La Suisse en Europe

La Suisse trouve-t-elle sa voie?

par Dr. rer. publ. Werner Wüthrich

La Grande-Bretagne a récemment quitté l’UE et a conclu avec Bruxelles un vaste accord de libre-échange et de coopération. De son côté, la Suisse a mis fin aux longues négociations pour un accord-cadre avec l’UE. Il contenait la reprise du droit de l’UE, la soumission à sa juridiction et d’autres éléments, qui seraient certainement tous rejetés en votation populaire. Depuis lors, toute le monde se demande comment les choses vont continuer. Un regard sur l’histoire commune avec la Grande-Bretagne peut apporter une réponse à cette question. Comme à l’époque, l’ingérence latente des Etats-Unis dans les affaires des Européens est d’actualité. La base de données des documents diplomatiques suisses (dodis) documente bien les événements jusqu’à l’époque actuelle.1

Au milieu des années 1950, le projet de Communauté économique européenne (CEE) était en discussion. Jean Monnet, fortement lié aux Etats-Unis, en était l’un des principaux initiateurs. L’idée directrice était de réunir les pays européens en une «union sans cesse plus étroite», c’est-à-dire avec une superstructure politique que nous voyons aujourd’hui se concrétiser dans l’UE. Jean Monnet parlait souvent des futurs «Etats-Unis d’Europe». Mais un autre projet était discuté en parallèle: il était question d’une union des pays européens en tant qu’Etats souverains, afin de coopérer dans une zone de libre-échange.

Résistance des Etats-Unis
à la voie libérale

La voie libérale eut du succès dans de nombreux pays, mais pas auprès du gouvernement américain. Le ministre suisse Albert Weitnauer (secrétaire d’Etat du Conseil fédéral) fit état de discussions au sein de l’OECE, l’Organisation européenne de coopération économique (créée dans le contexte du plan Marshall). Au sein de cette instance, les Etats-Unis avaient mis leur veto à une zone de libre-échange (dodis.ch/15113).

Situation de la Suisse
et création de l’AELE

Le Conseil fédéral était conscient que la Suisse ne pourrait pas participer à une CEE visant une «union toujours plus étroite», avec une superstructure politique correspondante. Hans Schaffner, délégué aux accords commerciaux, fut alors mandaté par le Conseil fédéral. En 1957, il invita à Genève des acteurs intéressés de différents pays, qui étaient sceptiques vis-à-vis du concept de la CEE. Ils venaient du Danemark, de Norvège, du Portugal, de Suède, d’Autriche et de Grande-Bretagne. C’est à Genève que fut élaboré le concept de l’AELE, l’Association européenne de libre-échange, fondée en 1960. L’AELE prévoyait de développer la coopération libre aussi avec les pays de la CEE (dodis.ch/3017).

Ingérence massive
du gouvernement américain

Le 14 juillet 1961, un secrétaire d’Etat américain rendit visite à Hans Schaffner, élu entre-temps conseiller fédéral, et au conseiller fédéral Friedrich Traugott Wahlen, et leur communiqua que les présidents des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne se seraient rencontrés, que les Etats-Unis ne toléreraient jamais un traité économique entre la CEE et l’AELE, mais qu’ils attendaient que les pays de l’OTAN au sein de l’AELE rejoignent la CEE le plus rapidement possible, avant tout la Grande-Bretagne, puis aussi le Danemark, la Norvège et le Portugal. Ensuite, les trois pays neutres que sont la Suisse, l’Autriche et la Suède devraient entamer des négociations avec Bruxelles et conclure individuellement un contrat d’association avec la CEE, qui soutiendrait les objectifs politiques de la CEE. Comme l’ont exprimé certaines voix au Palais fédéral, il s’agissait d’une monstruosité (dodis.ch/30116).

 Wahlen explique le modèle suisse

En automne 1962, le Conseil des ministres à Bruxelles invita le Conseil fédéral à une audition. Le président de la Confédération Wahlen eut l’occasion d’expliquer les principes de la Suisse et de rendre compte des travaux préparatoires. Le Conseil fédéral avait convoqué plusieurs groupes de travail qui avaient élaboré le point de vue de la Suisse sur les différentes questions économiques. L’exposé de Jean Rudolph von Salis, qui expliqua la place et l’importance de la neutralité, du fédéralisme et de la démocratie directe dans le contexte global, fut central (dodis.ch/34186, p. 36-50).
    

    Le texte du discours préparé par Wahlen et approuvé par l’ensemble du Conseil fédéral est aujourd’hui disponible (dodis.ch/30371). Dans la première partie, Wahlen donnait des informations détaillées sur la Suisse, son économie et sa structure étatique. Dans ses explications figure le passage suivant, particulièrement marquant:

    «[...] Dans les arrangements à conclure avec la Communauté, la Suisse devra cependant sauvegarder sa neutralité, garante de son indépendance, sa structure fédéraliste et son système de démocratie directe. Démocratie directe, fédéralisme et neutralité marquent la personnalité politique de la Suisse. Ils sont le résultat de sa diversité intérieure et forment la base de sa stabilité politique qui, à notre avis, a eu des effets favorables sur ses relations avec les pays tiers.»

Objection du président Charles de Gaulle

Il y avait cependant un chef d’Etat européen qui observait les activités des Etats-Unis avec un mécontentement croissant: le président français Charles de Gaulle mit son veto au projet d’adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE. Après l’adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE, les Etats-Unis domineraient encore plus les événements politiques en Europe qu’ils ne le faisaient déjà, objecta-t-il à juste titre. La France perdrait du poids.

    Le veto de de Gaulle apporta un peu de répit. Les négociations furent gelées. Il élimina la pression des Etats-Unis sur la Suisse pour qu’elle conclue un accord d’association politique avec la CEE. L’AELE pouvait souffler. Elle était toujours composée des mêmes membres fondateurs avec la Grande-Bretagne. Comme prévu, dans les années 1960 ils démantelèrent les droits de douane au même rythme que la CEE, de sorte qu’en 1971, le pas vers un accord de libre-échange commun n’était plus très grand.

Accord de libre-échange
de 1972 – liés à l’Europe

Le 22 juillet 1972 fut signé l’accord de libre-échange entre la CEE et les pays de l’AELE. Lors de la signature au Palais d’Egmont à Bruxelles, le président de la Confédération Brugger (chef du Département fédéral de l’économie) tint un discours dans lequel il souligna dès la première phrase l’importance de cet accord en matière de bases étatiques pour la Suisse (dodis.ch/36209).

    «L’Accord conclu entre la Suisse et les Communautés européennes, que j’ai l’honneur de signer aujourd’hui au nom du Conseil fédéral, représente une étape décisive des efforts que nous avons déployés traditionnellement afin de participer à l’intégration de notre continent, dans la mesure où nous sommes à même de le faire en sauvegardant notre système de démocratie directe, les compétences parlementaires et la neutralité que nous pratiquons en matière de politique étrangère.»

    La votation populaire eut lieu le 4 décembre 1972, avec un résultat clairement favorable au traité, à 72% des votants et tous les cantons.

La Grande-Bretagne et
la Suisse prennent des chemins différents

Le traité de libre-échange de la Suisse de 1972 a ensuite été développé au fil des ans, jusqu’à être complété de plus de 100 accords complémentaires. Il a posé la première pierre d’une longue et fructueuse voie bilatérale. Aujourd’hui, la valeur des marchandises passant chaque jour la frontière entre la Suisse et l’UE s’élève à plus d’un milliard de francs.

    Parallèlement, le 1er janvier 1973, la Grande-Bretagne a rejoint la CEE, en accord avec les Etats-Unis. Après une vaste expérience commune, les Britanniques l’ont à nouveau quittée le 31 janvier 2020, 47 ans plus tard, à la suite d’un référendum (2016) et d’un vif débat politique. Presque tous les médias européens prédirent un sombre avenir à la Grande-Bretagne «hors de l’Europe», avec un déclin économique peint tout en noir. Toutefois, il en fut autrement.

Accord de libre-échange entre l’UE et
la Grande-Bretagne – d’égal à égal

Le 30 décembre 2020, la Grande-Bretagne signa un accord de commerce et de coopération avec l’UE2, qui est entré définitivement en vigueur le 21 mai 2021. Il s’agit notamment d’un vaste traité de libre-échange de plus de 2 000 pages, qui régit en détail la coopération économique avec l’UE. L’accord ne porte pas uniquement sur le commerce de biens et de services. D’autres domaines, qui sont dans l’intérêt des deux acteurs, en font partie. Un conseil de partenariat commun veille à ce que l’accord soit correctement appliqué et interprété. La procédure de conciliation est clairement réglementée. Quiconque se rappelle des sombres prévisions d’avenir avant le Brexit s’étonne de cet ensemble de traités minutieux et taillés sur mesure, qui régit la coopération libérale entre l’UE et la Grande-Bretagne. Tous les points litigieux ayant empêché la conclusion de l’accord-cadre entre l’UE et la Suisse, comme la reprise du droit, la soumission à la Cour de justice de l’UE, la libre circulation des personnes liée à la directive sur la citoyenneté européenne, ne figurent pas dans cet accord. C’est donc possible. On a l’impression que les Britanniques ont obtenu quelque chose qu’ils avaient déjà recherché en 1960, lorsqu’ils ont fondé l’AELE avec la Suisse.

Nous autres Suisses pouvons garder
la tête aussi haute que les Britanniques

Les deux pays, la Suisse et la Grande-Bretagne, ont conclu un accord de libre-échange et de coopération détaillé avec l’UE. L’accord-cadre, qui aurait fortement lié la Suisse à l’UE sur le plan politique, s’est avéré dès le départ être une impasse. La poursuite et l’actualisation de l’accord de libre-échange suisse (et éventuellement des bilatérales) est donc l’étape logique.

    La Grande-Bretagne ouvre la voie. Si les négociateurs suisses à Bruxelles ne parviennent pas à avancer sur un point, ils peuvent consulter le traité des Britanniques. Après tout, l’UE ne peut pas refuser aux Suisses ce qu’elle a accordé aux Britanniques. La Suisse a de toute façon une bonne position de négociation: elle est un très bon client des pays de l’UE et met à disposition l’importante liaison nord-sud à des conditions très avantageuses. Le succès ne sera au rendez-vous que si les négociateurs suisses s’appuient sur ces points et respectent les principes étatiques, comme l’ont fait les négociateurs précédents. Le 1er août est l’occasion de nous le rappeler.

Rôle ambigu des Etats-Unis

Conclusion: depuis la Seconde Guerre mondiale, le rôle dominant des Etats-Unis a considérablement marqué et orienté les événements européens. Dans les années 1950, ils ont empêché la création d’une zone de libre-échange au sein de l’OECE, puis ont exigé assez fermement la dissolution de l’AELE et ont poussé ses membres à adhérer à la CEE ou à signer un traité d’association. C’était assez «musclé».

    C’est également ce qui a été ressenti dans la Berne fédérale. Le 23 juillet 1963, Paul Jolles, chef du bureau dit d’intégration au sein de l’administration fédérale, a rapporté comme suit au Conseil fédéral, dans un document classé strictement confidentiel, un entretien avec le chef du Conseil de planification politique du Département d’Etat américain: «Mon interlocuteur défend sans réserve le point de vue américain bien connu selon lequel l’étatisme en Europe est historiquement dépassé et qu’une unification politique semble inévitable si l’Europe veut continuer à jouer un rôle dans la politique mondiale». Le message de Jolles adressé aux conseillers fédéraux Wahlen et Schaffner se terminait par la remarque personnelle suivante: «L’entretien m’a laissé l’impression que concernant l’Europe, le braintrust du Département d’Etat a perdu tout lien avec laréalité». (dodis.ch/30356)

    Les Etats-Unis poursuivaient manifestement des objectifs géopolitiques: les pays européens devaient former un bloc uni au sein de la CEE et de l’OTAN, contre l’Union soviétique. La Suisse devait elle aussi subir une immense pression. Quant au «coup de théâtre» de de Gaulle, il sauva l’AELE et son idée d’un mode de coopération libéral en Europe, du moins provisoirement.

    Le «style» des Etats-Unis décrit ci-dessus s’observe également aujourd’hui. Les Etats-Unis s’immiscent d’une manière semblable dans la politique européenne. Par le biais de sanctions économiques massives, ils ont lancé une «guerre éclair» contre la Russie, et ont exigé que les pays européens fassent bloc derrière eux. Cette guerre éclair a en grande partie échoué. Mais les sanctions mettent surtout les pays européens en difficulté, et malheureusement, il n’y a pas de Charles de Gaulle en vue aujourd’hui.

    Les négociateurs suisses de l’époque voulaient, à l’instar de de Gaulle, une Europe d’Etats souverains qui, par leur politique, «feraient sonner l’orchestre européen», comme l’a dit un jour Albert Weitnauer (dodis.ch/30358). Un exemple: en 2014, la Suisse a présidé l’OSCE, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, basée à Vienne. Comme le rapporte aujourd’hui l’officier de renseignements suisse Jacques Baud, la délégation suisse avait alors proposé que l’Ukraine s’organise de manière fédéraliste et que ses régions disposent d’une large autonomie, à l’instar des cantons en Suisse. En tant que pays neutre et multilingue, elle aurait pu entretenir de bonnes relations aussi bien avec l’Ouest qu’avec l’Est. Cette idée a été reprise dans les deux accords de Minsk que la France et l’Allemagne ont négociés avec la Russie. Aujourd’hui, ces accords font malheureusement partie de l’histoire, car d’autres ont dicté la ligne à suivre. •


1  La base de données en ligne «Dodis» contient des milliers de documents numérisés sur les relations internationales de la Suisse depuis 1848, provenant principalement des Archives fédérales suisses. Parmi les plus fascinants se trouvent les procès-verbaux d’entretiens internes du Conseil fédéral avec des membres d’autres gouvernements, ou des rapports sur les événements survenus au Palais fédéral, qui n’étaient pas rapportés à l’époque. Grâce à dodis, ces documents à l’époque strictement confidentiels sont aujourd’hui accessibles au public. Ce travail de recherche a déjà débuté en 1972 et est en ligne depuis 1997.
2https://ec.europa.eu/info/strategy/relations-non-eu-countries/relations-united-kingdom/eu-uk-trade and-cooperation-agreement_de 

 

 

Notre site web utilise des cookies afin de pouvoir améliorer notre page en permanence et vous offrir une expérience optimale en tant que visiteurs. En continuant à consulter ce site web, vous déclarez accepter l’utilisation de cookies. Vous trouverez de plus amples informations concernant les cookies dans notre déclaration de protection des données.

Si vous désirez interdire l’utilisation de cookies, par ex. par le biais de Google Analytics, vous pouvez installer ce dernier au moyen des modules complémentaires du présent navigateur.

OK