von Karl-Jürgen Müller
Hannes Hofbauer est un publiciste et éditeur viennois. Il a étudié l’histoire économique et sociale. Avec des livres comme «Feindbild Russland. Geschichte einer Dämonisierung (La Russie en image de l’ennemi. Histoire d’une diabolisation, 2016); Kritik der Migration. Wer profitiert und wer verliert (Critique de la migration. Qui profite et qui perd, 2018) et «Europa. Ein Nachruf»(Europe. Un épitaphe, 2020), il s’est fait remarquer comme auteur politiquement motivé, échappant pourtant à chaque tentative de catégorisation. Hannes Hofbauer témoigne d’un esprit indépendant qui critique de manière pointue les rapports sociaux ainsi que les structures de pouvoir économiques et politiques. Ces attributs caractérisent également son nouveau livre, récemment paru et intitulé «Zensur. Publikationsverbote im Spiegel der Geschichte. Vom kirchlichen Index zur YouTube-Löschung»*. (La Censure. La prohibition de publications au cours de l’Histoire. De l’index pontifical à l’effacement des informations sur YouTube)
Dès les premières pages de l’ouvrage, Hannes Hofbauer indique le point de départ de ses réflexions et son cadre d’interprétation: «Compenser la confiance perdue par des mesures coercitives fait partie des techniques de domination les plus anciennes auxquelles les chefs d’Eglise et les monarques ont toujours eu recours. De nos jours, les gouvernements modernes ainsi que nombre de principales entreprises de médias procèdent de la même façon. Ils sont prompts à répondre aux pertes de leur hégémonie habituelle des discours par des interdictions de publication. Les positions qui remettent en question le récit dominant et possèdent le potentiel de la diffusion large sont principalement concernées. C’est la situation exacte dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Le retour de la censure s’enracine dans les défaillances économiques qui caractérisent l’espace transatlantique. En plein déclin, l’establishment mobilise tout pour défendre sa raison d’être».
600 ans d’histoire de la censure
Comme les questions liées au pouvoir ne déterminent pas seules notre présent, Hannes Hofbauer place son analyse dans une perspective historique – ciblant son intérêt sur l’Europe et plus particulièrement sur l’espace germanophone. La première moitié du livre est consacrée à ce regard particulier sur l’histoire. Ce faisant, il commence à l’époque de l’imprimerie, au milieu du XVe siècle – époque qui ne se caractérise pas uniquement par la révolution en matière de diffusion de la parole humaine, mais aussi par ses bouleversements sociaux et politiques fondamentaux. A l’époque, les censeurs se matérialisaient surtout par l’Eglise.
Les 100 premières pages traitent des mesures de censure pratiquées du 16e au 20e siècle, toutes clairement illustrées et présentées de manière compréhensible. Le lecteur apprend ainsi qu’au début du 16e siècle, les instances étatiques recouraient de plus en plus souvent aux mesures de censure. Dans ce but, l’empereur et le pape travaillaient désormais de concert, même la poste édictait des interdictions de transport qui sanctionnaient les «ouvrages imprimés Indécents et rebels». Alors qu’au XVIIe siècle, «on pouvait publier en grande partie sans être dérangé» cela a changé au XVIIIe siècle – même si, à l’époque, il était encore relativement facile d’éviter les repressailles des princes régionaux qui régissaient la totalité du domaine politique de manière absolue depuis la guerre de Trente Ans. Il fallait trouver le moyen de transférer la publication d’un livre «dangereux» dans une autre principauté allemande, de régime plus libéral. Le XVIIIe siècle – siècle des Lumières – a lui aussi connu des mesures de censure qui se sont transformées en arme à double tranchant, devenant simultanément «l’instrument de l’éclaircissement et du contre-éclaircissement, selon l’encouragement relatif par les autorités». Avec la Révolution française, les princes des autres Etats européens se sont senti extrêmement menacés dans leurs défense de la position de pouvoir. Les mesures de censure prenaient donc une allure d’autant plus sévère. Cela n’a pourtant pas empêché l’héréditaire de la «révolution» politique, Napoléon, généralissime militaire et conquérant, de déployer toute sa violence non moins brutale contre toute opinion divergente durant ses années de régence.
Des accords de Karlsbad à des
résolutions pour une loi socialiste
Au sein de la Confédération allemande, la défaite définitive de Napoléon de 1815 a été suivie par les époques du Biedermeier et du Vormärz, période de censure accrue (comme l’illustrent les «Décisions de Karlsbad» de 1819) et de harcèlement sévère des dissidents dont ont également été victimes des hommes de lettres de renom. L’espoir de beaucoup d’entre eux et de larges couches des populations d’atteindre davantage de liberté grâce à la révolution de 1848/49 a été anéanti par son échec cuisant en Allemagne. Les mesures de censure visaient désormais surtout les forces politiques de la Gauche et les écrivains soulevant «la question sociale». La «loi contre les aspirations dangereuses pour la société émanant de la Social-démocratie» adoptée par le Reichstag le 21 octobre 1878 en est devenu le fanal de la Réaction.
Le XXe siècle
Sous la République de Weimar, la Constitution garantissait explicitement la liberté d’expression, mais Hannes Hofbauer n’omet pas d’aborder les mesures de censure en exercice pendant les années suivant la Première Guerre mondiale. Elles visaient avant tout «l’immoralité et l’obscénité» – notamment en raison de la crainte d’un débordement de la liberté sexuelle que certains voyaient se répandre dans les premières années de l’Union soviétique communiste – mais aussi, dans la phase finale de la République, contre la littérature anti-guerre ou pacifiste d’un Erich Maria Remarque. Il est de notoriété publique que le régime national-socialiste constituait une période de censure extrêmement sévère. En même temps, cette période a également été la période forte de la sœur jumelle de la censure: la propagande d’Etat.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce sont d’abord les puissances d’occupation en Allemagne et en Autriche qui ont décidé de la publication. Les constitutions adoptées à partir de 1949 pour l’Allemagne de l’Ouest, l’Allemagne de l’Est et l’Autriche réaffirment explicitement la liberté d’expression. La loi fondamentale ouest-allemande stipule même qu’«il n’y a pas de censure». Mais même durant les cinq premières décennies de l’Après-guerre, Hannes Hofbauer constate maintes mesures de censure de fait dans les pays germanophones, non seulement dans le domaine de la représentation littéraire et journalistique ou des pratiques sexuelles jugées choquantes, mais aussi contre les «ennemis de l’Etat» (à l’Ouest aussi bien qu’à l’Est).
Y a-t-il des limites
à la liberté d’expression?
Ça et là, on pourrait objecter que l’auteur focalise un peu trop son regard sur l’unique composante politique liée au pouvoir et à l’intérêt particlier qui conduirait aux restrictions de la liberté d’expression. N’y a-t-il pas de bonnes raisons pour de telles restrictions? Finalement, une menace explicite de la liberté – au sens d’un épanouissement de la personnalité conforme à la nature sociale humaine – et du bien commun peut provenir non seulement de la politique de pouvoir de l’Etat (et de ses adversaires), mais aussi d’acteurs privés. On peut penser ici à la protection de la jeunesse, au droit à l’honneur et à la dignité personnelles, à la défense contre l’extrémisme politique ou religieux violent ou, plus généralement, aux droits d’autrui», à «l’ordre constitutionnel» et à la «loi morale» – comme le statue par exemple la loi fondamentale allemande.
Cependant: Celui qui est sensible à ce domaine est amené à honnêtement distinguer s’il a en effet affaire à cela ou seulement à la justification d’autre formes d’exercice de la politique de puissance, souvent liée à des intérêts économiques. La deuxième partie du livre de Hofbauer, intitulée «La censure à l’ère du numérique», met en évidence que, dans l’Europe d’après 1990, il s’agit davantage de justifications de ce genre.
Néolibéralisme, numérisation
et déplacements géopolitiques
Hannes Hofbauer introduit également cette deuxième partie du livre par une analyse politico-économique compacte de la situation globale. Il la décrit de la sorte: «Dans sa politique de censure, le nouveau 21e siècle reflète la marche triomphale du libéralisme économique qui a duré des décennies et qui a donné aux acteurs non étatiques, appelés Global Players, un pouvoir d’une ampleur impensable auparavant. Dans les années 1990, le pouvoir sans frein du capital a renforcé la primauté de l’économie sur les processus politiques, ce qui se reflète également dans les actes de censure. Le développement technique envers une numérisation complète d’un nombre croissant de domaines du travail et de la vie a mis entre les mains de groupes de médias monopolistiques la souveraineté de définir eux-mêmes les limites de la liberté d’opinion et de la liberté de la presse, souveraineté illégitime qu’ils savent utiliser à leur profit – avec le soutien de l’Etat ou du super-Etat de l’UE».
Mais avec les changements géopolitiques mondiaux de ces 20 dernières années, il est également vrai qu’aujourd’hui «c’est précisément la connaissance du déclin géopolitique et économique qui se répercute sur la question du traitement de la liberté d’expression. Depuis longtemps, la consolidation de l’espace eurasien, perçue comme une menace à Washington, Bruxelles et Berlin, s’est répercutée sur le plan culturel et discursif. Le discours sur les valeurs de l’ancien ’Occident’ politique, stimulé par le zèle missionnaire, perd de sa crédibilité face à l’évolution des rapports de force à l’échelle mondiale. […] Pour enrayer cette perte, c’est surtout Bruxelles qui est intervenue pour fournir aux peuples européens de l’UE des décrets de vérité, d’abord dissimulés, puis de plus en plus ouvertement formulés, afin que la lecture historique, politique et culturelle de l’autoreprésentation domine le terrain discursif sans alternative».
Les vagues de censure depuis 2008
Hannes Hofbauer situe la première «atteinte à la liberté d’expression au XXIe siècle» au 28 novembre 2008, date d’une décision-cadre de l’UE qui, en surface, devait se diriger «contre la xénophobie et le racisme». En réalité, il s’agissait d’autre chose: l’UE voulait se réserver la souveraineté de définir ce qui devait être considéré à l’avenir comme un «génocide», un «crime contre l’humanité» ou un «crime de guerre», et ainsi couper court à tout débat divergent sur des événements concrets. A l’époque, c’étaient surtout les événements en ex-Yougoslavie qui étaient visés par l’UE. Pour elle, il s’agissait de frapper d’un tabou tout débat public sur la justification de l’action des pays de l’OTAN dans ce conflit, contraire au droit international.
La deuxième vague de censure du XXIe siècle est survenue après l’échec du sommet de Vilnius du 29 novembre 2013 qui aurait dû sceller le partenariat oriental de l’UE avec six pays d’Europe de l’Est, mais qui a échoué en raison de l’opposition du président ukrainien de l’époque, Viktor Ianoukovitch. Ont alors suivi les manifestations et les violences sur le Maïdan à Kiev, soutenues par l’UE et le gouvernement américain, et son narratif de la «révolution démocratique», divulgué par des instances de propande UE-USA – version toutefois clairement réfuté par les médias russes. Ce sont donc les médias russes qui sont désormais devenu la cible de l’anti-propagande de l’UE et de ses Etats membres. Sous le prétexte de lutter contre les «fake news» et le «hate speech» (langage incendiaire), au cours des années suivantes, on a assisté à une action concertée de l’UE, des autorités nationales dans la mouvance néo-libérale (notamment allemands) et des groupes correspondants américains opérant à l’échelle mondiale dans le domaine d’Internet et d’autres réseaux de communication électronique. Hannes Hofbauer revient en détail sur ces circonstances.
Nous nous bornons à résumer quelques acteurs clés: la Task-Force de l’UE dénommée «Strategic Communication Team East», créée en mars 2015, qui s’arrogeait de définir ce que devait être la «vérité» historique et politique, plaçant les relations publiques de la Russie au même niveau que la propagande de l’Etat islamique (Daech/EI); la «Loi allemande sur l’application des réseaux»d’octobre 2017 qui oblige les réseaux comme Facebook ou Twitter à éliminer les «fake news» et le «hate speech» sous peine d’amendes – tout cela sans contrôle de l’Etat de droit et entièrement délégué aux mains arbitraires des groupes de médias; le traité d’Etat allemand sur les médias, daté du 7 novembre 2020, qui oblige les autorités compétentes des Landesmedienanstalten (chaînes publiques), spécialement créées à cet effet, à scruter le monde des publications numériques en matière de la «véracité» des nouvelles divulguées et, en cas d’infraction constatée, à rappeler à l’ordre leurs sites Internet ou à les interdire; enfin, les «fact checkers» qui poussent comme des champignons, surtout dans les médias de droit public, prétendant pouvoir décider de ce qui est vrai ou faux.
En guise de conclusion à ces développements, Hannes Hofbauer écrit: «Plusieurs étapes sont encore nécessaires avant la mise en place d’un ministère de la Vérité, tel qu’il est connu dans le roman ‹1984› de George Orwell, et il faudra encore surmonter une grande résistance sociale. Mais l’élite politique de nombreux pays de l’UE travaille dans cette direction avec ténacité et acharnement.»
Hofbauer détaille ce procédé à l’aide de deux exemples.
«La lutte contre la chaîne russe ennemie»
Le premier exemple montre le traitement occidental des médias russes, en particulier de rt-deutsch. «rt» est l’abréviation de «Russia today». Par tous les moyens, on a empêché à cette chaîne germanophone financée par l’Etat russe d’émettre en tant que programme télévisé en Europe. La raison, assez grossière: la chaîne ne diffuserait que de la propagande russe. Hannes Hofbauer a rédigé son livre avant le 24 février 2022. Après cette date, il aurait pu considérablement étoffer ce chapitre. Désormais, ce n’est plus seulement la chaîne de télévision rt qui est concernée, mais l’ensemble du programme numérique de cette plateforme de rt (ci-inclus sputnik) qui est interdit sur la totalité des Etas-membres de l’Europe-UE, ceux qui veulent malgré tout assurer sa diffusion risquent de se voir infliger des amendes. Tous ceux qui remettent en question le récit US-OTAN-UE sur la guerre en Ukraine risquent donc d’être sanctionnés. Drôle de liberté que l’UE se vante de défendre!
Le traitement des opposants
aux mesures étatiques concernant Corona
Le deuxième exemple de Hofbauer concerne le traitement étatique et médiatique de ceux qui se sont opposés aux mesures étatiques contre la pandémie du coronavirus au cours des deux dernières années. Hofbauer lie étroitement ces mesures et la façon de traiter leurs opposants aux intérêts économiques de l’industrie pharmaceutique. Pour les illustrer, l’auteur développe l’exemple de Ken Jebsen, journaliste allemand, qui a travaillé pendant de nombreuses années pour une chaîne publique (la Rundfunk Berlin-Brandenburg, RBB). Après avoir dû quitter la chaîne en raison de ses critiques de la politique israélienne, Jebsen s’est mis à son compte avec son propre portail Internet, KenFM, et a connu un grand succès. Il s’est vu mettre des bâtons dans les roues à tous les niveaux après avoir critiqué les mesures gouvernementales concernant le coronavirus. Résultat: On lui a retiré la concession d’émettre de son portail Internet ce qui a détruit sa base de subsistence, si bien qu’il a finalement décidé de quitter l’Allemagne.
En effet, constate l’auteur, dans des pays comme l’Allemagne et l’Autriche, le traitement étatique et médiatique de ceux qui s’opposaient aux mesures gouvernementales de Corona n’était pas digne d’une démocratie libérale. Souvent victimes de généralisations arbitraires, on a attribué à ces citoyens des étiquettes on ne peut plus péjoratifs telles que «théoriciens de complot» ou «adhérents de la Droite», (la présidente du SPD les traitait de «covid-iotes»). L’Office de la protection de la constitution (Verfassungsschutz) a même inventé une nouvelle variante d’enfreinte à la constitution, à savoir les activités en but de «délégitimation de l’Etat». Une discussion de fond a presque entièrement fait défaut.
Hannes Hofbauer aurait pourtant pu ajouter qu’en réalité, il y avait (et il y a) des raisons tout à fait objectives pour que l’Etat prenne des mesures pour lutter contre le coronavirus et que tous les partisans de ces mesures n’étaient pas (et ne sont pas) motivés par le sens du pouvoir ou des intérêts politiques. De plus, les inquiétudes concernant un autre fléau, celui d’une «infodémie» se développant parallèlement à la pandémie, c’est-à-dire d’une confusion d’opinions rendant la lutte contre la pandémie plus difficile, n’étaient pas non plus totalement injustifiées.
Impossibilité d’éradiquer le contrepoids
des débats publiques face aux narratifs imposés
Il est aussi pertinent qu’encourageant que Hannes Hofbauer affirme clairement, de façon continuel et notamment dans un court chapitre final intitulé «Les mesures de censure sont toujours contournées», que les mesures de censure des opinions divergentes, motivées par la politique du pouvoir, ne sont pas durables. La politique de puissance en tant que telle, établie par un système de pouvoir qui se trouve en réalité affaibli, est une attaque frontale, hautement dangereuse, contre la liberté et le bien commun. Elle porte la lourde responsabilité de ses innombrables victimes. Mais dans sa quête inlassable de liberté inaliénée, le genre humain est doté d’un élan indomptable à toujours emprunter de nouvelles voies.
C’est dans ce sens qu’ il convient de citer la dernière phrase du livre: «C’est pourquoi, après cette interpellation historique concernant les interdictions de publication à travers les siècles, le message final de ce livre se résume ainsi: le contre-public au discours dominant peut certes être entravé par des interdictions, mais il ne se laisse pas étouffer.»
Quant à moi, je recommande vivement la lecture du livre de Hannes Hofbauer en ajoutant la devise d’Immanuel Kant: «Aie le courage de te servir de ton propre entendement!» ou, plus court: «Ose penser par toi-même!»•
Hofbauer, Hannes. Zensur. Publikationsverbote im Spiegel der Geschichte. Vom kirchlichen Index zur YouTube-Löschung. (La censure. Les interdictions de publication dans le miroir de l’histoire. De l’index ecclésiastique à la suppression de YouTube). Promedia-Verlag, Vienne 2022,
ISBN 978-3-85371-497-3
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