Les sanctions en réaction à l’invasion de l’Ukraine: le Conseil fédéral, objet de fortes pressions, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières

La politique de neutralité n’est pas un menu à la carte!

von Dr. jur. Marianne Wüthrich

Les Suisses ont toutes les raisons de ne pas détruire les fondements éprouvés de leur modèle étatique, même face à l’actuelle «météo politique». L’un de ces fondements est justement la neutralité perpétuelle, dont Tobias Salander a rappelé le détail et l’importance majeure dans le contexte historique (voir p. 2 de cette édition). Bien qu’aujourd’hui encore cette neutralité soit profondément ancrée dans la conscience du peuple suisse, la majorité du Conseil fédéral et du Parlement se révèle en être en mauvaise posture face à l’actuel assaut. Pour ne pas vaciller, l’heure est à la fermeté.

Les journalistes
des grands médias donnent le ton

22 février dernier, aux actualitées télévisées de la RTS: la Suisse condamne les agissements de la Russie, mais elle n’envisage pas «de prendre des sanctions pour le moment», selon la secrétaire d’Etat Livia Leu.
    Trois jours plus tard, conférence de presse au Palais fédéral: le président de la Confédération Ignazio Cassis, visiblement tendu, s’adresse aux médias et déclare que le Conseil fédéral va certes durcir «certaines mesures» prises à l’encontre de la Russie, mais qu’il ne souhaite pas pour autant reprendre telles quelles toutes les sanctions de l’UE, se réservant ainsi la possibilité de dialoguer.1 Le même jour, le président de la Confédération explique sa position sur RTF-actualités en déclarant: «La Suisse n’a jamais pour sa part repris automatiquement les sanctions, sinon elle ne serait pas fidèle à sa neutralité». Et de poursuivre: «Il est extrêmement important que notre pays, en sa qualité de pays neutre et indépendant, conserve la possibilité d’initier le dialogue»2 Là encore, où est le mal?
    Entre-temps, lors de la conférence de presse avec les chefs de service et les diplomates du DFAE, ce sont les journalistes qui donnent le ton. Donc, la Suisse reprend-elle intégralement les sanctions de l’UE, oui ou non? L’un des journalistes déclare finalement que «l’invasion russe constitue la violation la plus flagrante du droit international depuis des décennie» (j’en vois pourtant d’autres plus flagrantes encore!) et voudrait savoir «pourquoi, dans ce cas de figure précis,  la Suisse ne reprend-elle pas les sanctions des Etats-Unis et de l’UE dans leur intégralité?». Livia Leu, la secrétaire d’Etat, est la seule à faire front courageusement et répond donc que: «Comme vous le savez, nous sommes un pays neutre. Traditionnellement, la Suisse doit pouvoir proposer ses services de Bons offices et pourrait difficilement continuer à remplir ce rôle si elle s’alignait de trop près sur les positions d’autres parties. Car en fin de compte, on ne résout pas les conflits sur le terrain militaire, mais par le dialogue». Cependant les journalistes semblent continuer de se positionner sur le plan émotionnel.

Ingérences abusives

Ce même jour (25 février) on pouvait lire dans la presse (par exemple dans le grand quotidien zurichois «Tages-Anzeiger») : «Sanctions contre la Russie. L’UE et les Etats-Unis font pression sur la Suisse. La situation devient inconfortable pour le Conseil fédéral: l’UE et les Etats-Unis indiquent clairement qu’ils désapprouvent toute mesure de clémence envers la Russie. En Suisse même, de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer un changement de cap».
    Depuis quand les décisions politiques de la Suisse, libre et souveraine, sont-elles prises à l’étranger? Et en ce qui concerne la presse, un peu plus d’indépendance et de dignité seraient également les bienvenues.

Le Conseil national en remet une couche

C’est aussi le 25 février que la Commission des institutions politiques du Conseil national (CIP-N) va se prononcer sur le sujet. (C’est la Commission parlementaire de politique extérieure qui serait compétente pour ce dossier, mais elle peut se féliciter qu’elle dispose d’un président assez déterminé en la personne de Franz Grüter). Par 16 voix contre 6 et 2 abstentions, elle «condamne fermement la guerre d’agression contre l’Ukraine et propose au Conseil d’adopter une déclaration demandant, entre autres, un cessez-le-feu immédiat entre les parties du conflit.»
    Elle demande en outre au Conseil fédéral de «veiller à ce que la Suisse s’associe aux sanctions de l’Union européenne contre la Russie». La minorité de la commission, en revanche, «se prononce pour une stricte neutralité et propose de renoncer à toute déclaration du Conseil national» – mais là, aucun écho médiatique.3
    
La proposition est «spontanément» inscrite à l’ordre du Conseil national, le 1er jour (28 février) de la session du Conseil national et adoptée par 147 oui, 41 non et 8 abstentions.
    C’est en vain que Lukas Reimann a déposé la proposition suivante: «Retourner ce dossier à la commission en la chargeant de présenter un projet qui permette à la Suisse de décider en toute autonomie et indépendamment des décisions de l’UE en matière de sanctions.» La proposition a été rejetée par 140 voix contre 54. (voir encadré «La déclaration de la CIP-N du 25 février 2022 est en contradiction avec le principe de neutralité»)

Le Conseil fédéral peine
à prendre une décision

Le Conseil fédéral suisse est une assemblée collégiale. Sept membres y débattent en interne des questions en cours et rendent ensuite public le résultat de leurs discussions – le plus souvent un compromis. Il arrive toutefois que certains conseillers fédéraux expriment publiquement leur propre opinion. C’est ce qu’ont fait récemment deux conseillers fédéraux, Karin Keller-Sutter et Ueli Maurer.
    Ainsi, le 27 février à Bruxelles (où elle a participé à la conférence des ministres de la Justice et des Affaires intérieures de l’UE et a promis le soutien de la Suisse en matière d’aide humanitaire et d’accueil des réfugiés), Karin Keller-Sutter a déclaré: «Je peux vous dire qu’à titre personnel je soutiens le renforcement des mesures prises à l’encontre de la Russie. Ce que je ne peux pas vous dire, cependant, c’est quelle sera la décision du Conseil fédéral lors de sa séance de demain». (texte original, version française officielle)4
    Il en va tout autrement du conseiller fédéral Ueli Maurer. Dans une interview du 24 février, il a posé la question de savoir «si, avec les sanctions, on voulait encore aggraver le conflit ou le désamorcer»: «La Suisse peut certainement, en tant que petit pays neutre, contribuer à la désescalade – et ce, à tout moment – et cela doit aussi rester notre objectif. Car il ne s’agit pas de M. Poutine tout seul, mais du peuple russe, du peuple ukrainien, de l’Europe. Et d’une manière ou d’une autre, nous devons essayer de vivre ensemble en paix et de faire en sorte que l’économie fonctionne, que les gens aient un revenu régulier et qu’ils se sentent en sécurité. Et c’est là que la Suisse peut, voire doit, trouver un rôle à jouer dans les jours, les mois et les années à venir, afin de contribuer de ramener les choses à la normale.»5
    Malheureusement, le point de vue de Maurer a échoué à s’imposer au Conseil fédéral. Il en suffit de lire le titre du communiqué de presse du Conseil fédéral du 28 février: «La Suisse fait siennes les sanctions de l’UE contre la Russie». Même une rédaction de la presse étrangère a relevé cette absurdité: «Neutre, mais contre Poutine», titrait, le même jour, la «Frankfurter Allgemeine Zeitung». En remerciement, nous aurons droit à une tape sur l’épaule de la part de Mmevon der Leyen et de M. Borrell.

Ne laissons pas les partisans de l’UE et les Atlantistes nous mener par le bout du nez!

Ceux qui pensent que le ralliement de la Suisse aux sanctions des grandes puissances a quelque chose à voir avec une quelconque forme d’amour du prochain ou de compassion se fourvoient complètement. Les spin-doctors sont passés maîtres dans l’art de prendre les gens par leur sens de l’humanité pour les entraîner dans la mauvaise direction. A qui pourrait-on reprocher de se sentir ému par le sort de la population ukrainienne? Mais qu’en est-il des nombreuses victimes du Donbass, où depuis huit ans, il y a eu des morts et des maisons détruites par des tirs? Qui se souvient de leur détresse et quand leur a-t-on apporté le secours de l’aide humanitaire?
    Les véritables objectifs de l’unique superpuissance présumée se situent à un tout autre niveau. Pour ce qui est de la Suisse, la démarche actuelle pourrait aussi être un ballon d’essai en vue d’une prochaine tentative de rattachement à l’UE. Si l’application par Berne des sanctions de l’UE (et ce, en violation flagrante du principe de neutralité!) fonctionne correctement, on pourrait peut-être aussi trouver le moyen d’adapter le droit et la jurisprudence de l’UE à la Suisse en faisant comprendre d’une manière ou d’une autre au peuple suisse qu’il doit renoncer à la démocratie directe et au fédéralisme ? Souvenons-nous du Morgarten, suivons de près les agissements de la Berne fédérale ainsi que la façon dont se comportent nos quotidiens, émissions télévisées et radiodiffusées, pour en mesurer leur véritable «Swissness»! •


1«Le Conseil fédéral suisse. Politique européenne avec le président de la Confédération Ignazio Cassis, chef du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), du 25.2.2022 (youtube)
2Vincenz, Gion-Duri. «EU-Politik und Ukraine-Krieg. Cassis: ‹Die Schweiz hat Sanktionen nie automatisch übernommen›». SRF News du 25/02/2022
3«Antrag der Staatspolitischen Kommission des Nationalrates vom 25. Februar 2022 gemäss Art. 32 des Geschäftsreglements des Nationalrates. Erklärungsentwurf» (22.023)
4«Extraordinary Justice and Home Affairs Council», Bruxelles, du 27/02/2022. Doorstep (in German and in French) by Karin Keller-Sutter, Swiss Federal Councillor and Head of the Swiss Federal Department of Justice and Police
5Gredig, Urs. «Interview mit Ueli Maurer», dans: Gredig direkt. Play SRF du 24/02/2022

14 mars au Conseil des Etats: Encore une fois: la Suisse neutre n’a rien à faire au Conseil de sécurité de l’ONU

mw. Le 14 mars, une dernière intervention est à l’ordre du jour du Conseil des Etats afin d’empêcher une candidature de la Suisse à un siège au Conseil de sécurité de l’ONU pour les années 2023/24.
    Selon le chapitre VII de la Charte de l’ONU, le «Conseil de sécurité constate l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression». (art. 39) Selon l’art. 41, celui-ci peut comprendre «l’interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectriques et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques» contre un pays. En tant qu’ultima ratio, le Conseil de sécurité est habilité à ordonner des mesures militaires conformément à l’article 42.
    Aujourd’hui tout particulièrement, il devrait être évident pour chaque Suissesse et chaque Suisse que notre pays, en tant que siège du CICR et en tant qu’Etat dépositaire des Conventions de Genève, a d’autres tâches à accomplir dans le monde que de juger d’autres Etats et de les sanctionner par des moyens économiques ou même militaires. Ou bien la Suisse doit-elle continuer sur la voie peu glorieuse empruntée  récemment, en reprenant à l’identique les sanctions de l’UE contre la Russie? A quel pays, à quel peuple la Suisse s’adresserait-elle alors encore pour trouver un lieu neutre et sûr ou un médiateur digne de confiance pour des négociations difficiles?
   Celui qui se pose soigneusement cette question ne peut que conclure: le Conseil de sécurité de l’ONU n’est pas un endroit pour la Suisse neutre.

 

 

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