«Sur dix enfants, un seul à peine savait l’abécédaire»

par Carl Bossard

Les enfants sont particulièrement concernés par les guerres, actuellement en Afghanistan (et ailleurs!) Leur grande souffrance rappelle un destin humanitaire similaire, qui s’est déroulé en Suisse, vers la fin du 18e siècle. Il est lié à la courte activité de Heinrich Pestalozzi à Stans. Un essai de mémoire.

«Beaucoup [sont arrivés] avec des lambeaux d’étoffe chargés de vermine, beaucoup maigres au point de ressembler à des squelettes décharnés, les yeux pleins de peur, le front plissé de rides d’inquiétude; [...] d’autres écrasés par la misère.»¹ C’est ainsi que Johann Heinrich Pestalozzi (1746–1827) décrit l’arrivée des enfants victimes de guerre dans son orphelinat de Stans. C’était début décembre 1798 – la première année de la République helvétique (1798-1803) imposée par Napoléon.

L’implosion de l’ancienne Confédération suisse

La description émouvante de Pestalozzi m’est venue à l’esprit en lisant le rapport d’un correspondant médiatique en Afghanistan. Les nouvelles en provenance de l’Hindou Kouch sont bouleversantes: La situation y est désastreuse;2 face à des millions d’enfants menacés de mourir de faim. L’image d’un petit enfant sous-alimenté, émacié et maigre comme un clou m’a particulièrement choqué. Pestalozzi doit probablement avoir vécu quelque chose de similaire dans le microcosme de Nidwald après la guerre. 
    Que s’était-il passé? Pour beaucoup d’entre nous, la Révolution française de 1789 apparaît comme un séisme ou une éruption volcanique. La lave révolutionnaire de ce bouleversement politique s’est déversée sur tout le continent. Les armées de Napoléon ont eu la partie facile, la résistance est faible. Ses troupes occupent également la Suisse. Le cri rebelle de «Liberté, Egalité, Fraternité» provoque l’effondrement abrupt de ce qui était pourri depuis longtemps. Au printemps 1798, l’ancienne Confédération suisse s’effondre. Le Gouvernement helvétique s’installe à Aarau.

Une force onze fois supérieure

La nouvelle autorité centrale exige le serment à la Constitution helvétique unique. Les Nidwaldiens population particulièrement ancrée dans leurs traditions libérales, la refusent et la rejettent. Les tentatives de médiation échouent et les ultimatums consécutifs ne trouvent même pas de réponse. C’est dans ce contexte que se réalise l’invasion militaire. Le 9 septembre 1798, les unités françaises sous le commandement du général Schauenburg conquièrent et occupent le petit Etat libre – malgré une résistance certes héroïque, mais finalement épuisante et sans espoir.
    1600 Nidwaldiens se battent contre une force étrangère de 17 700 soldats professionnels. Dans ces combats acharnés, environ 100 Français et autant de Nidwaldiens perdent la vie. Trois cents femmes, hommes et enfants meurent dans les actes de vengeance perpétrés par l’armée d’occupation. Plus de 330 maisons et près de 200 étables sont incendiées; près de dix églises et chapelles détruites.3 Un horizon de ruines noires se dresse dans le ciel rougeâtre! La région est «en grande partie brûlée et dévastée» rapporte Schauenburg dont les mots sobres cachent mal une réalité de souffrances inouïes suite à l’expédition punitive!

Seul un peuple instruit peut participer aux décisions 

La détresse se manifestant partout et touche les enfants, mais pas uniquement. Un grand nombre de la population habite des cabanes misérables «qui ne les protègent que péniblement des vents et des intempéries». En janvier 1799, un fonctionnaire du gouvernement décrit: «La misère [de la population] est indescriptiblement grande et augmente de jour en jour.» Il ajoute que le froid et le gel ont détruit leurs rares réserves de pommes de terre. Dans l’urgence, les gens mangeaient désormais des tubercules pourries ce qui les rendait malades.4
    Dans le cadre de la reconstruction urgente, le gouvernement helvétique prévoit une maison d’éducation ouverte aux enfants issus de familles pauvres à partir de six ans pour Stans, centre du Nidwald. La restructuration du système éducatif fait partie des objectifs centraux du nouvel Etat. La construction et l’extension des écoles prennent une place centrale, suivant la devise: seul un peuple éduqué peut concrétiser la nouvelle République et participer démocratiquement aux décisions. 

Un confiant «Je m’y rendrais volontiers» 

La tâche est extrêmement difficile. On cherche un catholique, sans succès. Le choix se porte donc sur Johann Heinrich Pestalozzi, protestant et sympathisant de la République helvétique. Est-il conscient des écueils? «Je m’y rendrais volontiers», affirme-t-il avec confiance. Le 7 décembre 1798, il s’installe au couvent des religieuses qui héberge l’institut. Mais il se trouve en plein chantier; de plus, le bâtiment mis à disposition «n’est pas du tout aménagé en tant qu’orphelinat [devant accueillir] un nombre considérable d’enfants».
    A la mi-janvier 1799, l’orphelinat ouvre officiellement ses portes – avec 45 enfants. Les débris et la saleté sont toujours là. «La poussière des murs remplissait tous les couloirs», écrit Pestalozzi. Cela «s’ajoutait aux inconforts du début». Et il ajoute: «Au début, j’ai dû renvoyer une partie des pauvres enfants chez eux pour la nuit, en raison de notre pénurie de lits. Le matin ils revenaient couverts de vermine.»

Une alphabétisation extrêmement difficile

Pestalozzi s’occupe de plus de 80 enfants; seule une ménagère l’assiste. La tâche exige des forces presque herculéennes. Une situation pédagogique extrême! Le caractère exigeant de sa mission se reflète dans le fait que «sur dix enfants, un seul à peine savait l’abécédaire». Il se plaint aussi que «lire [reste] vraiment un bonheur rare».5 Plus loin on lit: «Il n’était pas encore question d’autres cours d’école ou de moyens essentiels d’éducation.» 
    Pestalozzi n’est pas découragé par «le manque total d’éducation scolaire» des enfants. Au contraire! «J’étais pratiquement seul au milieu d’eux du matin au soir. [...] Ils étaient avec moi, et moi avec eux. Leur soupe était la mienne, ce qu’ils buvaient ma boisson à moi». Très vite, des succès visibles apparaissent: «L’apprentissage était tout à fait nouveau [pour les enfants], et dès que certains voyaient qu’ils pouvaient réussir, leur zèle devenait infatigable. En quelques semaines, certains enfants qui n’avaient jamais tenu un livre de leur vie [...] arrivaient à étudier avec le plus grand intérêt, du petit matin jusqu’à tard dans la soirée presque sans interruption.»

La fin abrupte du rêve de Pestalozzi

Pour Pestalozzi, un rêve se réalise: éduquer les pauvres dans la responsabilité humaine, aider le «peuple au ‹Zwilch› (au coutil)». C’est là que se concentre le désir de son existence éducative. Mais le rêve prend fin brutalement. Les troupes helvétiques et françaises réquisitionnent les locaux comme caserne et hôpital militaire. Le 8 juin 1799, le gouvernement lui retire sa tâche et ses fonctions. Déçu, Pestalozzi écrit: «Mes rêves y étaient liées; j’ai dû quitter Stans, au moment où je croyais être si près de les réaliser.» Epuisé, il répond positivement à l’invitation d’un ami et se retire pour une cure aux bains de Gurnigel. Dans une longue lettre adressée à un ami, il décrit et analyse sa courte activité au Nidwald. La «lettre de Stans» est considérée comme le document le plus marquant sur l’attitude pédagogique et la pensée éducative de Pestalozzi, un précieux témoignage de son énergie humaine.
    Une petit remarque finale: le regard rétrospectif sur l’écrasante situation de l’époque le rend peut-être plus reconnaissant pour les mesures qui sont actuellement possibles (et qui s’imposent!) – ceci dans un monde qui semble également se trouver à la déraille.•



¹ Pestalozzi über seine Anstalt in Stans [brièvement: «Stanser Brief» de 1799] (1997). Mit einer Interpretation und neuer Einleitung von Wolfgang Klafki.Weinheim et Bâle: Beltz Verlag, p. 9; les citations sont tirées de cette publication.
² Roth, Jonas. «In Afghanistan bahnt sich eine humanitäre Katastrophe an». Dans: «Neue Zürcher Zeitung» du 24/12/2021, p. 5
³ cf. Messmer, Kurt. «Nidwalden 1798 – Erinnerung ist machbar». Dans: https://blog.nationalmuseum.ch/2020/09/nidwalden-1798-erinnerung-ist-machbar/[Etat: 30/12/2021]

Haller-Dir, Marita (2015). «‹Die grösste Herzlichkeit für mein Werk fand ich bey den Kapuzinern und Klosterfrauen›. Johann Heinrich Pestalozzis Zeit in Stans vom 7.12.1798 bis zum 8.6.1799». Dans: «Der Geschichtsfreund»vol. 168, p. 260 et suivantes
Bräker, Ulrich. «Lebensgeschichte und natürliche Ebenteuer (sic) des armen Mannes im Tockenburg». Dans: Bräkers Werke in einem Band. Berlin et Weimar 1966, p. 83 et suivantes

Source: https://www.journal21.ch du 31/12/2021

(Traduction Horizons et débats)

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