Pouvoir et ordre mondial

par Prof. Dr. Dr. h.c. mult. Hans Köchler

Une nouvelle année de lutte politique mondiale pour la redéfinition de la configuration du pouvoir touche à sa fin.** Même si, philosophiquement, chaque jour est un jour de réflexion, et pas seulement la date symbolique définie par une unité de comptage, qu’il s’agisse d’une année, d’une décennie ou d’un siècle, je saisis l’occasion de ce moment, hic et nunc, pour explorer les coulisses et les leitmotivs de l’action qui découle de la «logique du pouvoir». Je ne citerai pas de manière éclectique, au sens de relata refero [«je raconte ce que j’ai entendu», NDLR], l’immense littérature sur le sujet, mais je développerai ma «phénoménologie du pouvoir», tout à fait dans l’esprit de la méthode de Husserl, comme description et analyse de ce que m’a appris une observation de bientôt cinquante ans de la «realpolitik» mondiale.1 Dans un premier temps, il ne s’agit pas pour moi de prescrire, mais de décrire. Si l’on veut donner du poids à sa propre idée de ce que devrait être le monde, il faut d’abord savoir comment le monde est. Les vœux pieux empêchent de voir la réalité et rendent impossible toute action efficace. Dans la description phénoménologique de la logique du pouvoir, l’analyse psychologique revêt naturellement une importance particulière. Il s’agit ici de reconstruire les motifs aussi bien de l’action individuelle (de l’homme politique) que de l’action collective (de l’Etat).

Constante anthropologique du pouvoir

Ce qui se maintient à travers toutes les époques historiques est ce que j’appelle la constante anthropologique du pouvoir. Il s’agit du besoin d’affirmation de soi de l’individu (y compris le besoin d’être reconnu) et, subséquemment, de la collectivité, de l’Etat, en tant qu’association d’individus visant à assurer d’abord la survie, mais aussi, par la suite, la «bonne vie» de ceux qui en font partie. L’Etat-providence moderne en est un exemple typique. En ce qui concerne l’Etat comme forme d’organisation juridique, le pouvoir est le moyen de créer les conditions nécessaires à la réalisation de cet objectif de bonne vie pour chaque individu appartenant à cette association.
    Pour ce faire, il faut (1) que le monopole de la violence soit entre les mains de l’Etat vers l’intérieur (afin d’éviter la lutte de tous contre tous, c’est-à-dire pour éviter l’anarchie) et (2) que l’Etat sache aussi garantir vers l’extérieur les intérêts vitaux et de survie de la communauté qu’il représente. C’est là que réside la signification non seulement d’une armée, mais aussi de la politique étrangère et de la diplomatie en général. Dans sa forme concrète, cette capacité est le pouvoir (potentia) d’articuler son propre intérêt («national interest») dans le cadre mondial de telle sorte que la collectivité concernée ne soit pas accaparée par d’autres collectivités, mais surtout qu’elle ne devienne pas le jouet d’une lutte de pouvoir entre tiers. Il s’agit donc ici du pouvoir en tant qu’expression de la souveraineté, en tant que capacité de l’Etat à agir de manière autodéterminée. Telle est l’essence (comprise de manière non substantialiste) du pouvoir dans le domaine interétatique, à condition que l’on définisse le pouvoir de manière rationnelle, c’est-à-dire en tenant compte du fait que l’Etat n’est pas seul dans sa quête d’autoréalisation, mais que tous les autres Etats veulent pour ainsi dire la même chose. Le pouvoir ne peut donc être exercé rationnellement que sur la base d’une conception non absolue de la souveraineté.

La «logique du pouvoir» dans le
quotidien de la politique mondiale

L’idée de pouvoir dans son positionnement rationnel, comme moyen d’autoréalisation de l’Etat dans le cadre d’une communauté (internationale) de pairs, doit néanmoins être confrontée à la réalité de la politique, pour que notre analyse reste pertinente. Dans les faits, même à l’heure actuelle, le pouvoir n’est pas exercé dans ce sens, disons, éclairé, mais selon les mécanismes traditionnels de la «politique de pouvoir», en dépit des dispositions de la Charte de l’ONU et des nombreuses déclarations solennelles en faveur de relations amicales et coopératives entre les Etats («friendly relations and cooperation among States», dans les termes de l’Assemblée générale de l’ONU).2 Au quotidien de la politique mondiale, la «logique du pouvoir» s’oriente plutôt vers la sauvegarde des intérêts nationaux dans le sens prôné par le Président Trump il n’y a pas si longtemps, par la formule «America first», comme étant l’affirmation de la primaut
    Dans ce contexte, l’Etat en tant qu’acteur international part de «l’hypothèse de travail» selon laquelle la sécurité extérieure de l’Etat requiert une approche de  «méfiance stratégique». On ne suppose pas d’emblée que tous les autres acteurs se comportent selon le principe de réciprocité. Ce n’est donc pas le principe de confiance qui s’applique, mais celui de méfiance. C’est ce qui explique aussi le rôle majeur des services secrets, surtout pour les moyennes et grandes puissances.
    Dans l’image que l’Etat se fait de lui-même, dans l’inconscient collectif pour ainsi dire, la recherche d’un positionnement parmi la concurrence mondiale est toujours synonyme aussi de lutte pour la survie. Les fonctionnaires ont après tout prêté serment pour le bien de leur propre communauté, selon les principes de la Constitution, et non pour le bien de la communauté mondiale, ni même des pays voisins. Dans ce cadre, le mensonge, en tant que tromperie du concurrent dans la lutte pour la défense des propres intérêts, fait traditionnellement partie de l’arsenal politique, et pas seulement en temps de guerre. C’est aussi en cela que l’activité des services secrets a deux visages: vers l’intérieur, en matière d’acquisition d’informations pour sa propre communauté, elle est attachée à la vérité, mais vers l’extérieur, elle est vouée à la tromperie ou au camouflage lorsqu’il s’agit de procurer un avantage à son propre Etat par rapport aux autres ou de lui éviter un désavantage. Cette dualité s’applique bien sûr tout particulièrement à la politique de défense des grandes puissances.

Une paix perpétuelle grâce àune domination perpétuelle ?

Dans cette optique, la logique du pouvoir est en quelque sorte en concurrence avec une politique orientée vers l’idéal de la coopération égalitaire, qui s’inspire du principe de la confiance et qui, comme le montre l’histoire, n’a de sens que si tous s’y conforment. La fragilité de la confiance se manifeste dans d’innombrables configurations stratégiques depuis l’Antiquité. A titre d’illustration, on pourrait par exemple se référer à la politique d’alliance erratique à l’époque d’Henri VIII ou, dans l’histoire plus récente, aux circonstances du pacte Hitler-Staline lors de la Seconde Guerre mondiale. Dans la politique mondiale, la naïveté et la crédulité ne sont pas monnaies courantes.
    La logique du pouvoir, fondée sur la méfiance, signifie également, dans le comportement des grandes puissances, que celles-ci veillent toujours à perpétuer un statu quo qui leur est favorable, tel qu’il résulte souvent, mais pas uniquement, d’une guerre. Il ne s’agit donc finalement pas d’une «paix perpétuelle» (ewiger Friede au sens kantien), mais d’une absence de guerre garantie par la domination permanente de son propre Etat. La devise est donc la suivante: une paix perpétuelle grâce à une domination perpétuelle !

Perte du sens de la réalité par
une politique de pouvoir insatiable

Dans notre jeune siècle, cela a été exprimé de manière particulièrement concise dans la «stratégie de sécurité nationale» proclamée en 2002 par le président Bush junior, selon laquelle les Etats-Unis orientent tous leurs efforts pour que jamais un autre Etat n’atteigne la parité stratégique, c’est-à-dire ne devienne aussi fort qu’eux. En clair, cela signifie: «We must build and maintain our defenses beyond challenge».4 La logique du pouvoir implique donc l’absolutisation de sa propre position, c’est-à-dire, dans le cas d’une configuration unipolaire, l’orientation de la politique étrangère, de la défense et de la politique économique vers un seul objectif: exclure pour toujours la formation d’un nouvel équilibre de puissance, qu’il soit bipolaire ou multipolaire – donc,  en quelque sorte, dire de manière faustienne à l’«instant stratégique»: «Reste encore ! tu es si beau !» («Verweile doch! du bist so schön!» [Goethe, Faust I, verset 1700]) Néanmoins, même l’acteur le plus puissant n’arrêtera jamais le temps. Il n’y a pas de «fin de l’histoire». Le refus de la réalité, la perte de contact avec la réalité d’une politique de pouvoir, à elle seule insatiable, a toujours conduit, à toutes les époques, à un réveil soudain et désenchanté; seul diffère le laps de temps au cours duquel se déroule ce processus.

Frénésie de pouvoir

Il s’agit d’une perte de contact avec la réalité à double titre:

  1. Individuellement: les dirigeants d’Etats qui ont acquis une position de pouvoir incontestée dans leur domaine (au sein de l’Etat) subissent à plus ou moins long terme un changement de personnalité; un entourage servile les coupe de la réalité, et ils ont tendance à se croire indispensables.  (Il s’agit d’une constatation empirique qui s’est confirmée dans mon observation sur plusieurs décennies.) Souvent, le correctif de cette perte de contact avec la réalité n’est pas d’abord un développement interne à l’Etat, mais vient de l’extérieur; c’est la dynamique des relations internationales, non contrôlable par le politicien concerné. En raison d’un mauvais calcul stratégique, parce que l’illusion du pouvoir occulte ou déforme les faits, l’Etat représenté par un tel politicien peut soudain, et de manière inattendue pour le détenteur du pouvoir, être vaincu dans les luttes de forces au niveau international, entraînant fréquemment aussi des conséquences en politique intérieure, tout à fait dans le sens du vieil adage populaire: «L’orgueil précède la chute.»
  2. A la frénésie individuelle de pouvoir fait écho la frénésie collective de pouvoir. Un Etat qui cherche à perpétuer sa position hégémonique de la manière décrite précédemment a tendance à considérer, à tort, sa position comme indispensable, tout à fait dans le sens de l’opinion d’une «nation indispensable» que les Etats-Unis ont d’eux-mêmes (Madeleine Albright, NBC, The Today Show, 19 février 1998).5 Un tel Etat légitime son action par une mission morale, quasi eschatologique, auto-proclamée, comme l’ont montré les discours des hommes politiques américains sur un «Nouvel ordre mondial» après la fin de la guerre froide.6 Les apologistes d’une telle stratégie guidée par des vœux pieux sont toujours prompts à se manifester. Francis Fukuyama et sa thèse de la «fin de l’histoire» en était un exemple typique, il y a trois décennies déjà. Avec sa prophétie, il s’est avéré être un épigone, certes faible, de Hegel, qui avait vu en son temps dans l’Etat prussien l’incarnation de l’«Esprit du monde» (Weltgeist).

«imperial overstretch»

Dans son déni de réalité, la lutte pour le pouvoir et pour la suprématie s’est avérée être une frénésie collective de la politique mondiale, qui a été à l’origine de guerres et de conflits à travers les siècles. Une politique guidée par la «logique de pouvoir», orientée vers l’objectif finalement inatteignable d’une domination permanente, est également contre-productive dans la mesure où elle génère continuellement la résistance qui finit par faire tomber la puissance hégémonique respective, car en raison de sa prétention à l’absolu, elle doit se défendre partout, se protéger de tous les côtés. Les stratèges américains de la CIA ont inventé à ce sujet le terme d’«effet blowback».7Paul Kennedy («The Rise and Fall of the Great Powers» [L’ascension et la chute des grandes puissances], 1988) a parfaitement caractérisé cette problématique par le terme «imperial over-stretch» (littéralement: «sur-étirement impérial»). Il désigne par ce terme les circonstances dans lesquelles le pouvoir capitule, d’une certaine manière, en raison de sa prétention à vouloir tout englober.

Aucune compréhension
des leçons de l’histoire

En raison de la logique du pouvoir qui, comme frénésie de pouvoir, est toujours irrationnellement orientée vers un maximum (en termes d’intensité et de durée) et refoule l’échec inévitable, les Etats, dans des situations où la configuration du pouvoir change soudainement, perdent la chance d’un nouveau départ qui permettrait de briser le cercle de la course au pouvoir finalement autodestructrice. Les exemples sont nombreux. Il suffit de regarder ce qui s’est passé après la Première et la Seconde Guerre mondiale, mais aussi après la Guerre froide. Au lieu de respecter l’autodétermination des peuples solennellement proclamée après la Première Guerre mondiale, les vainqueurs se sont servis dans la masse en faillite ou ont agi de manière classique et machiavélique selon la maxime divide et impera. Il suffit de se référer au sort du Tyrol ou de la Hongrie, mais aussi et surtout aux conséquences de la Première Guerre mondiale pour le monde arabe (mot-clé: accords Sykes-Picot). – Les deux superpuissances issues de la Seconde Guerre mondiale ont tenté de se partager le monde. Les guerres par procuration menées pour garantir les sphères d’influence (Corée, Vietnam) ont exigé un tribut de sang énorme. – Même après la «guerre froide», les puissants n’ont rien appris des leçons de l’histoire. Au lieu de rechercher un équilibre sur la base d’un partenariat entre l’espace euro-atlantique et eurasien, le camp dominant a misé, après la fin de l’Union soviétique, sur une extension de sa domination par un encerclement de la Russie, pour sécuriser durablement sa position avantageuse. Ici, la logique de pouvoir a voulu qu’après la fin de la bipolarité, avec l’effondrement de l’Etat soviétique et la dissolution du Pacte de Varsovie, le pôle opposé occidental, l’OTAN, malgré la perte de sa raison d’être en tant qu’alliance d’autodéfense collective, ne se soit pas dissoute, mais se soit plutôt redéfinie comme instrument d’intervention globale du vainqueur autoproclamé de la guerre froide. Pour masquer le passage du concept défensif et régional du Traité de l’Atlantique Nord (1949) à une alliance offensive avec une mission globale, on lança l’euphémisme d’«opérations de réponse aux crises ne relevant pas de l’article 5» (non-Article 5 crisis response operations).8

Une volonté de puissance globale
démesurée – une ONU impuissante

Dans des configurations de ce type, l’insatiabilité de la quête de pouvoir menace de provoquer de nouveaux conflits à l’avenir. C’est ce que montre, comme nous l’avons déjà évoqué, le cours de l’histoire après les deux guerres mondiales, mais aussi après les événements des années quatre-vingt du siècle dernier. La volonté de puissance globale démesurée de l’unique superpuissance issue de la guerre froide a conduit, au cours des trois dernières décennies, non seulement à la déstabilisation de grandes régions entières, mais aussi à une sorte d’anarchie mondiale dans laquelle l’Organisation des Nations Unies, créée pour assurer la paix, se retrouve dans le rôle d’un spectateur impuissant, incapable de faire autre chose que de rappeler à l’ordre, puisque la volonté de pouvoir des puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale a fait que l’ONU soit organisée de telle sorte qu’elle ne puisse pas se mettre en travers des plans des plus puissants.
    Une fois de plus, on constate qu’une occasion de prendre un nouveau départ dans la politique mondiale a été manquée. Au lieu de créer une organisation pour le maintien de la paix dans le monde sur la base d’un partenariat égalitaire entre tous, les puissances victorieuses ont formulé un statut pour assurer durablement leur domination, déstabilisant ainsi, on s’en rend maintenant compte, durablement l’ordre mondial et délégitimant d’emblée l’organisation mondiale. Mais cet exemple illustre également la futilité d’une telle stratégie, et en fin de compte son irrationalité. Le statut privilégié des fondateurs de l’ONU, que ceux-ci ont voulu inscrire pour toujours dans la Charte,9 n’a pas pu arrêter le cours de l’histoire. Le statut spécial pour les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (P5) n’a pas pu empêcher un changement fondamental de la configuration du pouvoir depuis 1945, ni la position de subordination stratégique dans laquelle se retrouvent aujourd’hui certaines des puissances victorieuses.

«Logique de pouvoir» –
logique de guerre «hybride»

Sur la base de l’expérience historique, on peut donc dire que la «logique de pouvoir» dans le cadre politique mondial signifie en fin de compte que l’Etat (1) étend son monopole de la violence, en vigueur à l’intérieurde l’Etat (monopole indiscutable en tant que tel, car faisant partie de l’Etat de droit), au domaine extérieur, c’est-à-dire qu’il projette sur d’autres Etats sa prétention à dominer, même si elle n’est pas formulée ainsi, et (2) qu’au nom des «intérêts nationaux», avant tout de la sécurité nationale, il mobilise toutes ses forces pour garantir cette prétention, qui pour les superpuissances s’étend au monde entier. Cela représente une sorte de «mobilisation totale» (totale Mobilmachung) (Ernst Jünger, «Der Arbeiter: Herrschaft und Gestalt», 1932), qui exploite tout le potentiel militaro-industriel10 et le pouvoir des médias. La «stratégie de sécurité nationale» (National Security Strategy of the United States) de 2002, déjà mentionnée, montre clairement ce que cela signifie dans les conditions actuelles. Pour utiliser une expression courante dans les débats récents, on pourrait également comparer cette approche à la logique de la guerre «hybride».11

Un dangereux cercle
de méfiance et de démesure …

Tout cela révèle un exercice excessif du pouvoir sous les auspices de la sécurité nationale. Il est alimenté par la méfiance structurelle entre les Etats en tant qu’acteurs souverains, méfiance dont nous avons déjà parlé précédemment. C’est ainsi que se développe un dangereux «cercle de méfiance et d’excès», comme celui qui au XXe siècle nous a apporté, entre autres, l’«équilibre de la terreur» entre les puissances nucléaires. Comme l’un suppose par principe, dès le départ, que l’autre le menace, et s’efforce en dernier lieu de l’éliminer pour écarter cette menace, chacun mobilise toutes ses forces, ce qui accroît inévitablement la méfiance structurelle et, selon un effet de balancier, exige de nouvelles étapes de mobilisation de la politique de pouvoir, et ainsi de suite ad infinitum. Le paradigme de ce cercle vicieux de la méfiance est la conception développée par Carl -Schmitt dans son œuvre «Der Begriff des Politischen», selon laquelle, contrairement à ce qui se passe dans la sphère personnelle, dans la sphère politique l’autre est systématiquement placé dans la catégorie hostile (hostis, qui se distingue de inimicus), donc vu comme rien de moins qu’une menace fondamentale pour la propre existence de l’Etat. Dans la conception de Schmitt, l’«hostile» se situe en dehors de toute catégorie morale. En fin de compte, il ne s’agit donc pas d’un combat entre des visions du monde ou des idéologies. La soi-disant course aux armements de la guerre froide nous a montré comment ce paradigme se concrétise, alors que les idéologies n’étaient qu’un prétexte.

… qui aboutit à l’illusion de pouvoir

A l’ère nucléaire, le cercle de la méfiance et de l’excès, la mobilisation totale, deviennent totalement dysfonctionnels, selon un mécanisme qui, évidemment, n’est pas facile à comprendre pour les acteurs: la quête du pouvoir débouche sur l’illusion de pouvoir. Le potentiel de destruction accumulé, qui permet d’éliminer l’adversaire non pas une fois, mais plusieurs fois, comme l’exprime le terme «nuclear overkill» (capacité de surdestruction nucléaire), signifie qu’un agresseur met en même temps sa propre existence en jeu. Dans une configuration de «mutually assured destruction» (destruction mutuelle assurée), généralement rendue en français par l’euphémisme «équilibre de la terreur», la logique du pouvoir atteint sa limite: si l’accumulation des moyens de pouvoir met finalement en péril la propre existence, et si celle-ci ne peut être préservée que tant que les adversaires se comportent rationnellement dans le sens de leur instinct de conservation, alors tout cela se termine par une sorte de jeu à somme nulle. Il serait tout simplement plus raisonnable que tous se mettent d’accord en même temps pour renoncer à leur potentiel d’armes nucléaires.
    Le sort du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires TNP (NPT/Treaty on the Non-proliferation of Nuclear Weapons), mais aussi la non-entrée en vigueur du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires TICE (CTBT/Comprehensive Nuclear-Test-Ban Treaty), dont la «Commission préparatoire» a fêté l’année dernière à Vienne son 25e anniversaire, montre avec force que la «logique du pouvoir», telle qu’elle a guidé les Etats jusqu’à présent, empêche le renoncement que nous venons d’évoquer. Concernant l’objectif de désarmement nucléaire contenu dans le TNP, on voit que personne ne veut faire le premier pas. Le fait que certaines puissances nucléaires, dont la ratification du traité serait nécessaire pour l’entrée en vigueur du TICE, ne souhaitent jusqu’à présent pas s’engager dans l’interdiction des essais nucléaires, à savoir: la Chine, l’Inde, Israël, la Corée du Nord, le Pakistan, les Etats-Unis, fait montre que les armes nucléaires restent une option stratégique. La méfiance structurelle entre les Etats semble insurmontable. Aucun Etat qui en dispose à ce jour ne veut, semble-t-il, se priver de la possibilité d’utiliser des armes de destruction massive comme ultimo ratio.

Garantie de paix au lieu de
«destruction mutuelle assurée»

Le fait que la France, dans le cadre de son adhésion à la Cour pénale internationale (CPI), se soit réservée, sous la forme d’une «déclaration interprétative», que les actes de guerre impliquant l’utilisation d’armes nucléaires ne relèvent pas de la compétence de la justice pénale internationale, montre par exemple à quel point cette volonté d’affirmation quasi eschatologique, nourrie de méfiance, est ancrée dans la pensée internationale actuelle. (La France a déposé cette réserve en matière d’armes nucléaires, déguisée en «interprétation», bien que les réserves aient été explicitement exclues lors de la ratification du statut de la CPI, conformément à ce statut.)12 Cet épisode est une preuve éclatante de l’incohérence intrinsèque de la politique de pouvoir. Bien qu’une majorité des Etats accepte que les crimes commis avec l’utilisation d’armes conventionnelles puissent être sanctionnés pénalement en tant que «crimes internationaux», une sorte de tabou devrait néanmoins s’appliquer, selon la position française, à l’utilisation de la technique de destruction massive par excellence. Le moyen de puissance (internationale) le plus extrême, par l’utilisation duquel un Etat pense pouvoir assurer sa survie par la dissuasion, mais qui peut tout aussi bien conduire à son effondrement, devrait être placé en quelque sorte en dehors du droit, ou rester neutre par rapport à toutes les catégories juridiques et morales.
    Mais il y a une chose que les Etats qui ne veulent pas être freinés en ce qui concerne l’option nucléaire – car la France n’est pas seule – ignorent (ou refoulent): c’est qu’au vu de la prolifération actuelle de cette technologie de destruction, et qui se poursuivra probablement, leur statut de puissances nucléaires ne leur apporte finalement plus aucun avantage stratégique. Au lieu d’une sécurité hypothétique par «destruction mutuelle assurée» (mutually assured destruction), les grandes puissances nucléaires pourraient, comme nous l’avons déjà évoqué, obtenir une garantie de paix à bien moindre coût: en renonçant simultanément à leur potentiel nucléaire. A l’heure actuelle, le dilemme semble toutefois insoluble: tant qu’un désarmement (nucléaire) total de la part de ces Etats ne pourrait être imposé que par des mesures coercitives, inefficaces dès le départ compte tenu du potentiel de destruction dont disposent les pays auxquels ces mesures seraient appliquées, il n’y a pas d’issue au cercle vicieux de la politique de désarmement. La doctrine de la sécurité collective est ici vouée à l’échec.
    L’illusion de la politique de pouvoir comme je l’ai montré avec l’exemple  des armes nucléaires se révèle également dans le fait que la capacité d’«overkill» (capacité de surdestruction) nucléaire ne permet pas d’obtenir un bénéfice sécuritaire pour l’Etat concerné, en raison aussi du risque d’une activation des armes par erreur ou malentendu (par exemple une mauvaise interprétation des données), présent à tout moment, comme l’a montré la crise de Cuba en 1962. De fait, l’ensemble de l’humanité doit  vivre sous l’épée de Damoclès de l’autodestruction collective, en raison d’un nombre (encore) relativement restreint d’Etats dont la volonté d’affirmation dépasse toute mesure et ne connaît pas de limites. C’est là que la logique du pouvoir devient folie de pouvoir.

Raison, coopération et
idéalisme plutôt que folie de pouvoir

Ce que le politologue américain John Mearsheimer a qualifié de tragédie de la politique des grandes puissances («Tragedy of Great Power Politics», 2014) ne doit toutefois pas nous inciter au défaitisme. Dans l’action collective, le destin irrévocable de l’espèce humaine ne peut pas être de sacrifier la raison propre à l’individu, et donc la capacité d’agir de manière responsable, sur l’autel du  maintien et de l’augmentation du pouvoir d’Etats souverains qui voient a priori l’autre Etat comme un ennemi (une menace pour leur propre existence).
    La situation essentiellement anarchique qui résulte de la méfiance mutuelle entre Etats, et souvent aussi entre les peuples qu’ils représentent, et qui a provoqué d’innombrables guerres dans l’histoire, doit être surmontée, si l’on veut que l’humanité survive, par une approche coopérative qui dépasse le paradigme d’une politique de pouvoir, orientée uniquement sur son propre collectif. Le réalisme dans l’articulation des intérêts nationaux, dans la garantie de la survie d’un collectif particulier, a besoin comme correctif d’un idéalisme orienté vers la survie de l’humanité. Seul le mélange d’idéalisme et de réalisme garantit à long terme la prospérité de tous les acteurs, même des plus puissants.
    L’ordre mondial ne sera jamais réalisable sous la forme d’une anarchie entre les plus puissants du moment, mais toujours sur la base d’un équilibre des pouvoirs entre Etats souverains. Cet équilibre est, mutatis mutandis, le «contrepoint» idéaliste nécessaire, aussi au XXIe siècle, à l’accrochage «réaliste» au statu quo, finalement voué à l’échec.



Voir aussi mon bilan précédent: «The Politics of Global Powers», in: The Global Community. Oxford University Press, 2009, p. 173-201.
Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération  entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies. Résolution de l’Assemblée générale de l’ONU, 24 octobre 1970.
Dans son discours devant l’Assemblée générale de l’ONU le 24 septembre 2019, Donald Trump a formulé le principe, accompagné d’un appel à l’Iran, de telle manière qu’il s’applique de la même manière à tous les Etats, ce qui implique, même si ce n’est pas dit, une négociation des intérêts dans le respect de la réciprocité: «Wise leaders always put the good of their own people and their own country first.»
National Security Strategy of the United States of America, 17 septembre 2002, chapitre IX: «Transform America’s National Security Institutions to Meet the Challenges and Opportunities of the Twenty-First Century».
La réponse de MmeAlbright dans l’interview de Max Lauer sur NBC citée plus haut est devenue quasiment proverbiale quant à l’aveuglement du pouvoir qui commence chaque fois qu’un pays se voit en position de puissance hégémonique incontestée: «[...] if we have to use force, it is because we are America; we are the indispensable nation. We stand tall and we see further than other countries into the future, and we see the danger here to all of us».
Cf. Hans Köchler, Demokratie und Neue Weltordnung. Ideologischer Anspruch und machtpolitische Realität eines ordnungspolitischen Diskurses. Innsbruck: Arbeitsgemeinschaft für Wissenschaft und Politik, 1992.
Cf. Chalmers Johnson, Blowback: The Costs and Consequences of American Empire. New York: Metropolitan Books, 2000.
L’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord définit la mission de l’OTAN en termes d’autodéfense collective, conformément à l’article 51 de la Charte des Nations Unies.
Sur les dispositions pertinentes de la Charte des Nations Unies, voir Hans Köchler, Das Abstimmungsverfahren im Sicherheitsrat der Vereinten Nationen. Innsbruck: Arbeitsgemeinschaft für Wissenschaft und Politik, 1991.
10 Sur l’aspect totalitaire, voir également l’ouvrage de Friedrich-Georg Jünger, le frère, écrit en 1939 et publié pour la première fois en 1946, Die Perfektion der Technik.
11 Sur le plan conceptuel, voir Hans Köchler, The New Threat: Hybrid Wars as Tool of Subversion. Rhodes Forum 2015, i-p-o.org/Koechler-New_Threat-Hybrid_Wars-Rhodes%20Forum2015.htm.
12 Hans Köchler, Global Justice or Global Revenge? International Criminal Justice at the Crossroads. Vienne/New York 2003, pp. 223 sqq.

** Traduit de l’allemand par Gideon Urbach


* Discours prononcé devant le groupe de lecteurs du journal Horizons et débats le 30 décembre 2021. ©International Progress Organization, 2021. Tous droits réservés, y compris sur la traduction

Prof. Dr. phil. Dr. h.c. Dr. h.c. Hans Köchler (*1948) a dirigé l’Institut de philosophie de l’Université d’Innsbruck de 1990 à 2008.
    Il est le fondateur et le président (depuis 1972) de l’Organisation international de progrès (Vienne). Depuis, il plaide en faveur d’un dialogue des cultures par le biais de nombreuses publications, de voyages, de conférences et de son engagement dans diverses organisations internationales. Il travaille également au sein de plusieurs comités et groupes d’experts traitant de questions liées à la démocratie internationale, aux droits de l’homme et au développement. Hans Köchler est membre du Conseil universitaire de la University of Digital Science (Berlin). Depuis 2018, il enseigne à l’Academy for Cultural Diplomacy à Berlin. Hans Köchler vit à Vienne.

 

 

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