La question qui fait le titre de cet article était celle posée aux participants d’un séminaire que j’ai eu l’honneur d’organiser il y a trente ans. C’était en 1994. La Russie s’extrayait péniblement des ruines de l’empire soviétique. Sa longue captivité l’avait épuisée. Enfin rendue à la liberté, elle n’avait qu’une aspiration: être elle-même. Il lui fallait refaire ses forces. J’entends par là non seulement sa prospérité matérielle que les bolcheviks avaient dilapidée, mais aussi ses relations sociales saccagées, son ordre politique effondré, sa culture déformée et même son identité perdue.
Je siégeais alors au Parlement européen. Il me semblait indispensable de comprendre ce qu’était la Russie nouvelle, quel chemin elle prenait et comment l’Europe de l’Ouest pouvait collaborer avec elle. J’eus l’idée de conduire à Moscou une délégation de députés afin de discuter de ces sujets avec nos homologues de la Douma fédérale. J’en parlai à Philippe Seguin, qui présidait alors l’Assemblée nationale française. Il s’associa immédiatement à mon projet. Les parlementaires russes répondirent à notre sollicitation en nous invitant à venir. D’un commun accord, nous choisîmes d’élargir nos délégations respectives à des experts de l’économie, de la défense, de la culture et de la religion, de façon que leurs pensées éclairent nos débats.
Nous voulions poursuivre
la politique de l'entente
Seguin et moi n’étions pas poussés seulement par la curiosité que nous inspirait cette nation alors indécise. Nous nous considérions comme les héritiers d’une école française selon laquelle l’Europe s’étend de l’Atlantique à l’Oural et son unité n’est pas que géographique, mais aussi humaine. Nous estimions, nous aussi, que ni la paix, ni le développement économique, ni le progrès des idées ne pourraient s’établir durablement sur notre continent si ses nations s’entredéchiraient ou même s’ignoraient. Nous voulions continuer la politique d’entente et de coopération commencée par Charles de Gaulle de 1958 à 1968 et reprise brièvement en 1989 par François Mitterrand dans sa proposition de «grande confédération» européenne.
Nous savions qu’il y avait un obstacle à notre projet: il s’appelait l’OTAN.
De Gaulle avait lancé un sévère
avertissement face à l'OTAN
De Gaulle, le premier, n’avait cessé de dénoncer ce «système grâce auquel Washington dispose de la défense et par conséquent de la politique et même du territoire de ses alliés européens». Il avait affirmé qu’il n’y aurait jamais «d’Europe vraiment européenne» tant que ses nations de l’Ouest ne se seraient pas affranchies de «la pesante tutelle»que le Nouveau Monde exerçait sur l’Ancien. Il avait montré l’exemple en «dégageant la France d’une intégration sous commandement américain». Les autres gouvernements n’avaient pas osé le suivre. Mais la chute de l’empire soviétique en 1990 et la dissolution du pacte de Varsovie, nous semblait justifier la politique du Président français: il était évident que l’OTAN, ayant désormais perdu sa raison d’être, devait disparaître.
Rien ne s’opposait plus à une étroite entente entre tous les peuples de l’Europe. Seguin, en homme d’Etat visionnaire, imaginait déjà «une organisation de sécurité propre à l’Europe» sous la forme «d’un Conseil de sécurité européen au sein duquel quatre ou cinq de ses principales puissances, dont la Russie et la France, disposeraient d’un droit de veto».
Un séminaire à Moscou, 1994
C’est avec ces idées que je m’envolais pour Moscou. Seguin fut retenu à Paris par une contrainte imprévue de la session parlementaire française. Notre séminaire dura trois jours. L’élite russe y vint avec autant d’empressement que les représentants de l’Europe de l’Ouest. De nos échanges, je retins un enseignement principal: nos interlocuteurs étaient hantés par deux interrogations fondamentales pour l’avenir de leur nation: qui est russe? d’une part; comment assurer la sécurité de la nouvelle nation? de l’autre.
La première question se traduisait en délicats problèmes de frontières et d’indépendances au sein de l’ancienne Union soviétique. La seconde était la résurgence des souvenirs tragiques des invasions du passé. Il y avait ceux qui pensaient que les réponses étaient à trouver dans des échanges fraternels avec l’Europe de l’Ouest; dont les nations avaient appris à vivre côte à côte en paix, et puis il y en avait d’autres qui, rejetant l’idée d’une vocation européenne de la Russie, lui voyaient un destin à part, qu’ils appelaient «eurasiatique». Bien entendu, c’est le premier groupe que nous encourageâmes. C’est à lui que nous apportâmes nos propositions. Il était, à l’époque, dominant.
Pourquoi la Russie n’est pas comprise
Relisant trente ans après les minutes de ce séminaire, j’ai le cœur serré d’y découvrir l’avertissement que nous lançait un académicien éminent, membre du Conseil présidentiel de l’époque: «Si l’Ouest ne montre aucune volonté de comprendre la Russie, si Moscou n’acquiert pas ce à quoi elle aspire – un système européen de sécurité effective – si l’Europe n’évite pas notre isolement, alors la Russie reprendra la quête de son ancien statut de grande puissance. Elle ne se satisfera pas du status quo et reste donc un facteur de déstabilisation possible.»
Pourquoi notre génération
a-t-elle échoué si pitoyablement?
En 2022, c’est précisément ce qui se passe. Pour quelles raisons notre génération d’Européens a-t-elle aussi lamentablement échoué dans l’œuvre unificatrice qui, en 1994, semblait à portée de la main?
On a tendance, chez nous, à en faire retomber la responsabilité exclusive sur un homme: Poutine, «dictateur impitoyable, menteur invétéré, nostalgique d’un empire disparu», qu’il faut combattre, voire éliminer, afin que la démocratie, trésor précieux de l’Occident, l’emporte aussi en Orient.
C’est à cette tâche que nous appelle le Président des Etats-Unis, Joe Biden. Son explication a l’avantage d’être simple mais elle est trop intéressée pour être accueillie sans examen. Ceux qui ne se laissent pas dominer par les émotions de l’actualité, n’ont pas de mal à comprendre que le problème posé à l’Europe est beaucoup plus complexe et profond.
L’Occident s’est distancié
de plus en plus de l'Est
On peut résumer l’histoire de notre continent depuis trente ans en la caractérisant par un éloignement progressif de l’Est et de l’Ouest. Dans l’ancien empire soviétique, la préoccupation principale a été, et est encore, de construire des nations qui renouent avec leur passé, soient à nouveau elles-mêmes et vivent en sécurité. Pour la Russie, cela a signifié: rassembler toutes les populations se réclamant de la mère-patrie, établir des relations stables et confiantes avec les peuples frères de Biélorussie, d’Ukraine et du Kazakhstan, et bâtir un système de sécurité qui la protège des dangers extérieurs.
Les dirigeants d’Europe occidentale ont eu une préoccupation toute différente. Depuis la chute du mur de Berlin, ils ont porté leur attention, donné leur énergie, et accordé leur confiance à ce qu’ils ont appelée «Union européenne». Le traité de Maastricht,la construction de la monnaie unique, la «constitution» de Lisbonne, voilà à quoi ils ont travaillé, à temps presque complet.
Les élites occidentales considéraient
que l’existence des nations était dépassée
Tandis qu’à l’Est on faisait des efforts laborieux pour rattraper le temps perdu dans l’histoire nationale, à l’Ouest, les élites ont été emportées par une mystique irrésistible, celle du dépassement des nations et de l’organisation rationnelle de l’espace européen. Le problème de sécurité nationale ne se pose plus, puisque toutes les disputes entre Etats-membres sont réglées par des instances supranationales. La paix en Europe est maintenant établie et elle est définitive. En résumé, l’Ouest pense avoir dépassé l’idée de nation et construit un système stable de fin heureuse de l’histoire.
La Russie se heurte à des interrogations brûlantes concernant l’idée de nation et elle a un sentiment aigu de rendez-vous déchirants avec l’histoire. Dans ces conditions, l’Est et l’Ouest n’ont plus grand-chose à échanger, sauf du pétrole et des machines-outils, qui se situent sur un plan trop inférieur pour atténuer les divergences d’idées.
Aujourd'hui, l’OTAN est bien plus
dangereuse qu’à l’époque des deux blocs
En conséquence, l’Otan est devenue une pomme de discorde encore pire qu’à l’époque des deux blocs. A l’ouest de l’Europe, l’organisation militaire dirigée par Washington est vue comme une garantie bénigne contre les retours éventuels de l’histoire. Elle permet aux peuples membres de l’Union européenne de toucher sans aucune inquiétude, «les dividendes de la paix» extérieure comme l’Union le fait pour la paix intérieure. En Russie, l’Otan apparaît comme une menace mortelle. Elle est l’instrument d’une puissance qui a montré à de multiples reprises depuis la chute du mur de Berlin, sa volonté de domination mondiale et d’hégémonie sur l’Europe. L’inclusion de la Pologne, des trois pays baltes et de la Roumanie, tous si proches de la Russie, dans les territoires couverts par la protection de l’Amérique a été applaudie à l’Ouest. Elle a soulevé à Moscou alarme et colère.
Et la France?
Et la France? Pourquoi n’a-t-elle pas essayé d’empêcher la division progressive de notre continent? Parce que sa classe dirigeante a choisi, de façon constante, de donner une priorité absolue à la mystique de «l’Union européenne». Par conséquence logique, elle s’est laissé entraîner vers son complément naturel, l’Otan. Jacques Chirac a participé, avec réticence certes, mais de façon explicite, à l’expédition décidée par Washington contre la Serbie.
Sarkozy a franchi le pas de la ré-adhésion. Hollande et Macron nous ont attachés de plus en plus étroitement à l’organisation dirigée outre Atlantique. Dès lors, nos Présidents ont perdu beaucoup de crédit quand ils prétendent agir pour la paix et l’entente en Europe. Un sursaut les a conduits parfois à rejeter la tutelle américaine et à reprendre la mission que De Gaulle avait commencée. Chirac refusant de participer à l’agression américaine contre l’Irak, Sarkozy réglant avec Moscou les conditions d’un armistice en Géorgie, Hollande négociant les accords de Minsk pour mettre fin aux combats en Ukraine, furent des actes dignes de notre vocation en Europe. Nous avons même réussi à y associer l’Allemagne. Mais hélas, ces sursauts furent improvisés, partiels et de courte durée.
«Un abîme
d’incompréhension divise l’Europe»
C’est par cet enchaînement que l’Europe s’est à nouveau coupée en deux. La malheureuse Ukraine, située sur la ligne de fracture du continent, est la première à en payer le prix dans le sang, les larmes et les destructions. La Russie la revendique au nom de l’histoire. L’Union européenne en fait autant en vertu de droits démocratiques qui, selon elle, transcendent l’histoire. L’Otan profite de cette querelle insoluble pour avancer silencieusement ses pions et rendre plus compliquée encore l’issue de la guerre.
Un abîme d’incompréhension divise l’Europe; une guerre cruelle la déchire; un nouveau rideau de fer commence de séparer son espace; la course aux armements reprend; et, plus encore que la chute vertigineuse des échanges économiques, c’est la fin des échanges d’idées qui menace chacune de ses deux parties. Le grand Européen que fut Jean-Paul II disait que notre continent ne pouvait bien respirer qu’avec ses deux poumons. Voici qu’à l’ouest comme à l’est, on se condamne à ne respirer qu’avec un seul. C’est de mauvais augure pour les deux moitiés. •
hd. Michel Pinton, né en 1937, polymécanicien de formation, est un homme politique français et auteur. Dans les années 60, il a travaillé aux Etats-Unis sous Robert Kennedy et plus tard à l’Université de Princeton, où Valéry Giscard d’Estaing – alors ministre français des Finances – l’a rencontré en 1968 lors d’une conférence. Spécialiste des sondages et des campagnes électorales, Michel Pinton devient l’un des collaborateurs de Giscard d’Estaing, élu président de la République en 1974. Membre fondateur de l’UDF (Union pour la démocratie française), il est nommé délégué général en 1978 et secrétaire général en 1981. Opposé à la dissuasion militaire, il démissionne de son poste de secrétaire général du parti en 1983 et le quitte. En 1992, il prend position contre la monnaie unique, l’euro. De 1993 à 1994, il est député au Parlement européen et de 1995 à 2008 maire de la commune française de Felletin. En 1998, il a adhéré au Pôle républicain de Jean-Pierre Chevènement.
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