Couverture médiatique de l’Ukraine: une gestion dangereuse des perceptions par les images et les mots

par Patrick Lawrence

 Depuis quelques jours je lis, surtout dans des publications indépendantes dont je ne peux pas juger de la crédibilité, des récits sur ce qui se passe dans les régions que les troupes ukrainiennes ont récemment reconquises. Il semble que l’on assiste très rapidement à de violentes représailles, au cours desquelles ceux qui sympathisent avec la Russie sont qualifiés de «collaborateurs» et sont assassinés ou arrêtés.

On lit ces rapports et on se garde bien de tirer des conclusions hâtives. Cette publication est-elle fiable? Quel est son degré d’indépendance? Qui en sont les auteurs?
    En même temps, ces rapports coïncident avec de nombreux autres, datant de plusieurs mois, qui décrivent en détail des cas de voitures piégées, de tirs à bout portant, d’empoisonnements, de rixes aux couteaux et autres. Les victimes sont des personnes occupant des postes politiques ou administratifs au niveau local ou provincial, des personnes prônant une solution négociée entre Moscou et Kiev, des personnes ayant travaillé avec les Russes lorsqu’ils étaient encore sur place, ou simplement des personnes parlant russe et ayant une histoire, des traditions ou des liens familiaux communs avec leur voisin, qu’ils considèrent en quelque sorte comme leur «mère patrie».
    On lit, on est prudent et on se pose des questions.

Commandos tueurs ukrainiens

Il y a une semaine, le «Washington Post» s’est exprimé sur le sujet. David Stern couvre l’Ukraine depuis 2009, visiblement en tant qu’indépendant. Son article paru le 8 septembre était intitulé «Des commandos de tueurs ukrainiens visent les occupants et les collaborateurs russes».1
    Stern écrit que cette campagne d’assassinats remonte au début des hostilités fin février et qu’elle a fait à ce jour près de 20 victimes, tuées ou blessées lors de tentatives d’assassinat. Il écrit:

«Ils ont été abattus, explosés, pendus et empoisonnés, une série de méthodes qui reflètent la détermination des commandos de tueurs et des saboteurs ukrainiens, qui opèrent souvent en plein cœur des territoires contrôlés par l’ennemi. L’imprévisibilité des attentats vise à effrayer toute personne qui pourrait être prête à collaborer avec les gouvernements fantoches créés par la Russie pour mettre en scène des référendums fictifs et finalement annexer les territoires occupés.»

Pour avoir travaillé pendant quelques décennies comme rédacteur dans de grands quotidiens, je me sens relativement apte à juger de la crédibilité du «Washington Post», et pour dire les choses poliment, je ne l’estime pas beaucoup.
    En tenant compte de ce que je lis ailleurs, le «près de 20» de Stern semble bas. Il brouille la question de l’identité de ces victimes en les qualifiant de «fonctionnaires soutenus par le Kremlin ou leurs collaborateurs locaux», une description qui ne saurait être plus floue.
    D’autre part, il admet, même si ce n’est qu’en passant, comme s’il fallait éviter de le relever, que ce qu’il décrit est une action terroriste. Beaucoup plus bas dans l’article, il écrit également que ces victimes, quoi qu’elles fassent, sont des civils, ce qui soulève des questions fondamentales, à la fois morales et juridiques:

«Bien que la campagne d’assassinats soit applaudie par de nombreux Ukrainiens, elle soulève néanmoins des questions juridiques et éthiques sur les homicides extrajudiciaires et les éventuels crimes de guerre, en particulier lorsque les victimes sont des acteurs politiques ou des civils et non des combattants sur le champ de bataille ou d’autres membres des forces armées. Et ces questions ne peuvent pas être balayées d’un revers de main en invoquant l’illégitimité de l’invasion russe.»

J’ai réfléchi à tout cela après avoir lu un article que RT a publié ce matin. RT est l’équivalent russe de la BBC, parce qu’elle est financée par le gouvernement et que nous ne pouvons donc pas être sûrs de l’influence que le gouvernement y exerce directement ou indirectement. J’ai toujours supposé que chez RT comme à la BBC, il devait au moins exister une certaine influence. Par le passé, ce point de vue a irrité beaucoup de gens, car de nombreuses personnes ont gardé l’idée de l’intégrité immaculée de la BBC des années 1950. Je n’y peux rien. Lorsqu’il s’agit d’évaluer la valeur des reportages, il est naturel de lire RT et d’écouter la BBC avec le même degré de prudence.

Persécution d’enseignants russophones après la prise de territoires

Le reportage de ce matin avait pour titre «L’Ukraine menace d’emprisonner des enseignants»2 et indiquait qu’au cours des derniers jours, immédiatement après la prise de nouveaux territoires dans le nord-est de l’Ukraine, les forces armées ukrainiennes avaient commencé à arrêter «un nombre indéterminé d’enseignants». Ces enseignants ne sont pas des «fonctionnaires soutenus par le Kremlin ou leurs collaborateurs locaux». Leur seul délit est d’être russophones et d’enseigner en russe à leurs élèves russophones.

Irina Vereshchuk en voix off

Extrait du reportage de RT:

«Ceux qui ont enseigné le programme russe à des enfants locaux sont maintenant poursuivis en Ukraine, a déclaré la vice-première ministre Irina Vereshchuk à la société de médias ukrainienne Strana.
    ‹Ils ont commis un crime contre notre nation›, a-t-elle déclaré, ajoutant qu‘‹un tribunal déterminera leur [...] peine›. La vice-première ministre a accusé les enseignants détenus d‘‹activités illégales›, sans préciser quel crime concret ils avaient commis. Selon Strana, Vereshchuk a déclaré qu‘ils pourraient être accusés de ‹violation des lois de la guerre›, une accusation typiquement utilisée contre ceux qui sont impliqués dans la torture, les meurtres de civils et les pillages.
    Elle a également ‹averti› les ‹citoyens russes› arrivés dans ce qu‘elle a appelé les ‹territoires ukrainiens temporairement occupés› qu‘ils seraient ‹certainement punis s‘ils ne quittaient pas immédiatement notre territoire›.»

Cet article est remarquable pour plusieurs raisons.
    Tout d’abord, nous n’avons plus besoin de nous perdre en conjectures. RT nous fournit désormais une confirmation de la campagne de persécution directement de la part d’un membre haut placé du régime de Kiev. Je suis Irina Vereshchuk depuis quelques mois maintenant et j’ai notamment observé son comportement lors des massacres de Boutcha au printemps dernier. C’est une nationaliste obstinée, une fanatique irascible qui déborde de mépris pour les Russes.
    Et elle est la vice-première ministre de l’Ukraine: sympa.
    Deuxièmement, cette campagne ne se limite pas aux personnes que l’on peut qualifier de collaborateurs selon la définition la plus large. Il s’agit de personnes qui parlent le russe et l’enseignent dans une région d’Ukraine où la langue russe est majoritaire. Ils sont désormais menacés d’une peine de prison ou d’un déplacement forcé. Que nous l’appelions ainsi, ou plutôt expulsion arbitraire ou migration forcée, il s’agit d’un crime au regard du droit international.

Guerre des cultures

Troisièmement, ce que nous vivons en Ukraine est plus qu’une guerre au sens où nous utilisons généralement ce terme. Kiev ne mène pas seulement une guerre territoriale. Elle mène une guerre des cultures, et j’utilise ce terme avec lucidité. Du point de vue du régime, ce conflit porte sur des individus supérieurs et d’autres individus inférieurs, et sur le droit des premiers à exterminer les seconds. C’est la raison pour laquelle tant de fonctionnaires ukrainiens ont si souvent l’impertinence de qualifier d’«animaux» les habitants de l’Est russophone, et même tous les Russes. Une meilleure traduction serait «sous-hommes», en référence au terme «Untermenschen» utilisé par les nazis.

Le couple Zelenski à la mode

La lecture ce matin du dernier reportage de RT m’a laissé pensif. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce qui m’est venu à l’esprit, c’est l’absurde série de photos que Vogue a publiée dans son numéro d’août sous le titre: «Portrait de la bravoure: la première dame d’Ukraine, Olena Zelenska»3. Nous y avons été gratifiés d’une volée de photos de la glamoureuse Olena et de son mari Volodimir qui, dans son T-shirt volontairement taché, n’est pas aussi glamour, mais président de l’Ukraine malgré tout. Volodimir, «un comique devenu homme politique, dont la présidence pourrait déterminer le destin du monde libre», mais uniquement ce Volodimir-là, pas le Volodimir qui criminalise la langue russe, interdit l’opposition, fait taire la presse, prive les syndicats de leurs droits et place des assassins dans ses services spéciaux.
    Je n’aurais jamais pensé que quelqu’un tenterait de glorifier des va-t-en-guerre, et de mettre le bellicisme à la mode, mais voilà Vogue à l’automne de notre empire, qui recrute des supplétifs comme Zelenski pour défendre son hégémonie déclinante. Alors donnons-lui du style.

Légitimer ce qui est répréhensible

Je ne pense pas que ma réflexion de ce matin était aussi excentrique qu’elle pourrait le paraître. Nous sommes inondés d’images et de termes connotés, un usage calculé de la langue visant à donner une légitimité à l’abject afin d’expliquer le conflit en Ukraine selon le schéma des scribes de la classe dirigeante. Qu’est-ce que la plupart d’entre nous savons réellement sur ceux qui font la guerre aux forces armées russes? C’est la question que mon esprit m’a imposée.
    «Ce sont des démocrates épris de liberté, qui luttent pour leur indépendance, et ils sont exactement comme nous»: n’est-ce pas en quelques mots la réponse que vous ferait quelqu’un brandissant un drapeau bleu et jaune si vous lui demandiez qui sont les Ukrainiens?
   C’est exactement la réponse à laquelle les porteurs de drapeaux sont conditionnés. Sa caractéristique principale est son caractère bidimensionnel. Réentendre cela sans cesse, comme tous ceux qui écoutent notre discours, c’est comme regarder sur une scène une toile représentant un paysage imaginaire, et se faire dire par les peintres paysagistes: «Non, ce que vous voyez n’est pas une représentation imaginaire, mais le paysage réel.»

Une gestion dangereuse des perceptions

Il y a quelques semaines, Ralph Nader a publié dans le ScheerPost un article dans lequel il soulignait que le «New York Times», qu’il semble apprécier beaucoup plus que moi, utilisait un nombre excessif d’images dans ses reportages. Je m’en suis rendu compte en lisant le rapport quotidien sur l’étranger. Le «Times» était autrefois appelé «The Gray Lady» parce qu’il ne contenait que du texte et très peu d’images. Maintenant, un rapport sur l’étranger contient généralement des images en abondance, avec du texte intercalé. C’est particulièrement vrai pour les reportages sur l’Ukraine. Les photographes ont même souvent droit à leur propre gros titre.
    Le «Times» s’adresse à de nouvelles générations qui ne savent pas lire, ne s’intéressent pas à l’histoire et ne savent pas gérer la complexité: c’est ce que j’ai d’abord pensé. Mais cela va au-delà du fait que le journal s’avilit lui-même au nom du marché. Le «Times» reproduit la vision simplifiée du monde dont un empire en déclin a besoin s’il veut dissimuler sa chute.
    Les images ne racontent pas d’histoires. Ce sont des images bidimensionnelles qui prétendent raconter des histoires sans en dire beaucoup au spectateur. L’autre jour, le «Times» a publié une photo de caisses de fusils vides éparpillées le long d’une route. La légende de la photo nous indiquait qu’il s’agissait de l’héritage du retrait russe du nord-est, une histoire de peur, d’urgence et de désespoir.
    Mais s’agissait-il vraiment de cela? A qui appartenaient ces caisses? Qui les avait vidées et pourquoi? Comment étaient-elles arrivées là? Que viennent faire des caisses de fusils vides sur une route? Quels étaient les indices d’un «retrait»? La légende de l’image donnait-elle l’emplacement réel de ces caisses, que nous considérons comme des témoins de la guerre la plus propagandiste de l’histoire, ce qui me paraît en effet être le cas?

Vocabulaire connoté

Un autre exemple nous est fourni dans l’usage de la langue. Nous sommes nourris d’une quantité de mots connotés, car les événements qui donnent une mauvaise image des Ukrainiens ne peuvent plus être simplement omis, et les correspondants sont obligés d’écrire à leur sujet. L’article de David Stern décrivait les «homicides extrajudiciaires» des Ukrainiens et leur intention de terroriser la population locale, une langue très directe. Mais c’était l’exception qui confirmait la règle. Les soldats ukrainiens sont toujours courageux. Les Russes, eux, gèrent des colonies pénitentiaires. Comme nous l’avons déjà mentionné, les assassins ukrainiens sont des «partisans» qui tuent à juste titre des «collaborateurs». Ces mots sont une allusion honteuse à la campagne de guérilla des maquisards contre les collaborateurs du gouvernement de Vichy pendant l’occupation nazie de la France. Ce ne sont là que quelques exemples parmi tant d’autres.

Si des images prétendent raconter des histoires et ne le font pas, les textes utilisés de cette manière prétendent raconter des histoires vraies qui ne le sont pas. Dans aucun des deux cas, les spectateurs d’images ou les lecteurs de textes n’ont accès à la tridimensionnalité de tous les événements.
    Soyons donc prudents avec les images et les mots utilisés de cette manière. Car il s’agit de «gestion des perceptions», comme cela se pratique aussi ailleurs. Ce n’est pas nouveau. Mais la manipulation de la perception du public est tout simplement dangereuse lorsqu’elle devient omniprésente comme c’est le cas actuellement. L’histoire nous montre assez clairement où cela peut mener.
    
Diana Johnstone, éminente spécialiste de l’Europe, a publié cette semaine un excellent article dans Consortium News4 dans lequel elle affirme ceci: «Une guerre qui semble irrationnelle, comme beaucoup d’autres, a des racines émotionnelles profondes et revendique une justification idéologique. De telles guerres sont difficiles à arrêter parce qu’elles se situent en dehors du domaine de la rationalité». Johnstone continue d’explorer les forces historiques profondes à l’œuvre en Ukraine, à commencer par une russophobie sous-jacente qui règne à l’étranger, dans certaines parties de l’Europe ainsi qu’en Ukraine, et qui est enracinée dans de vieux ressentiments toxiques à l’égard de la victoire soviétique sur le régime nazi en 1945.

La troisième dimension

Voilà la troisième dimension manquante dans la couverture de la crise ukrainienne par les médias grand public, ou une partie importante de celle-ci. Pour notre compréhension et notre capacité à juger ce conflit et des personnes comme Irina Vereshchuk, il est indispensable de savoir de quoi sont faits les dirigeants et l’armée ukrainiens. Il faudrait une photo extraordinaire pour en donner ne serait-ce qu’un aperçu. Et il faudrait un reportage qui utilise les mots de manière bien plus honnête que ce que nous lisons dans ces médias, sans recourir à des sous-entendus faisant passer des atrocités pour de l’héroïsme, et des nationalistes inspirés par les nazis pour d’honnêtes démocrates.

1https://www.washingtonpost.com/world/2022/09/08/ukraine-assassinations-occupied-territory-russia/      
2https://www.rt.com/russia/562663-ukraine-russian-teachers-criminal-charges/             

3https://www.vogue.com/article/portrait-of-bravery-ukraines-first-lady-olena-zelenska 
4https://consortiumnews.com/2022/09/12/diana-johnstone-the-specter-of-germany-is-rising/         
(Traduction Horizons et débats)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Patrick Lawrence, de longue date correspondant à l’étranger, notamment pour l’«International Herald Tribune», est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Titre de son dernier livre: «Time No Longer: Americans after the American century». Yale 2013. Sur Twitter, Lawrence était accessible sous @thefloutist avant d’être censuré sans commentaire. Patrick Lawrence est accessible sur son site web: patricklawrence.us. Soutenez son travail en consultant patreon.com/thefloutist.

La «gestion de la perception»

La gestion de la perception est un terme utilisé dans le domaine militaire américain. Le ministère américain de la Défense (DOD) définit le terme comme suit:
    «Mesures visant à transmettre et/ou à refuser de transmettre des informations et des indicateurs sélectionnés à destination des groupes cibles étrangers afin d›influencer leurs émotions, leurs motivations et leur capacité de réflexion objective, ainsi qu›à des systèmes de renseignement et à des dirigeants à tous les niveaux afin d›influencer des évaluations officielles, mesures dons qui sont susceptibles de conduire finalement au comportement des groupes cibles étrangers et à leurs actions officielles qui favorisent les objectifs des initiateurs [de ces mesures]. La gestion des perceptions combine, de différentes manières, la projection de la vérité, la sécurité des opérations, le camouflage et la tromperie ainsi que les opérations psychologiques.»

Source: DOD Dictionary of Military and Associated Teams du 12 avril 2001
(modifié le 19 août 2009)

(Traduction Horizons et débats) 

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