. Ce dernier comprend non seulement le refus de participation à des guerres et à des alliances militaires, mais également la non-ingérence dans les affaires intérieures d’autres Etats – et la renonciation à occuper un siège au Conseil de sécurité des Nations unies. Ce n’est que sur cette base que la Suisse pourra faire fructifier ses bons offices et sa coopération avec les autres nations. •
1 Confédération suisse. Stratégie Chine 2021-2024, du 19/03/2021 (citée : Stratégie). https://www.eda.admin.ch/dam/eda/fr/documents/publications/SchweizerischeAussenpolitik/Strategie_China_210319_FR.pdf
2 Déclaration du porte-parole de l’ambassade de Chine en Suisse au sujet de la «Stratégie Chine» du Conseil fédéral du 22/03/2021 (http://www.china-embassy.ch).
3 Häsler Sansano, Georg. «La stratégie du Conseil fédéral à l’égard de la Chine est-elle déjà à la corbeille à papiers ?» Dans: Neue Zürcher Zeitung du 25/03/2021.
4 Birrer, Raphaela ; Häfliger, Markus. Entretien avec l’ambassadeur de Chine. «C’est une diffamation qui va à l’encontre de l’image traditionnelle de la Suisse.» Dans: Tages-Anzeiger du 22/30/21
mw. Télégramme du Président Max Petitpierre au Président chinois Mao Zedon gdu 17 janvier 1950 (dodis.ch/ 8016). En réponse à la lettre du gouvernement chinois du 4 octobre 1950, la Suisse déclare sa volonté d’établir des relations diplomatiques avec la République populaire de Chine. Le Président de la Confédération suisse «saisit cette occasion pour exprimer le souhait d’une continuité dans l’avenir, des excellentes relations qui ont toujours existé entre la Chine et la Suisse».
ev. Il existe un accord sur l’évaluation de Guantánamo, mais quelle est la probabilité que des sanctions soient appliquées contre les personnes ou les Etats responsables? Aucune.
Dick Marty, ancien membre du Conseil des Etats et membre du Conseil de l’Europe, a expliqué: Il y a eu des enlèvements par les services secrets américains, soutenus par les services européens, et des tortures – en partie délégués aux services d’autres Etats. Y a-t-il eu des sanctions? Pas de la part de l’UE, ni de la Suisse.
Est-ce que l’on «défend» aujourd’hui les droits de l’homme par choix aux ordres du plus fort auquel on se soumet?
Que pensez-vous de la neutralité intégrale comme principe? Sans double standard!
mw. Le 7 décembre 2020, le Conseil de l’Union européenne (chefs d’Etat et de gouvernement des 27 Etats membres de l’UE) a adopté un régime de sanctions visant à «cibler les personnes, les entités et les organismes – y compris les acteurs étatiques et non étatiques – responsables de graves violations ou de graves atteintes aux droits de l’homme dans le monde, quel que soit le lieu où elles se sont produites, qui participent à ces violations et atteintes ou qui sont y sont liés». Ces sanctions incluent entre autres une interdiction de voyager et le gel des fonds. Il appartient au Conseil de l’UE d’établir, de réviser ou de modifier la liste des sanctions (qui doivent être votées à l’unanimité), sur proposition d’un Etat membre ou du représentant des affaires étrangères de l’UE.
En plus des violations flagrantes du droit international, les autres actes passibles de sanctions à l’aune de l’UE comprennent également «l’arrestation ou la détention arbitraire» ainsi que «d’autres violations des droits de l’homme [...] lorsqu’elles sont généralisées, systématiques ou de nature à susciter de graves préoccupations». [souligné par mw.]1
Comment les chefs d’Etat de l’UE peuvent-ils s’arroger le statut le rôle d’autorité morale suprême pour le monde entier? Au travers de cette nouvelle réglementation, les chefs d’Etat de l’UE ouvrent grand la porte à la prise de décisions politiques unilatérales. Prenons par exemple le cas d’interventions policières contre des manifestants – tout dépend du gouvernement qui en a donné l’ordre. Une tentative de progresser sur la voie accidentée d’une union politique plus étroite? La liste des sanctions de l’UE du 22 mars 2021 est très hétérogène: Elle comprend onze personnes et quatre organisations en provenance de Chine, de Corée du Nord, de Libye, de Russie, du Sud-Soudan et d’Erythrée, plus quatre autres Russes qui ont déjà été sanctionnés au début du mois de mars (Conseil de l’UE. Communiqué de presse du 22/03/21).
A quoi viennent s’ajouter les sanctions déjà décrétées en 2020 à l’encontre de 88 personnes et 7 organisations en Biélorussie – «responsables de la répression violente et de manœuvres d’intimidation continuelles visant des manifestants pacifiques, des membres de l’opposition et des journalistes»; ces mêmes sanctions ciblent également «des hommes d’affaires et des entreprises de premier plan qui soit profitent du régime d’Alexandre Loukachenko, soit lui apportent leur soutien»2 Est-ce «une violation grave des droits de l’homme» qu’un homme d’affaires soutienne le gouvernement élu de son propre pays? Et depuis quand le fait d’être une «personnalité de premier plan» est-elle un critère pertinent en droit pénal?
Tout ceci n’a vraiment rien à voir avec la Suisse, n’est-ce pas? C’est pourtant le cas, malheureusement, notamment en ce qui concerne les sanctions visant les personnes et les organisations du Belarus. On peut espérer que le Conseil fédéral ne se laissera pas aller jusqu’à sanctionner d’autres personnes sur la base de la liste de l’UE. Faut-il vraiment que nous lui rappelions que la Suisse, en tant qu’Etat neutre, n’est pas tenue de se soumettre aux sanctions imposées par les Etats-Unis ou l’Union européenne?
1 Conseil de l’Union Européenne. «L’UE adopte un régime global de sanctions relatives à la défense des droits de l’homme». Communiqué de presse du 07/12/20
2 Conseil de l’UE. «Biélorussie: l’UE impose un troisième train de sanctions en raison de la persistance de la répression». Communiqué de presse du 17/12/20
Notre site web utilise des cookies afin de pouvoir améliorer notre page en permanence et vous offrir une expérience optimale en tant que visiteurs. En continuant à consulter ce site web, vous déclarez accepter l’utilisation de cookies. Vous trouverez de plus amples informations concernant les cookies dans notre déclaration de protection des données.
Si vous désirez interdire l’utilisation de cookies, par ex. par le biais de Google Analytics, vous pouvez installer ce dernier au moyen des modules complémentaires du présent navigateur.