Repères en temps de guerre

par Karin Leukefeld*

«Il est déconseillé de se rendre en Fédération de Russie» peut-on lire sur le site Internet du ministère des Affaires étrangères à Berlin. Le patronage de la ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock pour l’année thématique germano-russe «Economie et développement durable 2020–2022» est suspendu. Politiquement, économiquement, culturellement – dans le domaine du sport, de l’éducation et des sciences – les relations des Etats-Unis et de l’UE avec la Russie sont coupées. Même la Suisse, qui était appréciée dans le monde entier pour sa neutralité, vient de renoncer à cette neutralité en adoptant les sanctions.
    Les chaînes russes sont bloquées. Une école germano-russe à Berlin a été attaquée par un engin incendiaire. Un élève a été invité à se demander s’il est encore approprié de porter un T-shirt avec l’inscription «Saint-Pétersbourg». Une clinique de Munich déclare ne plus vouloir traiter de patients russes. A Milan, un séminaire universitaire sur l’écrivain russe Fiodor Dostoïevski est retiré du programme. Les universités, les associations sportives et les musées sont invités à «vérifier» leurs contacts avec la partie russe. Le musée germano-russe de Berlin – érigé à la mémoire des 27 millions de victimes russes de la Seconde Guerre mondiale – décroche le drapeau russe et raie l’inscription «germano-russe».
    Il s’agit de l’Ukraine. Le monde occidental parle de «guerre de Poutine» et d’«invasion russe». Moscou qui a donné l’ordre à ses troupes de marcher sur l’Ukraine parle d’une «opération spéciale». Ceux qui ont suivi l’histoire des 30 dernières années savent que l’enjeu dépasse l’Ukraine. Il s’agit de savoir si le bloc occidental dirigé par les Etats-Unis et composé de l’OTAN, de l’UE et de ses partenaires respecte les autres centres géopolitiques de la planète ou si ce «bloc occidental» se soumet au projet américain de dominer la planète en tant que «seule puissance mondiale».
    Cette prétention est imposée depuis des décennies dans d’autres parties du monde par les guerres et les crises, par les interventions – militairement et par le «soft power», par l’occupation, les attaques, les sanctions économiques et d’autres moyens. Cette guerre a désormais atteint l’Europe et est dirigée contre la Fédération de Russie. Celle-ci a envahi l’Ukraine le 24 février afin de démilitariser le pays et d’en chasser les forces néo-nazies au sein de l’armée et la classe politique dirigeante.

Tu ne vois que ce que tu connais

Un collègue photographe m’a dit un jour que sa devise de travail était «Tu ne vois que ce que tu connais». Cela signifie que, avant de partir pour un reportage, il faut se préparer, surtout dans le contexte de guerres, de crises et de conflits qui naissent de divers domaines et dans des contextes compliqués. Il faut donc se renseigner au préalable, s’informer sur l’histoire et les acteurs. Ce n’est qu’alors qu’on pourra vraiment «voir» (au sens de comprendre) ce qui se passe et qu’on sera capable de s’en rendre compte.
    Que savons-nous donc de l’Ukraine? Quelle est l’histoire de ce pays, qu’est-ce qui se passe entre la Russie et le bloc occidental dirigé par les Etats-Unis en Ukraine? Quels sont, pour simplifier, les intérêts de l’Est et de l’Ouest?
    Depuis la dissolution de l’Union soviétique et du Pacte de Varsovie en 1991, Moscou a exigé (1) des garanties de sécurité et (2) que l’OTAN ne s’étende pas vers l’Est. Depuis tout aussi longtemps, l’OTAN a refusé de répondre à ces exigences et s’est rapprochée de plus en plus des frontières russes. Les uns après les autres, les pays situés le long de la frontière avec la Russie ont été séduits par l’idée de pouvoir rejoindre, au choix, l’UE ou l’OTAN. Les médias occidentaux ont généralement rendu compte de cette évolution, et ce dans la logique occidentale. Ensuite, les pays européens situés vers l’Est – autrefois membres du Pacte de Varsovie (et hantés par les peurs d’une nouvelle suprématie russe) – étaient impatients de rejoindre les alliances occidentales. Tous avaient peur de la Russie et ne voulaient que la liberté et la démocratie qu’ils voyaient mieux défendues par l’UE et l’OTAN.
    Aujourd’hui cependant, les troupes de l’OTAN se trouvent partout où, du point de vue de la Russie, elles ne doivent pas être. Depuis 1999, l’OTAN a accueilli la Pologne, la République tchèque et la Hongrie. Depuis 2004, elle a su s’aligner la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie. En 2009, ont été ajoutées l’Albanie et la Croatie, suivies par le Monténégro en 2017 et par la Macédoine du Nord en 2020. L’Ukraine et la Géorgie sont susceptibles de rejoindre les rangs de l’OTAN dans un avenir prochain. Face à ce scénario menaçant, Moscou a insisté sur un accord de sécurité exigeant entre autres – comme cela figurait dans la constitution ukrainienne jusqu’en 2014 – la neutralité de l’Ukraine. Après le coup d’Etat dit de Maïdan en 2014 – on en réserve la notion de «révolution» en Occident – la Russie a de nouveau pris le contrôle de la Crimée. Du point de vue du droit international, l’Occident a considéré qu’il s’agissait d’une annexion. Le ton est monté et les opérations militaires se sont multipliées entre l’OTAN et la Russie. L’OTAN a commencé à entraîner les troupes ukrainiennes et à les pourvoir d’armes modernes. Parallèlement, les médias russes ont été traité de «sources de désinformation» et jugé dangereux pour les «démocraties occidentales» autant que les médias sous contrôle de «l’État islamique en Irak et au Levant» (EI).
    Durant cette période, il s’est également passé quelque chose dont nous ne nous sommes pas vraiment rendus compte, ni en Allemagne ni dans d’autres pays européens: la collaboration entre l’UE et l’OTAN est devenue de plus en plus étroite. Elle a fini par être si étroite qu’aujourd’hui – au-delà du Parlement européen – l’OTAN et l’UE se confondent. Ursula von der Leyen et Jens Stoltenberg, les deux personnages se trouvant au sommet de ces deux organisations, apparaissent souvent en double lors d’événements organisés par l’une ou l’autre tandis que leurs langages se ressemblent de plus en plus.

Rejet occidental à toute
tentative russe d’entente mutuelle

En 2022, dix manœuvres de l’OTAN, auxquelles l’Ukraine devait et voulait également participer, étaient prévues le long de la frontière russe, entre la mer Baltique et la mer Noire. Des soldats et du matériel de guerre avaient déjà été transportés à l’Est pour les grandes manœuvres «Defender 2020» et «Defender 2021». En réaction, Moscou a lancé une grande manœuvre le long de ses frontières extérieures fin 2021. Les Etats-Unis ont aussitôt mis en garde contre une invasion russe de l’Ukraine, mais aucun responsable n’a répondu à l’exigence politique réitérée de Moscou de créer une architecture de sécurité commune pour l’Europe. Au début de cette année, les plans concrets présentés par Moscou ont été rejetés une fois de plus par l’Occident. La limite dépassée, Moscou n’était plus disposée à se soumettre et à se laisser humilier. Le 24 février, les troupes russes ont pénétré sur l’Ukraine.

Le bloc occidental au Conseil de sécurité de l’ONU a condamné la Russie et traité Poutine d’agresseur. En adoptant une résolution intitulée «Condamnation de l’agression en Ukraine» l’Assemblée générale de l’ONU a majoritairement partagé ce point de vue. Le point de vue russe sur l’évolution de la situation a tellement été dénigré dès le début qu’il est quasiment absent de l’opinion publique européenne, surtout germanophone. Cela est aussi dû au fait que des médias russes comme RT Deutsch ou Sputnik News ont été bloqués en Allemagne et en Europe.

Pourtant, des voix politiques et militaires de l’Est aussi bien que de l’Ouest –notamment aux Etats-Unis – avaient mis en garde les cercles bellicistes contre cette évolution depuis longtemps. L’Ukraine, cœur de l’Europe, objet de désir et contestée depuis des générations, aurait pu être un avantage en faveur des deux côtés, de l’Est et de l’Ouest, si on lui avait accordé la neutralité. Mais la politique étrangère américaine a continué à s‘inspirer de Zbigniew Brzezinski (conseiller de sécurité à l’administation Clinton) qui a prôné que (pour raison géostratégique) l’Ukraine ne devait jamais redevenir partenaire de la Russie. De nos jours, l’Ukraine est devenue synonyme de guerre. C’est le début d’une autre guerre plus importante dont l’enjeu sera un nouvel ordre mondial. Il y a quelques jours, Sergueï Lavrov, Ministre russe des Affaires étrangères, a déclaré à Moscou que la Russie était le «dernier obstacle» contre la suppression définitive de la Chine par l’Occident.

Stratégie du choc

Pendant longtemps, il semblait que les Etats-Unis se concentraient sur leur rivalité avec la Chine et se préparaient à une éventuelle confrontation militaire en mer de Chine méridionale. Mais les stratèges va-t-en-guerre de Washington avaient en tête un plan différent qui impliquait d’abord d’autres agents majeurs dans cette guerre. Il prévoyait que les Etats-Unis n’attaquent pas la Chine directement, mais par le biais de la Russie, se servant des Etats européens pour arriver à ce but majeur. Selon ce plan, Washington n’aurait guère besoin de mettre en marche ses propres soldats, il lui suffirait de vendre aux Européens des armements américains chers et sophistiqués tout en déstabilisant l’économie européenne concurrentielle par une guerre économique qui vise, en premier lieu, la Russie et la Chine, mais qui nuirait également à l’Europe, et ceci massivement.
    L’Allemagne, qui avait profité de la co-opération avec la Russie comme aucun autre pays d’Europe, a déjà basculé. Ce n’est pas seulement depuis la chute du mur de Berlin et le début de l’administration Clinton en 1993 que Washington travaille à diviser le continent eurasien, sur lequel la Russie et l’Allemagne représentent des piliers économiques et politiques clés. On peut spéculer sur la question de savoir si l’«ère nouvelle» en Allemagne aurait été possible sous le gouvernement Merkel. Le fait est que c’est le nouveau gouvernement (dit «gouvernement en feux tricolores», composé des partis social-démocrate, des Verts et des Démocrates Libres) qui a inauguré cette «ère nouvelle», orchestrée par une propagande anti-russe massive. Ce gouvernement n‘était en place que depuis quelques semaines, lorsqu‘il a effectué un virage à 180 degrés à la politique étrangère et de paix promise, deuxième véritable choc pour la population allemande traditionnellement favorable à la paix, après celui du début de la guerre en Ukraine. A partir de ce moment, plus un seul mot sur les propres erreurs politiques du côté occidental qui avaient fini par provoquer la Russie à faire ce pas, la Russie post-soviétique qui s’était pourtant offerte en tant que partenaire de longue date. Le non était évident du côté occidental: non à la réflexion approfondie, non au dialogue, non au débat, non et refus à toute tentative russe sur le plan diplomatique.

La tromperie

«Prêts parce que vous l’êtes», tel était le slogan de la campagne électorale des Verts, avec leurs principaux candidats Baerbock et Habeck. Olaf Scholz, l’actuel Chancelier et les socio-démocrates allemands (SPD) ont basé leurs interventions auprès de l’électorat allemand sur le slogan «Du respect pour toi». Tandis que certains se battaient pour la modernisation écologique de l’économie allemande afin de sauver le monde de l’effondrement climatique, le SPD a promis davantage de justice sociale et d’estime pour chacun ainsi que plus de cohésion dans son entourage et une Europe forte.

L’actualité a rendu évident que ces femmes et hommes politique ont trompé l’opinion allemande par de fausses paroles et des promesses vaines. Le nouveau gouvernement s’est aligné sur le dictat américain de faire la guerre à la Russie, en toute enfreinte de tout concept en faveur de l’amitié et la compréhension des peuples et en apportant ni davantage de respect ni de justice, mais leurs contraires.
    Entre-temps, un véritable tsunami de sanctions économiques unilatérales s’abat sur la Russie, sanctions qui – parce qu’elles sont unilatérales – se trouvent en pleine enfreinte des prescriptions de la charte de l’ONU. Manfred Weber, député chrétien-démocrate au Parlement européen, n’est pas le seul à réclamer «des armes, des armes, des armes» pour l’Ukraine. L’engagement pris par les gouvernements fédéraux précédents de ne pas livrer d’armes dans les régions en guerre et en crise n’est plus d’actualité. L’Allemagne envoie des armes en Ukraine, des combattants et des mercenaires allemands vont suivre. Il n’y a même pas deux ans, en juin 2020, les Verts ont présenté au Bundestag une motion sollicitant le retrait des missiles nucléaires américains de Büchel dans l’Eifel et la fin à la compétition allemande au nucléaire. Aujourd’hui, le gouvernement déclare son droit à «l’accès au nucléaire», bien que le Bundestag s’y soit opposé pendant des années. Nous voilà donc face à cette nouvelle génération d’avions de combat commandés aux Etats-Unis capables de transporter leurs bombes nucléaires jusqu’à leur cible.
    La Ministre allemande des Affaires étrangères ne parle pas d’initiatives diplomatiques pour mettre fin à la guerre. La verte Baerbock déclare publiquement vouloir «ruiner la Russie» et contribuer à élaborer une nouvelle stratégie à l’encontre de la Chine. Pour la première fois dans l’histoire de la République fédérale d’Allemagne, le Ministère des Affaires étrangères se place en position de «chef de file» à la mise en place d’une «stratégie de sécurité nationale». L’Allemagne est «prête» à un engagement international plus fort «pour la paix», a déclaré la ministre. La politique étrangère sera élaborée «en tenant compte d’une boussole de valeurs claire». Dans ce concept, tout le monde est censé participer: les partis, le Bundestag, les experts et les acteurs de la société civile doivent collaborer avec des partenaires nationaux et internationaux. Ensuite, Berlin veut adapter la nouvelle «stratégie de sécurité» aux plans de l’UE et de l’OTAN.
    L’UE, lauréate prix Nobel de la paix il y a dix ans, fournit des armes en faisant emploi  d’un fonds européen appelé «Fonds UE en  faveur de la Paix» («EU Peace Facility»). Un moyen créé pour toucher des crédits en faveur des initiatives pour la paix se transforme en outil de la guerre en Ukraine.
    L’OTAN fournit également des armes. En plus, des milliers de combattants des pays de l’OTAN partent comme mercenaires à l’accueil des flux de réfugiés ukrainiens. Aux Etats-Unis, le consulat ukrainien en a déjà enregistré 20 000. L’un de ces volontaires a déclaré à la chaîne Deutsche Welle (DW) à New York: «Je veux aider les plus faibles, défendre ceux qui sont sans défense et leur donner du courage.» La DW a accompagné l’homme dans le magasin d’équipement de combat ou il s’était rendu. Il voulait «enlever la peur aux gens et les aider à faire sortir les réfugiés du pays en toute sécurité».

Repères en temps de guerre

Comment rester en contact malgré les hurlements guerriers? Comment pouvons-nous nous positionner pour résister à la propagande, à la confusion et aux images toute faites de l’ennemi? Existe-t-il des repères en temps de guerre?
    Il est important de comprendre et d’analyser le conflit. Il est utile d’envisager les différents niveaux: international, régional, local. Il est également important de considérer le conflit sous différentes perspectives. Comme il s’agit d’un conflit international entre la Russie et le bloc occidental dirigé par les Etats-Unis avec l’OTAN et l’UE, ce sont eux et leurs intérêts respectifs qui sont les acteurs au niveau international. Un autre acteur important est la Chine, qui s’est alliée à la Russie au travers de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS).
    Au niveau régional, il faut respecter les intérêts des Etats directement concernés, à savoir l’Ukraine, la Russie, ainsi que des Etats et régions voisins. Au nord, il s’agit des Etats baltes et scandinaves et des alliances de la région de la mer Baltique et de l’Arctique. Au sud, il s’agit de la Turquie et de la région de la mer Noire, y compris la Méditerranée.
    Au niveau local, nous avons un conflit en Ukraine entre le Donbass et Kiev, puis une guerre qui sévit dans le sud-est du pays depuis 2014.
    Pour comprendre les différents intérêts et perspectives, je recommande de se faire siennes les «sept questions clefs» qui composent les outils professionnels de tout journalisme sérieux. Il faut noter que ces questions se posent dans deux directions au moins (parfois même plusieurs):
    Qui est l’auteur de l’action? Qui est-ce qui s’est désigné par sa passiveté, ayant omis de faire quelque chose d’important?
    Qu’est-ce qui a été fait? Qu’est-ce qui a été omis de faire?
    Où s’est déjoué l’action? Où ses acteurs se trouvent-ils actuellement?
    Quand, à quelle moment l’action a été accomplie? Y avait-il une évolution ou une escalade? Dans quel sens?
    Comment l’action s’est-elle déroulée? Paisiblement, militairement, autrement?
    Pourquoi l’action a-t-elle été réalisée? Quel est son contexte? Quelle en a été son histoire, son évolution?
    Quelles sont les sources de ce que je retiens comme faits? Est-ce que mes sources sont fiables?
    Il est important d’étudier les antécédents du conflit sur les plans politique, historique, social. Il s’agit également de se demander qui est allié avec qui, qui est ennemi avec qui, etc. Et on constatera que les alliances et les inimitiés peuvent également changer lorsque les intérêts des acteurs se modifient.
    Cependant, notamment en temps de guerre, ces règles du code journalistique ne sont généralement pas respectées par les médias. Les médias deviennent des partisans de la guerre ou du moins alliés impliqués dans les intérêts d’un côté, rapportant les faits de manière unilatérale et diffusant de la propagande. C‘est pourquoi il est recommandé de jeter un coup d‘œil sur les médias d‘autres pays et d‘autres continents. Cela permet de mieux comprendre leur regard sur les événements et nous apprenons quelque chose sur nous-mêmes et sur nos propres perspectives. Le regard sur la perspective des autres est un bon correctif.
    L’analyse, la discussion sur la guerre et ses causes devraient avoir lieu sous forme de débat – dans l’échange avec le plus grand nombre de participants. Des articles de journaux, des textes, des livres ou des conférences aiguisent notre regard, et nous apprenons à voir au-delà de ce qui nous affecte quotidiennement par les médias. Nous pouvons ainsi trouver des moyens de surmonter l’isolement et l‘impuissance face à la propagande et aux hostilités dominantes.

Il faut voir plus loin
que le bout de son nez

Etant donné que la Russie et le bloc Etats-Unis/UE/OTAN s’affrontent également dans d’autres parties du monde, nous devrions nous intéresser à l’Asie, au Proche et au Moyen-Orient, à l’Afrique et à l’Amérique latine et du Sud pour voir de plus près comment les événements concernant l’Ukraine y sont perçus. Sur les autres continents, les peuples ont connu l’Europe et les Etats-Unis en tant que puissances coloniales et «empires». Ils ont fait l’expérience de la condescendance, de l’arrogance ainsi que de l’ingérence occidentales pendant des siècles. Une ingérence qui a empêché l’autodétermination et le développement social, économique et politique, qui a exploité les ressources et les êtres humains et qui a laissé les pays instables et dévastés, pour ensuite classer hautainement ces pays comme des «Etats défaillants» («failed states») et les pousser à la dépendance financière des institutions financières internationales. Souvent, ils se trouvent toujours sous l’emprise de la «malédiction de la mauvaise action»  sous l’ingérence permanente de puissances externes, comme l’a excellemment décrit et dénommé Peter Scholl-Latour dans son livre paru (en allemand) sous le même titre.
    Sur les autres continents, beaucoup de choses sont traitées sur un ton différent de celui qui domine nos informations quotidiennes. L’opposition à la guerre s’y est manifestée bien avant la crise ukrainienne, car la guerre et le pillage des ressources y sont plus que connus. Au nom d’autres voix en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie, j’aimerais rappeler le livre «Les veines ouvertes de l’Amérique latine» (Plon/Terre humaine, ISBN 978-2-259-00744-3) dans lequel le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano décrit, il y a des décennies déjà, les conséquences de 400 ans de domination coloniale en ces termes:
    «Ils nous ont laissé […] des jardins devenus des déserts, des champs en friche, des montagnes creusées, des eaux putrides, de longues caravanes de malheureux condamnés à une mort prématurée et des palais vides remplis de fantômes. […] Nous, les Latino-américains, sommes pauvres parce que le sol sur lequel nous marchons est riche.»
    Très récemment, la contestation de la politique occidentale s’est faite plus forte. Citons à titre d’exemple une déclaration du gouvernement mexicain qui rejette en des termes très durs une résolution du Parlement européen contre le gouvernement mexicain et son président Lopez Obrador:
    «[...] Le Mexique est un pays pacifique qui a opté pour la non-violence. Nous sommes pour le dialogue et non pour la guerre. Nous n’envoyons en aucun cas des armes dans un quelconque pays, comme vous le faites actuellement. […] Et n’oubliez pas que nous ne sommes plus la colonie du monde entier. Le Mexique est un pays libre, indépendant et souverain. Epanouissez-vous, laissez derrière vous votre manie interventionniste que vous cachez derrière vos bonnes intentions. Vous n’êtes pas le gouvernement mondial, et n’oubliez pas ce que disait Benito Juárez, ce géant des Amériques: ‹Entre les hommes, comme entre les nations, le respect des droits des autres est la paix.›»

Le regard sur nous

«Die Waffen nieder» (Bas les armes, 2015, Turquoises éditions, broché. ISBN 10-29188223082), tel est le titre d’un livre de 1889 qui a rendu Bertha von Suttner – la militante pour le désarmement et la paix – célèbre dans toute l’Europe. Quelques années plus tard, la Société allemande pour la paix (DFG) a été fondée à Berlin, capitale allemande que l’on appelait alors «la citadelle du militarisme». Les mouvements pacifistes existent depuis plus de 100 ans en Allemagne et en Europe, et pourtant ces décennies ont été pleines de guerres. Pourquoi? Pourquoi n’ont-elles pas été empêchées? Cette question est importante, car «l’humanité disposerait d’assez d’argent, de travail, de nourriture si nous répartissions correctement les richesses du monde au lieu de nous rendre esclaves de doctrines économiques rigides […]. Mais surtout, nous ne devons pas laisser nos pensées et nos efforts être détournés d‘un travail constructif et malmenés à préparer une nouvelle guerre».
    Ces mots sont tirés d‘une interview dans laquelle Albert Einstein parle sur la paix. Il est abordable par un petit livre publié par la maison d’éditions suisse Diogenes (1972) sous le titre «Pourquoi la guerre?» Le cœur de ce petit livre figure dans un échange de lettres entre Albert Einstein et Sigmund Freud datant de la fin de l’été 1933. Dans le cadre d’un libre échange d’opinions avec une personne de son choix, la Société des Nations avait alors proposé à Einstein de discuter d’un sujet fixé de lui. Einstein s‘était adressé à Sigmund Freud, proposant la question qui lui semblait alors être «la question la plus cruciale de la civilisation»: Y a-t-il moyen de libérer les hommes de la fatalité de la guerre?
    Les progrès de la technique en font une question existentielle, écrit Einstein à Freud. Selon lui, tous les efforts pour la résoudre avaient «échoué dans une mesure effrayante». Einstein se posait cette question existentielle en se rendant compte de la catastrophe de la Première Guerre mondiale et face à la montée du fascisme en Europe. Peu après leur correspondance – qui à l’époque n’avait d’ailleurs été diffusée qu’à 2 000 exemplaires – l’invasion de la Pologne par la Wehrmacht allemande a marqué le début de la Seconde Guerre mondiale avec ses terribles destructions et l’utilisation des bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki.

Comment se fait-il que la jeunesse européenne d’aujourd’hui sache comment sauver le climat, tout en ne disposant de pratiquement aucunes connaissances sur les causes des crises et des guerres sur notre planète? Pourquoi n’a-t-on pas vu monter le danger imminent d’une guerre en Ukraine? Parce que nous étions mal informés? Parce que nous n’avons pas pris au sérieux notre voisin russe? Parce que nous avons ignoré les guerres dans d’autres parties du monde? Parce que nous pensons que nous sommes décidément du côté des «bons» défendant nos «bonnes» valeurs?
    N’est-ce pas plutôt notre guerre que l’Occident a menée dans d’autres pays, avec d’autres acteurs et de différentes manières, mais surtout dans le but de s’assurer leurs richesses, leurs matières premières, leurs voies de transport et leur contrôle. N’a-t-on pas affaire à un genre de guerre qui est revenue là à son point d’origine?

Que faire?

En temps de guerre, on s’attend à ce que l’on soutienne «les siens», l’autre étant «l’agresseur». Lorsque l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie en 1914, l’empereur Guillaume II a embobiné la quasi-totalité allemande en proclamant: «Je ne vois plus de partis, je ne vois que des Allemands!» Le président américain George W. Bush a déclaré après le 11 septembre 2001: «Qui n’est pas avec nous est contre nous!» lançant ainsi la «guerre contre la terreur» qui se poursuit encore aujourd’hui.
    Mais que faire si on ne veut pas se ranger parmi les «siens»? Parce que – comme l’écrivaine Christa Wolf le fait dire à Cassandre – on ne veut pas «se faire berner par les siens»? Que ses passe-t-il si on n’accepte pas de se ranger, de s’aligner? Ou si l’on n’est pas capable de pratiquer le sourd vis-à-vis du raisonnement de l’autre camp, même si l’on ne veut pas la guerre? On se trouve là devant un choix difficile à prendre, une décision que personne ne peut prendre à notre place. Quelle voie suivre en temps de guerre?
    Un guide très personnel qui m’accompagne toujours provient d’un livre pour enfants. Il raconte l’histoire de la petite Nuni et de son long voyage de retour depuis la «clôture du bout du monde». Dans son périple à travers les montagnes, les lacs, les forêts et le désert, elle est aidée par les étoiles. Elle rencontre l’homme-calendrier et de nombreux animaux dont la sagesse, l’humour, l’anxiété et la confiance la confortent dans l’idée qu’elle doit se fier à son propre cœur courageux.

Notre propre cœur courageux –
que nous dit-il?

Regarde de près, ne te laisse pas induire en erreur. Remets en question les rapports des médias qui veulent te faire comprendre ce qui se passe en Ukraine ou ce que la Russie est censée planifier, cherche davantage de sources, des sources diverses. Parle avec ta famille, tes amis, tes voisins et tes collègues de ce que tu as découvert par rapport à ce qui se passe en Ukraine, mais aussi sur d’autres champs de guerre et états injustes. Refuse de te transformer toi-même en ennemi. Maintiens l’amitié avec la Russie et sa population, amitié pour laquelle tant d’hommes et de femmes ont œuvré depuis des décennies. Interviens, à l’instar des travailleurs du fret à l’aéroport de Pise. Ils ont découvert que des armes étaient transportées dans des caisses et des conteneurs déclarés comme «fret humanitaire pour l’Ukraine».
    En Allemagne, la situation est particulièrement tendue, ceux qui ne s’alignent pas sont mis au pilori. Vous autres Suisses, défendez votre neutralité! Vous ne la préservez que si vous tenez l’UE et l’OTAN à l’écart!

(Traduction Horizon et débats)

 


*Le texte reproduit une conférence tenue de Karin Leukefeld le 19 mars 2022 devant un groupe de lecteurs de Horizons et débats

ef. La journaliste indépendante Karin Leukefeld est née en 1954 à Stuttgart et a étudié l’ethnologie, l’islamologie et les sciences politiques. Depuis 2000, elle couvre le Proche et le Moyen-Orient pour des quotidiens et des hebdomadaires ainsi que pour la radio ARD. En 2010, elle a été accréditée en Syrie et informe depuis lors sur le conflit syrien depuis le terrain. Depuis le début de la guerre en 2011, elle fait la navette entre Damas, Beyrouth, d’autres lieux dans le monde arabe et son domicile à Bonn. Elle a publié de nombreux livres, notamment: «Syrien zwischen Schatten und Licht – Geschichte und Geschichten von 1916-2016. Menschen erzählen von ihren zerrissenen Land» (2016, Rotpunkt Verlag Zürich); «Flächenbrand Syrien, Irak, die Arabische Welt und der Islamische Staat» (2015, 3e édition révisée en 2017, PapyRossa Verlag Köln). Elle publiera prochainement «Im Auge des Orkans: Syrien, der Nahe Osten und die Entstehung einer neuen Weltordnung» chez le même éditeur.

 

 

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