par Marianne Wüthrich, docteur en droit
En adoptant les sanctions économiques de l’UE contre la Russie dans leur totalité, le Conseil fédéral a fait fi de la maxime de neutralité de la Suisse. Ce faisant, il a certes apaisé les dirigeants de l’UE et le capital financier américain et fait plaisir à la faction des inconditionnels suisses de l’UE, mais il a causé de graves dommages à la réputation de la Suisse. Dommage qu’aujourd’hui le Conseil fédéral ne fasse pas preuve de la même force qu’en mai 2021, lorsqu’il a rompu les négociations avec Bruxelles sur l’accord-cadre. La reprise automatique des sanctions dictées par des forces extérieures ne correspond guère au modèle suisse. Aujourd’hui, les turbos de l’OTAN et de l’UE en Suisse et à l’étranger ont le vent en pourpre et tentent de mettre en route de nouveaux assouplissements du modèle suisse.
«La césure de la guerre en Ukraine modifie l’architecture de sécurité européenne. Actuellement, tout est en mouvement et nous devons nous adapter à ce flux – avec nos principes forts, dont la neutralité». (Ignazio Cassis, Président de la Confédération suisse sur SRF News du 10/03/2022). Et face à cela, nous, citoyens suisses, devrons nous contenter du rôle de specetateurs dociles face à la tragédie qui se déroule sous nos yeux, comment nos «serviteurs du peuple» laissent-ils aller la neutralité – et bien d’autres choses encore – à la dérive? Sous la devise «tout est en flux»?
Curieuse conception de la neutralité du Conseil fédéral:
Which master’s voice?
Le 3 mars, le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) a réédité sa brochure «La neutralité de la Suisse».1 On y lit par exemple, au sujet des «Bons offices»: «La Suisse impartiale peut ainsi jeter des ponts dans des situations de blocage, collaborer avec une grande variété de partenaires et lancer ses propres initiatives.» (brochure, p. 14) Une page plus loin, il est question de l’Ukraine: en 2014, la Suisse n’a édicté que des mesures visant à empêcher le contournement des sanctions internationales contre la Russie via le territoire suisse (p. 15). Grâce à cette voie modérée, lors de la guerre en Ukraine en 2014, elle a pu s’engager comme médiatrice efficace dans le cadre de l’OSCE pendant l’année de sa présidence suisse (p. 12). Jusqu’ici donc, tout va bien.
Or, en février 2022, le ministre russe des Affaires étrangères Lavrov ainsi que le président ukrainien Zelensky se sont adressé à la Suisse pour demander une médiation. Mais cette fois-ci, le 28 février, le Conseil fédéral a gâché nos bons offices en adoptant «les sanctions de l’UE contre la Russie, sur la base d’une pesée complète des intérêts» (p. 15). Les attaques et destructions mortelles contre la population du Donbass de la part de l’Ukraine (en cours depuis huit ans!) n’ont pas trouvé leur place dans cette «pesée d’intérêts». Le jour même (!), le Conseil fédéral a mis sur la table son décret contenant une liste interminable de nouvelles sanctions.2 Sa rapidité étonnante est due au fait que ces actes législatifs suisses correspondent entièrement aux ordonnances de Bruxelles.
De toute façon, le Conseil fédéral nous voit déjà à moitié intégrée dans l’UE en ce qui concerne la politique de sécurité: «L’UE est un partenaire crucial pour la Suisse, y compris dans le cadre de la promotion de la paix et de la politique de sécurité. C’est au cas par cas et après un examen approfondi que la Suisse détermine les domaines dans lesquels elle entend collaborer avec l’UE en matière de sécurité. De même, elle décide si et comment elle souhaite s’associer aux sanctions économiques de l’UE sur la base d’une pesée complète des intérêts. […] Dans la grande majorité des cas, la Suisse s’associe aux sanctions de l’UE.» (brochure, p. 13) Quant à l’OTAN, l’écart est devenu mince, là aussi. L’évocation du principe qui dit qu’ «en tant que pays neutre, qui ne doit favoriser aucune partie belligérante dans un conflit international, la Suisse ne peut pas faire partie de l’OTAN» est aussitôt fissuré par la concession suivant disant que «depuis 1996, la Suisse participe néanmoins au Partenariat pour la paix (PPP).» La petite phrase du Conseil fédéral ne dissimule qu’avec peine la contradiction évidente s’il prétend que «la participation suisse au Partenariat pour la paix est compatible avec le droit de la neutralité et la politique de neutralité de la Suisse.» (p. 13)
Rappel urgent à l’attention du Conseil fédéral et d’une partie du Parlement:
«Le maintien de la neutralité est incontestable»
On s’est bien gardé de demander aux souverains si la Suisse devait adhérer au PPP. En effet, même le Conseil fédéral ne peut ignorer le fait qu’une majorité écrasante de Suisses souhaitent conserver la neutralité. Dans sa brochure sur la neutralité, il reproduit le graphique bien connu de l’EPFZ concernant ses sondages annuels. A la question «comment la Suisse peut-elle, selon vous, préserver au mieux ses intérêts tout en contribuant à la sécurité dans le monde?», environ 95 % des personnes interrogées au cours des dix dernières années ont choisi la réponse suivante: «La Suisse doit conserver sa neutralité». Moins de 20 % ont coché: «La Suisse doit clairement se prononcer en faveur de l’un ou de l’autre camp en cas de conflit militaire à l’étranger». (brochure, p. 10)
Les journalistes tirent profit de la guerre en Ukraine
pour favoriser le rapprochement suisse de l’OTAN et de l’UE
Entre-temps, les grands médias suisses d’actualité quotidienne poussent plus loin leur assaut contre le pilier de la neutralité. Le Conseil fédéral est invité à fournir ses «idées» sur «ce que sera la contribution suisse pour promouvoir la sécurité de l’Europe» sous forme de complément au Rapport sur la politique de sécurité 21. Et on en attend du concret, par exemple «le développement de la neutralité militaire. En cas de tensions accrues, les Forces aériennes suisses pourraient assurer le service de police aérienne dans l’Est de l’espace alpin»3 en faveur des pays militaires voisins.
Reste à voir si les citoyennes et citoyens suisses acceptent
que l’on galvaude ainsi la notion de neutralité suisse!
Dans un autre article, la médiation de la Suisse dans le cadre de l’OSCE en 2014 est considérée comme du pur affairisme: «La Suisse a réussi à trouver le juste milieu en n’irritant pas trop ses partenaires occidentaux ni Vladimir Poutine. Elle a mis ses bons offices à la disposition de l’opinion publique – et a fait de bonnes affaires en parallèle». Simultanément, l’auteur insiste sur une intégration rapide de la Suisse à l’UE: «Ce rapprochement ouvre de nouvelles opportunités et montre que la Suisse a bien plus de choses en commun avec l’UE que ce qui les sépare. L’invasion russe relativise pour l’instant les divergences sur la protection des salaires et la directive sur les citoyens de l’Union. Pour la Suisse, il devient encore plus urgent de clarifier sa relation avec l’UE, sa principale partenaire».4 Ce «relativisme» ne permet pas d’éliminer les objections sérieuses existant au sein de nos syndicats et parmi de nombreux citoyens contre l’accord-cadre.
Siège suisse au Conseil de sécurité
de l’ONU approuvé à la hâte
La dernière tentative des opposants de stopper la candidature suisse au Conseil de sécurité, contraire à la neutralité, a été balayée au pas de charge le 10 mars au Conseil national (avec 125 voix contre 56, 8 abstentions) et le 14 mars au Conseil des Etats (26 voix contre 11 et 4 abstentions). La candidature est donc définitive et la Suisse sera très probablement élue le 9 juin par l’Assemblée générale de l’ONU en tant que membre non permanent du Conseil de sécurité de l’ONU pour les années 2023 et 2024.
L’affirmation de Cassis, président de la Confédération, devant le Conseil national selon laquelle une adhésion serait «compatible avec la neutralité» ne devient pas plus vraie à force d’être répétée. Selon Cassis, l’attitude de la Suisse affichée aujourd’hui face à la guerre en Ukraine, «nous l’aurions également adoptée au Conseil de sécurité». Tant pis alors! Elle rompt en tout évidence avec la tradition séculaire de la neutralité suisse et «perdrait en crédibilité dans le domaine des ‘bons offices’», comme a souligné le conseiller aux Etats et président du parti UDC, Marco Chiesa (TI). Toujours est-il que dans les deux chambres, quelques députés du PLR et du centre ont voté contre l’adhésion ou se sont abstenus.
«Sans confiance, toute politique
de neutralité est vaine»
Dans l’ambiance surchauffée qui règne aujourd’hui, rares sont ceux qui osent se ranger derrière la neutralité armée perpétuelle de la Suisse.
Dans un commentaire de presse, Paul Widmer, ambassadeur suisse de longue date et chargé de cours à l’Université de Saint-Gall, souligne tout d’abord les deux aspects de la neutralité suisse: «Le Conseil fédéral doit absolument respecter le droit de la neutralité. Cela signifie qu’il ne doit pas soutenir militairement une partie. Ainsi, la Suisse ne devra jamais livrer des armes directement à l’Ukraine contrairement à ce que fait par exemple la Suède». (La Suède revendique elle aussi son statut ‹neutre‹, mais en tant qu’ Etat membre de l’UE elle est tenue de respecter la politique de sécurité UE). «En revanche, le Conseil fédéral est plus libre en matière de politique de neutralité», poursuit Paul Widmer, qui met toutefois en garde contre le risque de se laisser entraîner par la pression de la rue ou l’air du temps vers une «neutralité impulsive». Car seule une Suisse neutre peut «servir la paix avec ses bons offices et ses médiations. […] Sans confiance, on ne peut pas mener une politique de neutralité crédible». La conclusion de Widmer: «A long terme, un pays comme la Suisse peut généralement mieux réussir par les biais de son engagement humanitaire et sa retenue politique».5
Que de telles paroles atteignent les oreilles du Conseil fédéral! La Russie n’a pas tardé à donner sa réplique à la Suisse pour s’être écartée de sa politique de neutralité, jadis fiable. Dans un tweet du 7 mars, le gouvernement russe a adopté une liste de pays hostiles à la Russie. La Suisse en fait partie [Швейцария] (RIA Novosti@rianru, Russie). Quelle honte!
«Plus les choses vont mal dans le monde,
plus la neutralité est importante»
Comme souvent, l’ancien conseiller fédéral Christoph Blocher emploie un langage clair, une aubaine dans la situation actuelle. Dans une interview accordée récemment, il déclare: «En tant qu’ Etat neutre, la Suisse ne doit pas se laisser entraîner à prendre parti. […] En participant aux sanctions, la Suisse est désormais en guerre. Pourtant maintenant, il faudrait tout entreprendre pour mettre fin à cette terrible guerre le plus rapidement possible. En tant que pays neutre, la Suisse aurait pu y apporter une contribution particulière. Mais la Suisse a imprudemment laissé passer cette chance.»6
Le fait que la majorité du Conseil fédéral et du Parlement aient cédé sous les pressions l’envahissant de l’intérieur et de l’extérieur n’est, selon lui, «ni un acte de paix ni un acte de leadership. Plus les choses vont mal dans le monde, plus la neutralité importe. La non-ingérence n’est pas seulement une autoprotection, c’est elle qui permet les bons offices».
Christoph Blocher prévoit de lancer une initiative populaire pour renforcer le principe de neutralité dans la Constitution fédérale. Ainsi les sanctions économiques ne seront plus possibles.7 •
1https://www.eda.admin.ch/dam/eda/de/documents/publications/SchweizerischeAussenpolitik/neutralitaet-schweiz_DE.pdf
2«Ordonnance instituant des mesures en liens avec la situation en Ukraine» (946.231.176.72) du 27 août 2014 (Etat au 28/02/2022).
3Häsler, Georg. «Die Sicherheitspolitik braucht Szenarien, keinen parteipolitischen Kompromiss.» Dans: Neue Zürcher Zeitung du 09/03/2022
4Gafafer, Tobias. «Putins Krieg in der Ukraine ist für die Schweiz ein Weckruf». Dans: Neue Zürcher Zeitung du 10/03/2022
5Widmer, Paul. «Neutral ist man nicht mit dem Herzen, sondern mit dem Verstand».. Commentaire invité dans la Neue Zürcher Zeitung du 09/03/2022.
6Neuhaus, Christina. «Christoph Blocher: <Plus le monde va mal, plus la neutralité importe>». Interview de la Neue Zürcher Zeitung du 07/03/2022
7«Sanktionen gegen Russland. Blocher kündigt Volksinitiative zur Schweizer Neutralität an». dans: Tages-Anzeiger du 11/03/2022 (ATS/sep)
mw. Le 28 février, le monde entier a appris que le gouvernement suisse avait renoncé à sa neutralité. Du coup, la confiance méticuleusement préservée au fil des siècles a été brisée. Pour réparer ce grave dommage, il faudra beaucoup d’efforts et de bonne volonté. Les grandes entreprises médiatiques américains et britanniques ne cachent pas que l’enjeu est tout autre: Wall Street et la City de Londres ne verront aucun inconvénient à ce que la place financière suisse s’affaiblisse par elle-même ...
Outre la place financière suisse, les grands médias occidentaux font également les éloges de l’alignement presque complèt (la Suisse comprise) de l’Europe derrière l’OTAN (bien entendu sous commandement américain) où les tonalités se ressemblent une fois de plus:
Nous revoilà donc aux paroles, légèrement modifiés, du premier secrétaire général de l’OTAN, le Britannique Ismail Hastings, qui disait que pour l’OTAN, il s’agissait avant tout « ...to keep the Russians out, the Americans in and the Germans down»: ce qui reviendrait plutôt, face à l’actualité, à garder les Russes dehors, les Américains tout en haut et l’Europe (y compris les jadis neutres) en bas.
Torcasso, David. «Ukraine-Krieg. Die Reaktionen auf den Sanktionsentscheid der Schweiz». Handelszeitung du 01/03/2022, avec liens aux sources originales; https://www. handelszeitung.ch/politik/die-reaktionen- auf-den-sanktionsentscheid-der-schweiz
mw. Le fait que les sanctions de l’UE à l’encontre de la Russie aient été si facilement adoptées donne également de l’élan aux turbos suisses de l’UE sur d’autres questions. Ainsi, en juin 2021, le groupe vert libéral avait déposé au Conseil national un postulat dont la teneur était la suivante: «Le Conseil fédéral est chargé d’examiner l’option d’une adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE) et de faire rapport à ce sujet». Le 8 mars, le Conseil national a donc adopté le postulat par 112 oui (les socialistes, les verts et les verts libéraux unanimes, plus une partie du PRD et du groupe du centre) contre 69 non et 6 abstentions (l’UDC et l’autre partie du PRD et du centre).
L’adhésion à l’EEE avait été rejetée par le peuple et les cantons le 6 décembre 1992. Même s’il ne s’agit aujourd’hui que d’un rapport du Conseil fédéral et qu’aucune décision du Parlement suivie d’une décision du peuple n’est encore à l’ordre du jour, il y a lieu de s’interroger sur le fait qu’autant de conseillers nationaux envisagent une adhésion à l’EEE qui intégrerait la Suisse dans la législation et la jurisprudence de Bruxelles de manière tout à fait similaire à l’accord-cadre qui vient d’échouer.
Le vert libéral Roland Fischer a déploré l’interruption des négociations du Conseil fédéral sur l’accord-cadre et a appelé à ce que la Suisse, en adhérant à l’EEE, «participe de manière constructive au projet d’intégration européenne, un projet qui n’implique pas seulement l’intégration économique, mais qui est aussi un projet de paix et de démocratie». Si nous voulons la paix et la démocratie, nous ferions mieux de nous en tenir au modèle suisse et d’en parler à nos concitoyens dans d’autres pays – s’ils sont disposés à écouter.
Le conseiller national Roger Köppel (UDC ZH) a demandé, en tant que contre-intervenant, que la Suisse «fasse enfin comprendre à l’Union européenne sans équivoque: nous voulons d’excellentes relations, nous voulons les meilleurs échanges économiques, mais nous ne sommes pas prêts à nous soumettre aux institutions de l’Union européenne. Nous ne pouvons pas le faire, ce serait contraire à la Constitution. Nous ne sommes d’ailleurs pas compétents en la matière, c’est le souverain suisse qui est responsable en dernier ressort. Nous devons avoir la force de dire la vérité à l’Union européenne».
Source: Postulat 21.3678 Fischer Roland«Intégration de la Suisse dans le marché intérieur européen par une adhésion à l’EEE». Procès-verbal des débats du Conseil national du 8 mars 2022
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