L’enjeu de la crise ukrainienne nécessite de renouer avec la dimension essentielle de la culture européenne

par Karl-Jürgen Müller

L’affirmation occidentale selon laquelle la Russie aurait attaqué l’Ukraine «sans provocation» n’est pas étayée si l’on y regarde de plus près. Ce sont plutôt le gouvernement américain et l’OTAN qui ont provoqué cette «guerre par procuration» («jusqu’au dernier Ukrainien!») contre la Russie, par une longue planification préalable. La plupart des gouvernements européens s’alignent sur cette guerre. Non seulement ceux des Etats européens membres de l’OTAN et de l’UE, mais aussi ceux d’Etats neutres comme la Suisse, qui ont cédé à la pression massive en bafouant leurs convictions. Aucun des responsables ne veut encore admettre publiquement que cette politique aboutit à une impasse. En effet, il serait bien mieux d’y mettre un terme, le plus rapidement possible, en participant à œuvrer pour une paix juste alors qu’une guerre ensanglantée fait rage en Ukraine depuis plus de huit ans. Il est d’autant plus important d’exiger une voie européenne indépendante – une voie dépassant les contours d’une variante de la politique de puissance. Il s’agit de trouver une issue basée sur ce qui est et doit rester la dimension essentielle et humaine en Europe.

La «Guerre des civilisations»

Dans son article, publié récemment dans les colonnes de Horizons et débats (n°11 du 25 mai 2022), Guy Mettan a évoqué le fait que la guerre en Ukraine n’avait pas seulement une dimension régionale, mais qu’il s’agissait là d’une «guerre des civilisations.» Selon lui, il s’agit d’une «guerre de l’individualisme et des valeurs abstraites, d’une part, contre une vision plus traditionnelle et humaniste de la société humaine, de l’autre», d’une «attitude dite progressiste» contre une vision du monde «plutôt soucieuse de respecter l’héritage de l’ancien humanisme grec, latin et chrétien».

    Le 21 octobre 2021, le président russe Vladimir Poutine avait tenu une conférence importante sur les valeurs fondamentales pour la Russie, conférence dont le contenu a été publié dans cette revue («Le rôle essentiel des fondements basés sur de solides valeurs. Valeurs actuelles dans la Russie d’aujourd’hui et changement radical de ces mêmes valeurs en Occident», Horizons et débats, n° 24 , du 9 novembre 2021). En lisant ce discours, on était amené au constat suivant: le Président russe n’avait rien dit de spécifiquement russe, mais il avait rappelé les fondements et les valeurs constitutifs à l’ordre des valeurs essentielles à l’Europe. Henry Kissinger avait raison à souligner, lors de son intervention au Forum économique mondial (WEF) de Davos cette année, que la Russie avait contribué à façonner le destin européen pendant 400 ans.

2015: «Manifeste pour l’Europe».

Il y a presque sept ans, le congrès annuel du groupe de travail européen «Oui à l’éthique» avait adopté une déclaration finale (publiée dans Horizons et débats, n° 24, du 15 septembre 2015) rappelant l’ordre des valeurs européennes. Ce «Manifeste pour l’Europe» exprimait la grande inquiétude des participants internationaux au congrès face à une érosion toujours plus grande de la substance des valeurs européennes. Il y a sept ans, les participants au congrès avaient déjà formulé les avertissements suivants:

«Du côté des Etats-Unis et devenus leurs vassaux, de nombreux gouvernements des pays de l’UE et de l’OTAN violent depuis de nombreuses années le droit international. […] La guerre contre la Yougoslavie de 1999 fut le mal initial. […] En 2004, ainsi qu’en 2013 et 2014, l’UE et les Etats-Unis se sont massivement immiscés dans les affaires intérieures de l’Ukraine et ont ainsi contribué à ce que la guerre fasse rage en plein centre de l’Europe.»

L’héritage culturel de l’Europe

Le congrès a opposé à cela «le patrimoine culturel de l’Europe» rappelant ceci:

«L’histoire de l’Europe a connu des périodes de grandes injustices et de violence. Cependant, elle a su aussi créer avec clairvoyance des situations de progrès et de paix pour les peuples. La tradition de l’humanisme chrétien occidental a fourni une base solide pour l’égalité de droit, l’humanité et la reconnaissance de la dignité de l’homme. A chaque fois que ces principes fondamentaux imprégnèrent notre histoire, le vivre-ensemble des hommes et des peuples devint plus pacifique, plus juste et plus sécuritaire.» […]

    L’Europe est définie par une grande diversité de cultures et de nations sur un espace relativement restreint, de la Crète au Cap Nord, de Lisbonne à Ekaterinbourg. Au cours de plus de 2 500 ans, les habitants de toute l’Europe ont contribué à cette diversité dans tous les domaines et de diverses manières.
    Concernant la coexistence en paix et en liberté, le développement du droit vers davantage de justice fut d’une importance fondamentale pour l’Europe et le monde.
    L’Europe a contribué de manière significative à ce qu’aujourd’hui, les droits de l’homme et les principes du droit international public soient garantis dans des accords internationaux (Charte des Nations Unies, Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels) et dans les constitutions nationales.»

Des rapports fondés sur
le principe de la confiance mutuelle

L’appel continue par des constats inquiétants et fondés, en retenant, entre autres, ceci:

«La bonne foi doit à nouveau être la base du vivre ensemble et de toute activité politique. Sans ce principe, aucune confiance ne peut s’établir dans les accords conclus au sein des Etats et entre les Etats et la porte devient grande ouverte à l’arbitraire. Des mécanismes de gouvernance («Governance») et des techniques de manipulation de toutes sortes, cherchant à influencer subrepticement les personnes par l’abus de méthodes psychologiques, enlèvent au citoyen toute possibilité de se former sa propre opinion de façon indépendante. Elles blessent ainsi la dignité de la personne et détruisent la base de tout dialogue politique et de l’ordre juridique.» 

L’appel urgent insiste sur l’image de l’homme, basée sur les faits anthropologiques sérieusement étudiés, en ces termes:

«Les êtres humains sont capables de reconnaître les orientations fondamentales des activités morales et politiques ainsi que de penser, de sentir et d’agir de manière humaine. Ceci est pour ainsi dire inscrit dans le cœur de l’être humain. Guidées par la raison et la conscience, ces orientations forment et déterminent l’ensemble des règles morales, juridiques et politiques structurant la vie de l’homme et de la société. Elles garantissent la dignité de la personne humaine face aux idéologies éphémères.»

Des voix importantes anticipant
la formation d’une Europe indépendante

Au cours des sept dernières années, l’Europe de l’OTAN et de l’UE s’est plus éloignée encore de ces bases. Il est donc très important que des positions trouvent suffisamment d’écho réclamant une voie européenne propre à ces sources, autonome et indépendante de l’hégémonie américaine actuelle qui s’impose sur le domaine culturel aussi. Dans ce contexte, il faut mentionner trois publications récentes, en langue allemande, qui méritent leur lecture: «Ami go home! Eine Neuververmessung der Welt» (une nouvelle conception du monde) de Stefan Baron, paru en 2021; «Die scheinheilige Supermacht. Warum wir aus dem Schatten der USA heraustreten müssen» (La superpuissance hypocrite. Pourquoi nous devons sortir de l’ombre des États-Unis) de Michael Lüders, paru en 2021; et «Nationale Interessen. Orientierung für deutsche und europäische Poltiik in Zeiten globaler Umbrüche» (Les intérêtes nationaux. Orientations pour la politique allemande et européenne en période de bouleversements mondiaux) de Klaus von Dohnanyi, de 2022.

    Même dans les médias mainstream, pratiquement tous alignés, le lecteur trouve pourtant, de temps en temps, de précieuses exceptions. Ainsi l’article «In der Ukraine sollte die EU nicht den USA folgen, sondern nach Frieden streben» (En Ukraine, l’UE ne devrait pas suivre les Etats-Unis, mais aspirer à la paix), publié dans le «Berliner Zeitung» du 28 mai 2022. L’auteur est Michael von der Schulenburg, un ancien diplomate allemand de haut rang auprès de l’OSCE et des Nations unies.

Espérer que le salut puisse
reposer dans l’UE est illusoire

La voie vers une Europe indépendante, une Europe consciente de ses racines historiques, de la substance culturelle, politique et humaine du christianisme, de l’humanisme et des Lumières, ne sera pas facile. Il semble irréaliste de miser sur l’Union européenne actuelle, vu ses concepts et ses structures. Ils sont un produit artificiel, construits sous de fortes influences américaines, d’un degré beaucoup plus fort que celles des différents Etats-nations européens possédant encore des restes de leur identité historique et culturelle. L’UE manque de substance libérale et démocratique, historique et humaine. L’idée qu’elle soit capable de se métamorphoser en un instrument approprié d’autonomie européenne est sans doute illusoire. La nécessité se montre d’autant plus de tout miser sur les citoyennes et citoyens de la totalité des pays européens. Il s’agira de mobiliser l’essence inaltérée de l’Europe qui redevient forte si nous, citoyens européens, avons le courage d’agir dans ce sens, en tout lieu où une possibilité s’offre. Tout dépendra de cela. Tout dépendra de nous.

 

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