Paix et sécurité en Europe

Quel rôle pour l’Allemagne?

par Karl-Jürgen Müller

L’indépendance de la politique étrangère allemande, tout comme celle qui touche à la sécurité, serait-elle menacée de disparition? C’est ce qui semble ressortir de l’accord de coalition du nouveau gouvernement allemand, ainsi que des propos tenus jusqu’à présent par le nouveau chancelier allemand, Olaf Scholz, élu le 8 décembre 2021. Dans ce cas, cela augure mal du futur, en particulier de celui de ses relations avec la Russie. En raison de son vécu historique, il incombe à l’Allemagne une responsabilité particulière en ce qui concerne la paix en Europe et des relations sereines avec la Russie. Qu’un chancelier allemand, issu du SPD, ait refusé en 2003 de participer à la guerre d’agression contre l’Irak – guerre menée en violation du droit international par les Etats-Unis et leur «coalition des volontaires» – a été d’une importance parfaitement justifiée alors même que l’insulte de «vieille» Europe proférée par les milieux néoconservateurs américains est tombée complètement à plat. Or, voici que l’heure est à nouveau venue d’adopter en faveur de la paix des mesures politiques portant la marque d’une véritable indépendance allemande. Mieux encore, si les autres gouvernements européens en faisaient autant, afin de ne plus participer à la guerre «hybride» qui dure depuis des années, cette démarche les encouragerait ainsi en vue du désengagement qui est urgent.

Après Willy Brandt, Helmut Schmidt et Gerhard Schröder,Olaf Scholz est le quatrième chancelier allemand issu du SPD. Willy Brandt, chancelier de 1969 à 1974, a été en même temps, dès le milieu des années 60, le partisan et l’homme politique le plus en vue de la nouvelle Ostpolitikallemande: reconnaissance des nouvelles frontières de l’après-guerre en Europe centrale et orientale, refus du recours à la violence et réchauffement des relations tout d’abord avec les pays du Pacte de Varsovie placés sous l’égide de l’Union soviétique, puis surtout avec cette dernière avec laquelle fut conclu, en 1970, le premier des «Ostverträge» [Traités de Moscou et de Varsovie, ndt.]. C’est le chancelier Willy Brandt, Prix Nobel de la paix en 1971, qui prononça dix ans plus tard la phrase devenue célèbre: 

«La paix n’est pas tout, mais sans la paix rien n’a de valeur». 

Helmut Schmidt, chancelier de 1974 à 1982, a maintenu la nouvelle Ostpolitik allemande, mais a également compté – allant à l’encontre de fortes réticences au sein de son propre parti – au nombre des initiateurs de la double décision de l’OTAN en décembre 1979: négociations avec l’Union soviétique concernant le retrait des missiles nucléaires soviétiques à moyenne portée installés en Europe de l’Est, mais aussi menace d’installation de missiles nucléaires américains à moyenne portée dans les pays européens de l’OTAN, en particulier en Allemagne, dans le cas d’un échec des négociations. 
    Bien qu’il ait pris part à la guerre d’agression, contraire au droit international, de l’OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie, Gerhard Schröder, chancelier de 1998 à 2005, n’était cependant pas prêt à soutenir en 2003 la guerre américaine contre l’Irak, tout aussi contraire au droit international. En revanche, il a tenté, avec Jacques Chirac, alors président de la République française et également opposé à la guerre en Irak, de resserrer les liens avec Vladimir Poutine, déjà président de la Russie à cette époque, et ce également sur les questions de sécurité internationale.

Le SPD et la politique de paix 

C’est ainsi que le parti social-démocrate allemand a connu une histoire ambivalente en matière de politique de paix et de sécurité après la Seconde Guerre mondiale. Il a cependant toujours mis l’accent sur sa propre indépendance, conscient qu’il était de ce que la paix et la sécurité en Europe ne pourraient être assurées par un strict alignement sur la politique étrangère des Etats-Unis. Cette indépendance allait dans le sens des intérêts allemands – tout le monde étant bien conscient qu’en cas de guerre «chaude», l’Allemagne serait le principal théâtre du conflit, lequel ne pourrait déboucher que sur l’anéantissement total du pays.

Vers un nouveau cadre 
de gouvernance mondiale 

Olaf Scholz, nouvel élu à la Chancellerie depuis décembre 2021, a pris ses fonctions 16 ans après le dernier chancelier SPD. Au cours de ces années, le monde a changé. 
    Les Etats-Unis, devenus la «seule puissance mondiale» après la fin de la première guerre froide, ont revendiqué la «fin de l’histoire» et la possibilité de repenser le monde selon leur point de vue, ce qui leur a été contesté par d’autres puissances, et pas uniquement la Russie et la Chine. 
    Mais cette transition vers un monde multipolaire n’a pas encore débouché sur un nouveau cadre institutionnel accepté par tous, qui garantisse l’égalité, la sécurité et la paix pour tous les pays du monde – comme cela avait en fait déjà été formulé aux termes des passages fondamentaux de la Charte des Nations unies de juin 1945.
    En Europe non plus, la sécurité et la paix ne sont plus garanties. Dans les années 90, la désintégration de l’ex-Yougoslavie avait déjà été associée à des conflits sanglants dont les plaies ne se sont toujours pas refermées. A l’époque, il n’y avait personne pour s’opposer à l’arrogance de la puissance de l’OTAN. 
    Les choses ont changé depuis, mais l’Europe n’en est pas pour autant devenue plus sûre et plus pacifique, le meilleur exemple étant actuellement la situation en Ukraine. Depuis 2014, près de 15 000 personnes ont été victimes de la guerre dans l’est de l’Ukraine, sans qu’on puisse déterminer qui en est vraiment responsable, tant la question est complexe.
    Ce qui par contre est avéré, c’est que la violence des événements de l’hiver 2013/2014 en Ukraine, appuyée par les pays de l’OTAN et l’UE, ainsi que les discriminations à l’encontre de la population russophone qui en ont résulté, est une des causes principales de cette guerre. Ce coup d’Etat avait pour but de détruire les liens historiques qui unissent le pays et sa population à la Russie.

Que faut-il attendre 
du nouveau chancelier allemand? 

Le nouveau gouvernement allemand aurait donc toutes les raisons de prendre à nouveau au sérieux la citation (voir ci-dessus) prononcée par le Chancelier Brandt en 1981, de la réaffirmer et d’apposer une fois encore la marque de son indépendance. Mais le nouveau gouvernement, le fera-t-il? 
    Il serait prématuré de répondre dès à présent de façon catégorique à cette question. La première allocution officielle du nouveau chancelier, son discours du Nouvel An prononcé le 31 décembre 2021, n’a pas apporté de réelle réponse. La majeure partie du discours a été consacrée au Covid-19, puis à la politique environnementale et au salaire minimum en Allemagne, et ce n’est qu’à la toute fin du texte de six pages que l’on trouve quelques mots sur la sécurité et la paix. Et ce que l’on peut y lire relève plutôt de la formulation toute faite – comme s’il ne s’agissait là que d’une réunion habituelle au sein de l’OTAN et de l’UE, et comme si le thème de la sécurité et de la paix n’intéressait personne. Donc, le nouveau chancelier SPD veut «continuer à travailler à la réussite de l’Union européenne» et son objectif est «une Europe souveraine, une Europe forte». On enchaîne sur le constat, pas vraiment innovateur, que «pour la sécurité en Europe, la coopération transatlantique est en outre indispensable». Et on continue sur «l’Ukraine, actuellement pour nous le théâtre de  nouveaux défis. L’inviolabilité des frontières est un bien précieux – et non négociable». 

De lourdes allégations 
à l’encontre du président russe … 

Lors de la campagne électorale allemande, Olaf Scholz avait formulé de lourdes allégations à l’encontre du président russe, comme par exemple: «Poutine est clairement le responsable des menaces de mort qui pèsent sur nombre de gens en Russie». Et de chanter les louanges d’Alexeï Navalny,genre: «[…] cet homme est très, très courageux». 

… mais aussi des signes 
plutôt favorables à une désescalade 

Cependant, le 24 décembre 2021, le site internet suisse «Infosperber» écrivait de son côté que «à Berlin on laisse entendre qu’Olaf Scholz n’est plus vraiment satisfait de la façon dont il a dépeint la Russie». En effet, il y a divergence de vues entre ce qui précède et certaines informations en provenance d’Allemagne. On pouvait ainsi lire dans la «Frankfurter Allgemeine Zeitung» du 14 décembre 2021 que le nouveau gouvernement allemand se serait prononcé contre les livraisons d’armes à l’Ukraine. Et le «Bild», le quotidien allemand grand public, a rapporté, le 4 janvier, qu’Olaf Scholz ne voulait pas laisser à sa ministre des Affaires étrangères, issue du parti des Verts, le traitement des relations avec la Russie, mais les garder dans les prérogatives du «chef», car il cherchait à donner une «nouvelle impulsion de qualité» aux relations germano-russes. Il faut toutefois ajouter que la teneur réelle de ce genre d’informations est difficile à vérifier pour les profanes, car la politique partisane, les spéculations et les rumeurs vont de pair avec les affaires politiques et sont très vite amplifiées par les médias.
    Quoi qu’il en soit, le «Süddeutsche Zeitung» a tout de même vu juste en écrivant, le 12 décembre 2021: «Dès les premiers jours de son mandat, la responsabilité de la prévention d’une nouvelle guerre en Europe de l’Est pèsera sur le nouveau chancelier.» La question est de savoir comment il y parviendra.

L’ancien inspecteur général 
de la Bundeswehr fait des propositions constructives

Harald Kujat, ancien inspecteur général de la Bundeswehr (2000–2002), puis président du Comité militaire de l’OTANjusqu’en 2005 et donc le général le plus haut gradé de l’OTAN, s’est exprimé là-dessus, le 24 décembre 2021, dans une interview accordée aux Deutsche Wirtschaftsnachrichtenau sujet de la situation actuelle en Europe de l’Est ainsi que sur les éventuelles étapes d’une possible désescalade. On ne peut donc pas considérer le général Kujat comme un porte-parole du gouvernement russe, cela ressort tout à fait de l’interview. Néanmoins, il a déclaré: 

«Pour sortir de cette impasse qui dure depuis des années et pourrait déboucher sur un conflit que personne ne souhaite, il faut s’efforcer de concilier ensemble les intérêts des uns et des autres. L’OTAN, et notamment les Etats-Unis, devrait faire preuve de plus de compréhension à l’égard de l’histoire russo-ukrainienne et respecter les intérêts de la Russie en matière de sécurité, dans la mesure où cela ne met pas en danger sa propre sécurité ni la stabilité internationale. Il faudrait appliquer effectivement les règles et procédures adoptées dans le Traité fondamental conclu entre l’Otan et la Russie afin de surmonter les divergences d’opinion. L’Otan devrait déclarer explicitement qu’elle n’envisage pas, dans un proche avenir, l’adhésion de l’Ukraine ni le déploiement de troupes de l’Otan dans ce pays.»

Pour la neutralité de l’Ukraine

«L’Ukraine devrait s’engager à entreprendre prochainement l’indispensable réforme constitutionnelle – comme cela avait été convenu dans le cadre des accords de Minsk – et à accorder une plus grande autonomie à la minorité russe dans le cadre d’un Etat fédéral. En outre, l’Ukraine devrait déclarer qu’elle n’a pas l’intention de devenir un avant-poste de l’OTAN ou de la Russie, mais qu’elle se considère plutôt comme une passerelle entre les deux. Elle devrait se fixer pour objectif une neutralité consolidée, à l’instar de la Finlande […].
    En contrepartie, la Russie devrait déclarer qu’elle n’a pas l’intention d’attaquer l’Ukraine ou de porter atteinte à son intégrité territoriale de quelque manière que ce soit. La Russie devra également s’engager à ne pas déployer de forces armées régulières dans l’est de l’Ukraine et à cesser de soutenir les séparatistes dès que la réforme constitutionnelle ukrainienne et les réformes structurelles et constitutionnelles qui en découlent auront été mises en œuvre. L’OTAN et la Russie devraient en conséquence décréter qu’elles reprennent la coopération à laquelle elles se sont engagées dans le Traité fondamental tout en renouvelant leur intention de développer un partenariat fort, stable et durable sur la base de l’intérêt commun, de la réciprocité et de la transparence.»

Les lois fondamentales de l’Allemagne imposent une politique de paix dynamique

Pour le moment, rien ne permet encore d’affirmer avec certitude que tout cela pourra déboucher sur un accord contractuel mais il s’agit là d’une proposition constructive. Il se peut que d’autres dispositions soient finalement adoptées, qui conviennent à toutes les parties. Mais à part la recherche d’une solution à l’amiable, que reste-t-il? Une nouvelle escalade du conflit, des sanctions occidentales toujours plus nombreuses et même, dans le pire des cas, la guerre?
    Il serait tout à fait désastreux que l’actuel gouvernement ukrainien reçoive le soutien de l’Allemagne (ou d’autres pays) dans sa volonté d’intensifier la guerre contre la population du Donbass, dont de nombreux ressortissants ont également la nationalité russe. 
    Le nouveau gouvernement allemand ne peut ni ne doit s’aligner derrière personne, qu’il s’agisse de l’UE, de l’OTAN ou des Etats-Unis. Le nouveau gouvernement allemand est lui aussi soumis à la Loi fondamentale allemande. Il se doit de la faire appliquer activement. Cette loi fondamentale est, dans son essence, une constitution de paix.
   Dès le préambule, il est dit que le peuple allemand, «conscient de sa responsabilité devant Dieu et les hommes, est animé par la volonté de […] servir la paix dans le monde». L’article 25 stipule que «les règles générales du droit international […] font partie intégrante du droit fédéral. Elles priment sur les lois et créent directement des droits et des obligations aux habitants du territoire fédéral». Et l’article 26 stipule que «les actes qui sont de nature à troubler la coexistence pacifique des peuples et qui sont notamment accomplis dans l’intention de préparer la conduite d’une guerre d’agression sont contraires à la Constitution. Ils tombent sous le coup de la Loi».*
    Il est certain que cela correspond à la volonté de la majorité des Allemands. La tâche de tout gouvernement allemand est de le transposer en termes de politique concrète.

*traduit de l’allemand par Horizons et débats Les citations de la Loi fondamentale suivent la version allemande officielle à la lettre.

 

Kishore Mahbubani: l’élargissement fatal de l’OTAN à l’Est

«Après la fin de la guerre froide, les dirigeants américains ont rompu les promesses expliciteset implicites qu’ils avaient faites aux dirigeants russes. Après l’échéance du pacte de Varsovie, l’Amérique avait promis de ne pas élargir l’OTAN vers l’est, afin de ne pas menacer la Russie.
    Quelles considérations géopolitiques ont poussé les Américains à prendre la décision fatale d’élargir malgré tout l’OTAN vers l’est? Pensaient-ils que parce que la Russie était faible et en difficulté (l’économie s’était effondrée tandis qu’une crise financière causait de grandes souffrances à la population) pendant les années 1990, il serait possible de l’écarter définitivement en tant que rival potentiel? La plupart des Américains étant de nature ouverte et généreuse, il est difficile d’imaginer que l’Amérique ait pu fomenter un sinistre complot visant à éliminer durablement la Russie en tant que concurrent géopolitique. Et pourtant, la manière dont l’Amérique a méprisé les intérêts de la Russie tout au long des années 1990 et 2000 plaide en faveur d’une planification concertée.
    Qu’il y ait eu ou non un plan ‹prémédité› de l’Amérique pour affaiblir la Russie après la fin de la guerre froide, il serait utile que les Américains et les Russes discutent ouvertement et face à face de ce qui s’est passé selon les uns et les autres. Cela permettrait de soulever toutes les phases difficiles qui ont tant pesé sur les relations entre les deux Etats – l’élargissement de l’OTAN, le soutien de l’Amérique aux révolutions de couleur en Ukraine et en Géorgie, l’invasion de l’Irak ainsi que les interventions en Libye et en Syrie.»

Tiré de: Kishore Mahbubani.
«Hat China schon gewonnen? Der Aufstieg Chinas zur neuen Supermacht».
Ed. Kulmbach 2021, p. 249. 

(Traduction Horizons et débats)

 

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