Les échanges culturels – pour lutter contre l’exclusion, la haine et les conflits

Par contre les sources d’inspiration de «l’appropriation culturelle», ultime idéologie moderniste en date, se retrouvent clairement dans une idéologie «ethno-nationaliste» et raciste

par Thomas Schaffner, historien et théologien

Alors que les citoyens suisses, grâce à leurs droits fondés sur la démocratie directe: l’initiative populaire et le référendum, peuvent à tout moment rappeler à l’ordre, de manière pacifique et civilisée, leur classe politique tentée par les échappées (récurrentes, ces derniers temps) toujours plus ou moins orientées, les populations de l’UE voient s’annoncer un automne «chaud» traversé de troubles et de manifestations. Dans le même temps, nombre de médias se font l’écho de sujets d’apparence absurdes ou risibles – mais qui sont tout sauf cela. Objet de réprobation, l’«appropriation culturelle», (en gros, le détournement d’éléments culturels propres à certains groupes du genre humain), qui irait de pair, selon les inquisiteurs, avec une nouvelle forme d’humiliation. Pour cette raison, o a donc annulé des concerts de musiciens blancs qui jouaient du reggae couverts de dreadlocks. Et tout ça, au nom de la «lutte contre le racisme». On entend cependant de plus en plus de voix s’exprimer: elles disent que, sous le couvert d’antiracisme, on voit la naissance d’une nouvelle forme de racisme, voire d’une pensée «voelkisch»*, un bon vieil ethno-nationalisme à la sauce Années 30, autrefois imposé sous l’idéologie nazie et qui voudrait bien tenir à présent le haut du pavé. Sur la même base de raisonnement, ces mêmes médias nous matraquent d’articles réclamant la mise au ban officielle de certains individus, et ceci en raison de leur seule nationalité seule, les clouant au pilori par le biais de l’image et du texte et citant même leur nom et leur adresse. N’avons-nous pas déjà connu suffisamment de ce genre d’évolutions au cours de l’histoire? Et on sait où cela mène. Il est grand temps de se référer à la convention de l’Unesco en la matière.

*Wikipédia (fr) résume, sous l’entrée: «Nationalisme völkischer» […] une forme extrême de nationalisme «qui construit par opposition à ce qui est étranger ou dégénéré […] la base idéologique raciste, antisémite et eugéniste du mouvement völkisch et du national-socialisme».

Susanne Schröter, ethnologue à l’université de Francfort, indique dans son dernier livre1 qui vient de paraître, que d’un point de vue scientifique, la notion d’«appropriation culturelle» renvoie à quelque chose «d’extrêmement trivial»: «Les hommes n’inventent pas en permanence les objets et les techniques qu’ils utilisent, les coutumes et les usages qu’ils pratiquent ou les croyances avec lesquelles ils s’expliquent le monde, mais ils se servent de ce qu’ils trouvent.» (p. 119) Cette appropriation se ferait aussi bien au niveau individuel que collectif. L’appropriation culturelle est ce qui permet le développement de la culture humaine en transmettant les acquis à l’extérieur du groupe qui les a formulés. Les sciences de l›archéologie et de l›ethnologie, entre autres, en découlent. Une chose est sûre: «La culture est fluide. Elle est toujours en mouvement et – considérée sur une longue période – ne peut que rarement être attribuée à un espace géographique ou à un collectif particulier.» (p. 120) On peut ainsi trouver des cheveux crêpés et roulés façon dreadlocks dans de nombreuses régions du monde. Certains gourous indiens en portent par exemple, alors qu’on n’en trouve qu’assez rarement dans les pays africains.
    Qui plus est, Schröter voit dans la libre appropriation culturelle un moyen de lutter contre l’exclusion, la haine et finalement la guerre: «Elle sert en effet de manière très déterminante à la compréhension pacifique entre des groupes ethniques différents et elle est l’expression même d’une attitude qui recherche le contact et vise à l’acceptation.» (p. 120) C’est seulement de cette façon qu’il est possible d’avoir des relations sans préjugés, ce n’est qu’ainsi, en allant vers l’autre avec curiosité et l’esprit ouvert, que l’on peut s’immuniser contre les catégorisations hostiles. «En revanche, celui qui fait valoir que seule l’appartenance à un certain groupe culturel ou la seule couleur de peau autorise la propriété et l’usage de certains attributs culturels, au point que ceux-ci ne puissent faire l’objet d’un partage, scelle les différences et détruit toute chance d’exister tous ensemble.» (p. 120)

«Cette attitude porte un nom, ‹völkisch›, qui a tristement marqué l’histoire»

Alfred Bodenheimer, professeur d’histoire des religions et de littérature juive à l’université de Bâle, connu du public germanophone pour ses magnifiques romans policiers autour du rabbin Klein, a récemment écrit que le véritable scandale du débat sur l’appropriation culturelle était «la conception völkisch de la culture» qui le sous-tendait.2 Selon lui, les arguments avancés jusqu’à présent sont tous trop défensifs, par exemple lorsqu’on a fait remarquer, à juste titre, «que la culture musicale de l’époque moderne n’existerait pas sans l’appropriation culturelle, que c’est précisément l’incursion dans d’autres univers culturels qui permettait de développer l’acceptation d’autrui, que c’est ainsi que naissent les synthèses vraiment passionnantes qui font avancer la culture et créent sa tension». De par leur attitude toujours sur la défensive, les arguments d’appropriation culturelle «révèlent une incompréhension du véritable scandale que constitue l’accusation selon laquelle les membres de certaines cultures ou ethnies, voire dont la couleur de peau diffère de celle des blancs, n’auraient pas le droit de cultiver de préférence pour certains vêtements, styles musicaux ou coiffures qui leur seraient ‹étrangers›». Et Bodenheimer de poursuivre: «Cette attitude porte un nom, «völkisch», qui a tristement marqué l’histoire». Et voilà une belle pierre jetée dans le marigot du modernisme «culturel»!
    Bodenheimer rappelle de quelle manière, après 1933, les artistes juifs ont été écartés et humiliés, par exemple, lorsqu’on leur a refusé le droit d’interpréter des œuvres de compositeurs ou de poètes dits «aryens», une étape sur la voie qui a mené vers l’extermination de masse trop connue. Il est vrai qu’à l’époque, ceux qui ont tenté de résister à de telles contorsions conceptuelles infligées à l’appropriation culturelle ont été plutôt rares, mais on argumentait ou on chahutait de manière ouvertement raciste, pour encore citer Bodenheimer: «Les critères d’interprétation artistique avaient fait abstraction de la ferveur et de la virtuosité, remplacées par les classifications raciales d’une médecine scientifiquement dévoyée et hostile à l›être humain.» Il existe bien sûr des différences entre cette époque et ce que nous vivons aujourd’hui: bannir tout ce qui n’était pas aryen signifiait aussi que les orchestres et les opéras allemands ne jouaient plus Mahler, ni Offenbach. Alors qu’aujourd’hui, heureusement, «personne ne manifesterait contre le fait que des violonistes ou des chefs d’orchestre originaires de Corée ou du Sénégal interprètent Beethoven». Cela démontre cependant aussi «dans quelles dérives s’est engagée la compréhension de la culture. Car tout cela ne signifie-t-il pas que la culture ‹blanche›, les rituels occidentaux dans les salles de concert et le fait de se présenter dans des robes noires, des smokings ou des robes de soirée, formellement et rituellement définis, sont universellement valables, tandis que le reggae, avec les marqueurs qui l›accompagnent comme les vêtements colorés et les dreadlocks, se trouve, lui, rejeté au rang de culture provinciale jamaïcaine?»

Un apartheid culturel
entériné par la biologie

Harald Fischer-Tiné, professeur d’histoire du monde moderne à l’EPF de Zurich, spécialisé dans la recherche sur le colonialisme et l’impérialisme, voit lui aussi dans ce débat un rapprochement avec de «nouvelles approches racistes»3. Comme par exemple, celle selon laquelle «l’existence avérée d’une forme d’authenticité ou de ‘pureté culturelle’ qui oblige à faire coïncider un groupe ethniquement défini et une certaine forme également définie d›expression culturelle». Ce qui est déjà impossible en Suisse, pays du libre arbitre, qui compte quatre groupes linguistiques principaux. L’approche fondée sur l’appropriation culturelle nie «qu’il puisse y avoir des emprunts mutuels, des fécondations, des enrichissements». Martin Senti, journaliste auprès de la NZZ, constate quant à lui une conception statique de la culture, entérinée façon béton par la biologie et aboutissant en fin de compte à une sorte d’«apartheid culturel»».4
    Le philosophe parisien François Jullien met également en garde contre les échafaudages intellectuels de Samuel P. Huntington. Dans son ouvrage «Le choc des civilisations», Huntington sert tous les clichés traditionnels qui caractériseraient «la culture chinoise», la culture «islamique» ou celle «occidentale», comme s’il existait des «cultures homogènes» qui devaient inévitablement finir par s’affronter.5
    Un social-démocrate de longue date, attaché à l’éthique de l’amour chrétien du prochain, brusquement excédé par la vacuité du débat sur les dreadlocks, surtout mis en parallèle avec certains autres problèmes plus urgents dans le monde, a récemment exprimé son mécontentement dans sa rubrique d’un journal régional suisse intitulée «Aneignung – so ein Schmarren» (L’appropriation – du grand n’importe quoi): «Au fait, il y a toujours la guerre en Europe. C’est peut-être là un vrai problème dont nous devrions nous préoccuper.» Et de continuer ensuite: «Peut-être que là aussi, on aurait pu éviter le pire par l’échange culturel – au lieu de l’exclusion et du rejet nationalistes»6.

Les conséquences du colonialisme et de l’impérialisme largement refoulées

Le professeur Hans Köchler, président de l’International Progress Organization, avait mis en garde, dans Horizons et débats du 7 décembre 2021, en affirmant qu’il ne fallait pas «sous-estimer le risque de conflit armé qui découle d›une aliénation croissante entre les cultures». Entre-temps, la guerre fait rage en Ukraine, que le conseiller fédéral suisse Ueli Maurer n’est pas seul à qualifier de guerre par procuration entre les Etats-Unis/l’OTAN et la Russie. Et ceci face à la menace, toujours croissante, d’une guerre de l’Occident contre la Chine.
    Il est vrai que les conséquences du colonialisme et de l’impérialisme sont encore loin d’avoir toutes été analysées. Selon l’ancien diplomate de l’ONU, Hans Christoph von Sponeck, les habitants de 20 pays du globe en sont encore à désirer être libérés de leurs colonisateurs – et cela aujourd’hui, anno domini 2022! Le mépris des autres cultures a toujours été et il demeure un problème crucial. Mais heureusement, de plus en plus d’historiennes et d’historiens des anciennes colonies se réapproprient leur histoire, aidés en cela par d’intègres collègues occidentaux.7
    L’un des objectifs de la «Convention de l’Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles», en vigueur depuis 2007 et rappelé par Hans Köchler dans l’article cité ci-dessus, est de «parvenir à un échange équilibré de biens et de services culturels et d’accroître la mobilité des artistes et des professionnels de la culture». Ne devrions-nous pas donner suite à cette injonction de la déclaration de l’Unesco? Injonction qui sous-entend d’édifier des passerelles plutôt que de les démolir? Une telle attitude constructive serait en même temps un vigoureux antidote face à d’autres imbroglios guerriers.

1Schröter, Susanne. Global gescheitert? Der Westen zwischen Anmassung und Selbsthass. Freiburg i. Br. 2022
2https://www.nzz.ch/meinung/lauwarm-und-die-documenta-unterwegs-zu-einem-voelkischen-kulturverstaendnis-ld.1695607 
3Source: Radio Suisse alémanique, Echo der Zeit, du 25/08/2022
4Senti, Martin. «Kulturelle Apartheid in Berner Szenequartier: Blonde Dreadlocks sind nicht mehr genehm». Ds: Neue Zürcher Zeitung du 28/07/2022
5Jullien, François. Es gibt keine kulturelle Identität. Berlin 2017 (éd. originale en français: Il n’y a pas d’identité culturelle, mais nous défendons les ressources d›une culture, Éditions de l’Herne, 2016, 93 p.
6Walter Hugentobler, Thurgauer Zeitung du 29/08/22
7Voir, entre autres, la représentation exhaustive de l’Histoire de l’Empire britannique par Caroline Elkins,professeur en Histoire et langues afro-américaines au Harvard University, intitulée «Legacy of Violence: A History of the British Empire.» A consulter aussi la grande interview avec l’auteure, abordable sur: https://www.youtube.com/watch?v=O19wvq2cXqg

 

 


Le «rösti» sera-t-il bientôt interdit? Car la pomme de terre est originaire d’Amérique latine!

ts. Depuis que l’homme existe, les cultures n’ont cessé de s’influencer mutuellement. L’appropriation culturelle, tellement diabolisée récemment par certains, a toujours été perçue comme un enrichissement, essentiellement nourri par l’admiration et dépourvue de toute mauvaise intention. Il suffit de penser au transfert culturel via l’ancienne route de la soie. Sans appropriation culturelle, les Suisses ne mangeraient pas leur fameux «rösti»* – les pommes de terre à la base de ce met étant originaires d’Amérique latine. Dans cette mouvance intolérante moderne il faut oublier une autre spécialité régionale suisse, la tourte aux noix inventé à l’Engadine – eh bien, les noix ne sont pas originaires de la haute vallée grisonne. Le christianisme sans la croix? Notez qu’il était, du vivant de Jésus, le moyen habituel des exécutions romaines. Dans cette même logique absolutiste: faut-il donc priver les Européens de leurs canapés ainsi que de leur strudel aux pommes? Car ces deux délicatesses solidement ancrées dans le monde occidental ont leur origine dans les cultures asiatiques. Qui se trouve capable, dans ce monde actuel, de discerner les origines de telle ou telle tradition ou de tel ou tel objet? Les dreadlocks par exemple, souvent cités dans ce débat, étaient déjà portés, longtemps avant l’existence la «culture reggae», par les anciens Perses, les Aztèques et les Tatars.
    Comme chacun sait, jouer la comédie consiste à jouer un autre personnage. Si, en dernier ressort, chacun ne peut plus jouer que lui-même, il ne s’agira plus de cinéma ou de théâtre, mais de la pure autoreprésentation. Il en va de même pour la littérature: si l’on n’a plus le droit de représenter, par son texte fictif, des personnes issues d’autres mondes, il ne reste plus que les autobiographies, genre intéressant lui aussi, il est vrai – mais quel appauvrissement, quel égocentrisme, quelle perte de formation à l’empathie, à la compréhension de l’autre et du tout autre. Tout cela est apparemment intimement lié au fanatisme moderne qui diabolise un processus totalement naturel ayant rapproché, pendant des siècles, les êtres humains les uns des autres. Avons-nous donc, une autre apparition de concepts au service des émotions haineuses, indispensables à tous ceux préparant les nouvelles guerres?

*) Le roesti est une spécialité d’origine suisse-alémanique ayant conquis les cuisines du monde entier. Le roesti classique est un met qui se prépare dans une poêle bien beurrée dans lequel on rôtit, à petit feu, des pommes de terre finement râpées jusqu’à ce que la masse forme, des deux côtés, une croûte dorée et appétissante.
Voir aussi: Fabian Köhler: A qui appartient quelle culture? in: Deutschlandfunk Kultur, 16 août 2017

 


Les concepts de Syllabus errorum et Index librorum prohibitorum sont de retour

ts. Les universités et hautes écoles britanniques apposent maintenant des avertissements sur les classiques de la littérature, appelés «trigger warnings» en «encadrant» aussi la lecture. Si beaucoup de lectures ne sont pas totalement interdites, elles sont à présent déconseillées; comme la Bible pour cause de «violence sexuelle choquante» ou Shakespeare pour cause de «pensée en termes de classes», pour ne citer que quelques œuvres. Ces pratiques violemment mises en œuvre par les nationaux-socialistes ou les marxistes dans leurs logiques respectives de lutte des classes ou de pureté raciale, existaient aussi au sein de l’Eglise catholique, qui a pourtant su apprendre de ses erreurs. L’«Index librorum prohibitorum», l’index des livres interdits, et le «Syllabus errorum», une liste de pensées interdites de l’Eglise ne sont plus en vigueur aujourd’hui. Pourtant, 1 597 livres ont été retirés des bibliothèques aux Etats-Unis en 2021. Est-ce ainsi qu’elles défendent «la liberté»?

 

Étymologie du terme culture

«Le terme emprunté au latin cultura ‹soin (du champ), travail, commande, culture, agriculture›, également ‹soin spirituel, formation des facultés intellectuelles, culte (religieux, hommage)› (au latin colere), est intégré à l’allemand vers la fin du XVIIe siècle, alors qu’il était déjà courant dans les textes allemands sous une forme fléchie en latin. Elle se répand d›abord dans la seconde moitié du XVIIIe siècle avec l’essor de l’agriculture et de la sylviculture (agrikultur), mais prend son véritable sens dans son utilisation métaphorique (également prédéfinie en latin). En effet la culture désigne (depuis 1700 environ) également la formation et le perfectionnement spirituel de l’individu. Le mot est étendu à la société et devient un mot-clé de l’époque dans la pensée philosophique des Lumières allemandes; Johann Gottfried Herder et Emmanuel Kant ont particulièrement contribué à la définition de son contenu et à sa précision».

Source : https://www.dwds.de/wb/Kultur 

 

 


Albert Schweitzer: la culture ne se fait pas sans éthique

ts. «Je définis la culture de manière générale comme le progrès spirituel et matériel dans tous les domaines, accompagné d’un développement éthique des hommes et de l’humanité.» C’est ainsi qu’Albert Schweitzer définit la notion de culture. La culture englobe l’humanité dans son ensemble, et pour Schweitzer, elle a un rapport avec l’éthique. Mais il existe aussi l’inculture, et il faut sans doute compter parmi elle le battage médiatique autour du thème de l’appropriation culturelle.

Source: Albert Schweitzer. Aus meinem Leben und Denken. Leipzig 1957, p. 192.

 

Notre site web utilise des cookies afin de pouvoir améliorer notre page en permanence et vous offrir une expérience optimale en tant que visiteurs. En continuant à consulter ce site web, vous déclarez accepter l’utilisation de cookies. Vous trouverez de plus amples informations concernant les cookies dans notre déclaration de protection des données.

Si vous désirez interdire l’utilisation de cookies, par ex. par le biais de Google Analytics, vous pouvez installer ce dernier au moyen des modules complémentaires du présent navigateur.

OK