Approvisionnement en électricité en Suisse

Les politiciens commencent à prendre conscience de la gravité de la situation

par Marianne Wüthrich, Docteur en droit

En Suisse aussi, les prix du gaz et de l’électricité s’envolent. Au Conseil national et au Conseil des Etats, qui ont entamé leur session d’automne le 12 septembre, des interventions en ce sens sont prêtes à être déposées: Des aides financières pour les ménages à faibles revenus, un «parachute de secours» pour les «entreprises électriques critiques pour le système» (concrètement pour le plus grand groupe électrique suisse Axpo, qui appartient à 100 % aux cantons du nord-est de la Suisse et à leurs centrales électriques). En outre, la commission compétente du Conseil des Etats, la CEATE-E, prend des mesures urgentes «pour augmenter le plus rapidement possible la production d’électricité hivernale à partir d’énergies renouvelables»; une exigence de l’Union suisse des arts et métiers (USAM) va dans le même sens. Pour cette dernière, la priorité est actuellement de protéger les PME contre les prix astronomiques de l’électricité, ou en d’autres termes de sauver des milliers d’emplois et d’éviter une vague de faillites.

La conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, cheffe du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC), a lancé sa campagne d’économie d’énergie sous le slogan «Ne pas gaspiller!» avec une devise aussi émotionnelle qu’inexacte: «La guerre en Ukraine entraîne une pénurie d’énergie – en Suisse aussi. Cela nous touche tous, la population comme nos entreprises»1. Premièrement, la pénurie de gaz à craindre n’est pas due à la guerre en Ukraine, mais à la raréfaction artificielle des énergies fossiles par les multinationales anglo-américaines du pétrole et du gaz et les Etats du Golfe. Les gouvernements européens, y compris le gouvernement suisse, en rajoutent une couche avec leurs sanctions uniques et sévères contre la Russie: ils acceptent sciemment et volontairement que le flux de pétrole et de gaz russes, qui coule de manière fiable depuis des décennies, s’arrête ou se tarisse complètement. Deuxièmement, la menace d’une pénurie d’électricité en hiver est une réalité bien connue depuis des années, renforcée cette année par la disparition probable de l’électricité produite par les centrales nucléaires françaises, avec laquelle la Suisse comble chaque hiver ses déficits en électricité. La France devrait avoir des difficultés à se procurer suffisamment d’uranium pour ses 56 centrales nucléaires, car les livraisons d’uranium en provenance de Russie sont officiellement réprouvées dans l’espace de l’UE (mais il semblerait qu’une partie d’entre elles soient tout de même achetées par derrière2). En outre, les centrales nucléaires françaises profitent des prix élevés de l’électricité, auxquels elles contribuent par leurs fermetures.
    En toute connaissance de cause, nos gouvernements laissent leur population et leurs entreprises s’enfoncer dans une situation de pénurie énergétique. Comme dirait Obélix «Ils sont fous ces Européens!»

Installations solaires au sol dans les hautes vallées valaisannes

Le fait que la Suisse avance beaucoup trop lentement dans le développement des énergies renouvelables était déjà connu bien avant la guerre en Ukraine. Mais les choses commencent à bouger. Au-delà des frontières des partis, les Valaisans Peter Bodenmann (ancien président du PS Suisse), Pascal Couchepin (ancien conseiller fédéral, PLR) et Oskar Freysinger (ancien conseiller national et ancien conseiller d’Etat valaisan, UDC) s’engagent pour le moment dans deux projets solaires dans de hautes vallées inhabitées et ensoleillées sur le territoire des communes de Gondo et Grengiols.
    La Commission de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie CEATE du Conseil des Etats a rapidement repris ce fil. Le 29 août, elle a décidé de «créer les bases légales pour un développement accéléré du photovoltaïque […]». Il s’agit de prévoir des procédures d’autorisation rapides et simples pour les «installations produisant une part importante d’électricité en hiver, telles qu’on peut les imaginer en particulier dans les régions alpines», lorsque la production annuelle prévue est supérieure à 20 GWh. En particulier, «l’intérêt de leur réalisation doit primer sur les autres intérêts d’importance nationale et cantonale». «L’accord des propriétaires fonciers et des communes d’implantation est requis. La Confédération encourage ces installations par une contribution à l’investissement»3 A Gondo et Grengiols, les propriétaires et les communes sont bien entendu d’accord, car ils bénéficieraient d’une électricité bon marché et de taxes pour les communes d’implantation. D’autres communes de montagne suivraient certainement, et si les contributions fédérales couvraient un tant soit peu les coûts, les groupes électriques suisses seraient également prêts à investir. Pro Natura et la Fondation pour la protection du paysage se sont en revanche déjà manifestées et demandent une meilleure prise en compte des intérêts environnementaux.4

Priorité aux énergies renouvelables:
un changement de paradigme

Le 9 septembre 2022, une nette majorité de la CEATE-E (9 voix contre 2 et 2 abstentions) a approuvé avec des réserves les propositions du Conseil fédéral pour la révision de la loi sur l’énergie et de la loi sur l’approvisionnement en électricité, en y ajoutant des modifications substantielles. Alors que la conseillère fédérale en charge du dossier, Simonetta Sommaruga, n’a pas inscrit la «rationalisation de la procédure d’autorisation» promise dans le projet de loi, la commission du Conseil des Etats estime qu’il est «nécessaire d’agir plus rapidement et d’aller plus loin» que le Conseil fédéral en ce qui concerne le développement des énergies renouvelables.5 Afin d’atteindre plus rapidement des valeurs cibles plus élevées pour la production d’électricité à partir d’énergies renouvelables, la commission a décidé à 8 voix contre 5 «que la réalisation de ces objectifs de développement doit avoir la priorité sur le droit de l’environnement et ne doit pas être entravée par les prescriptions de ce dernier». Le 15 septembre, le Conseil des Etats a approuvé cette proposition en tant que loi fédérale urgente par 32 oui, 9 non et 4 abstentions. Il a ainsi inauguré un véritable changement de paradigme. En cas de pénurie d’électricité, l’approvisionnement énergétique de la population devrait – sous certaines conditions – être considéré par l’administration et les tribunaux comme plus important que la protection du paysage et de l’environnement. La balle est maintenant dans le camp du Conseil national.
    Les propositions de l’Union suisse des arts et métiers (USAM) du 12 septembre vont dans le même sens: «La construction de petites installations de toutes les technologies durables au niveau des ménages doit être exemptée d’autorisation. Les grands projets d’énergie hydraulique et éolienne devraient être exemptés de la procédure d’opposition». En effet, l’insécurité de l’approvisionnement énergétique, associée à «l’explosion des prix de l’électricité», ne permet plus, selon l’USAM, «d’attendre pour la survie économique de certaines PME».6

Un non sensationnel à «l’ouverture»
du marché suisse de l’électricité

Une autre décision de la Commission compétente, la CEATE-E, est tout à fait sensationnelle! Dans son communiqué de presse du 9 septembre, la commission se prononce «contre l’ouverture complète du marché de l’électricité proposée par le Conseil fédéral». La raison invoquée par la CEATE-E est la suivante: «Lors de ses travaux, la commission a constaté qu’une ouverture totale du marché n’était pas susceptible de réunir une majorité et n’avait aucun sens au vu de la situation actuelle».
    Cela signifie rien de moins qu’un «non!» à la privatisation totale du service public dans le domaine de l’électricité, exigée par Bruxelles et souhaitée par le Conseil fédéral depuis plus de 20 ans. Ou, en d’autres termes, cela signifie la fin d’un accord sur l’électricité avec l’UE. Un «toit institutionnel» tel que Bruxelles veut l’imposer à la Suisse s’éloigne encore un peu plus. Un regard en arrière s’impose.

Il y a 20 ans, le peuple suisse a stoppé
la marche rapide vers Bruxelles

En 2000, le Conseil fédéral et la majorité du Parlement ont approuvé la loi sur le marché de l’électricité (LME), une pure loi de libéralisation conforme aux directives de l’UE, sans protection de la sécurité d’approvisionnement et sans régulation des prix. L’Union syndicale suisse (USS) avait alors lancé seule le référendum. Le 22 septembre 2002, les électeurs ont dit non au bradage des centrales électriques suisses par 52,6 % des voix. Le Conseil fédéral et la majorité du Parlement, qui fixaient déjà à l’époque le serpent de l’UE comme les lapins au lieu de s’en tenir à la volonté populaire, ont rédigé quelques années plus tard une loi prévoyant une ouverture partielle du marché, en vigueur depuis 2009. Personne n’avait envie de récolter une deuxième fois 50 000 signatures – c’est ainsi que l’on étouffe la démocratie directe! Dans une «première étape» (également appelée «tactique du salami»), les gros consommateurs (à partir de 100 000 kWh par an) pouvaient depuis lors choisir eux-mêmes leur fournisseur (donc acheter leur électricité sur le marché «libre»), tandis que les ménages et les petites entreprises restaient soumis à l’approvisionnement de base garanti par l’Etat. Mais les entreprises avaient aussi la possibilité de rester également dans l’approvisionnement de base, ce qu’ont fait de nombreuses PME. En revanche, une fois qu’une entreprise avait opté pour le marché, elle ne pouvait jusqu’à présent pas revenir dans le service universel.
    Pendant de nombreuses années, le modèle de «l’ouverture partielle du marché» a été rentable pour les PME qui avaient choisi cette voie, alors que les entreprises et les ménages dans l’approvisionnement de base ne pouvaient pas choisir leurs fournisseurs et donc les tarifs d’électricité – qui étaient basés sur les coûts de production. Le Conseil fédéral vise depuis longtemps la deuxième tranche de salami: ouverture totale du marché de l’électricité, c’est-à-dire libre choix du fournisseur d’électricité également pour les ménages et les petites entreprises. A l’origine, le discours du Conseil fédéral disait: «Le Conseil fédéral attend de la réorganisation du marché de l’électricité un renforcement de la production décentralisée d’électricité et donc une meilleure intégration des énergies renouvelables dans le marché de l’électricité»7 On ne peut pousser plus loin l’absurde!

L’approvisionnement en électricité de la Suisse, un service public à part entière

Les sociétés suisses de production d’électricité, y compris les grandes comme Axpo et Alpic, mais surtout les nombreuses petites, sont depuis toujours presque exclusivement la propriété des autorités publiques, c’est-à-dire en premier lieu des cantons et des communes. De nombreuses communes exploitent leur propre centrale hydroélectrique sur leur sol et fournissent leur électricité aux ménages de la localité. Si elles n’ont pas assez d’électricité pour leurs abonnés, elles doivent l’acheter sur le marché. Le grand groupe Axpo appartient lui aussi à 100 % aux entreprises publiques, mais est en même temps une entreprise multilatérale, ce qui signifie qu’Axpo investit par exemple dans des centrales éoliennes en mer du Nord et fait des affaires dans de nombreux pays. Certains grands groupes sont en partie cotés en bourse, mais c’est l’exception.
    Pour l’approvisionnement de base en électricité, cet enchevêtrement varié signifie que les tarifs des différents fournisseurs ne sont pas les mêmes pour tous les ménages suisses. La Confédération inscrit dans la loi sur l’approvisionnement en électricité l’obligation des quelque 630 gestionnaires de réseau d’assurer l’approvisionnement ainsi que des prescriptions précises sur le calcul des tarifs. Les tarifs doivent être communiqués à la Commission fédérale de l’électricité (ElCom), qui les publie à l’avance. Mais, comme l’écrit l’ElCom: «Les prix varient toutefois parfois considérablement entre les gestionnaires de réseau au sein de la Suisse, ce qui s’explique surtout par de grandes différences dans l’approvisionnement en énergie (part de production propre, stratégie d’approvisionnement)». En 2023, les prix de l’électricité dans l’approvisionnement de base pour les ménages augmenteront de 27 % en moyenne. «Les différences peuvent toutefois être beaucoup plus importantes au niveau local», précise l’ElCom.8 Il convient d’ajouter qu’en raison de la forte augmentation de la mobilité électrique et d’une immigration effrénée, les sociétés régionales de production d’électricité sont contraintes d’acheter toujours plus d’électricité. Malgré cela, le système électrique suisse, et surtout les sociétés hydroélectriques, sont encore en grande partie enracinés dans le sol. Leur intégration dans le marché de l’UE, mais aussi une uniformisation des tarifs de l’électricité par la Confédération ne conviendraient pas au système fédéral à petite échelle. Le service public ne signifie pas nécessairement – à l’exception des timbres – qu’il est au même prix partout dans le pays.

De nombreuses PME veulent
revenir à l’approvisionnement de base

Dans la situation actuelle de pénurie d’électricité et d’envolée des coûts de l’électricité, le modèle de l’approvisionnement de base se révèle clairement supérieur, de nombreuses PME suisses arrivent à leur limite et veulent revenir à l’approvisionnement de base. C’est le cas par exemple de Fabio Regazzi, président de l’Union suisse des arts et métiers (USAM), conseiller national du centre et fabricant de volets roulants à Gordola au canton du Tessin. Son entreprise emploie 140 personnes et réalise un chiffre d’affaires annuel d’environ 25 millions de francs. Son entreprise familiale est cliente de la Società Elettrica Sopracenerina (SES) depuis sa création il y a un peu plus de 75 ans. Lorsque le marché suisse de l’électricité s’est ouvert aux moyennes entreprises en 2009, Fabio Regazzi est resté client de la SES, mais a choisi l’offre plus intéressante du marché «libre». En 2022, son entreprise paiera 60 000 francs suisses pour l’électricité. Son contrat de quatre ans arrive maintenant à échéance et le fournisseur d’électricité ne lui demande pas moins d’un million pour 2023! Selon Regazzi, s’il ne trouve pas de solution, il devra supprimer des emplois.9 Selon la presse quotidienne, environ 22 000 entreprises suisses se trouvent dans une situation aussi difficile.
    C’est pourquoi l’USAM propose une réglementation selon laquelle les entreprises peuvent passer, si elles le souhaitent, du marché dit libre de l’électricité à l’approvisionnement de base. Afin d’éviter le va-et-vient constant, en fonction des prix du marché, elles devront respecter certaines conditions, par exemple un délai de préavis d’un an et, après un passage dans l’approvisionnement de base, y rester pendant au moins trois ans.10
    Il n’y en a pas le moindre doute: le service public et la démocratie directe sont nettement supérieurs à l’internationalisation et à l’orientation vers le profit. Les électeurs suisses auront encore leur mot à dire sur l’organisation de l’approvisionnement en électricité!

1https://www.energieschweiz.ch/programme/nicht-verschwenden/spartipps-privathaushalte/ 
2«Uran aus Russland: Kein Gas, dafür Uran. Frankreichs Atomindustrie ist auf russische Lieferungen angewiesen». Dans: Zeit online du 13/09/22
3«Des mesures urgentes pour augmenter la production d’électricité en hiver». Communiqué de presse UREK-S du 29/08/22
4Bühler, Stefan. «Solar-Revolution: Bergler im Goldrausch». Dans: Walliser Bote du 30/08/22
5«Renforcement de la sécurité de l’approvisionnement et définition d’objectifs ambitieux pour le développement rapide des énergies renouvelables». Communiqué de pressseUREK-S du 9/09/22
6Union suisse des arts et métiers. «Mesures pour faire face à la crise de l’électricité: Il faut agir vite». Communiqués de presse du 12/09/22
7https://www.uvek.admin.ch/uvek/de/home/energie/oeffnung-strommarkt.html 
8«Forte augmentation des prix de l’électricité 2023». Communiqué de presse de la Commission fédérale de l’électricité ElCom du 6/09/22
9Müller, Myrte. «1600 Prozent mehr für den Strom!» Dans: Blick du 10/09/22
10Union suisse des arts et métiers. «Mesures pour faire face à la crise de l’électricité: Il faut agir vite». Communiqué de presse du 12/09/22

 

 

 

Se geler dans le salon ou interdire le bitcoin?

mw. En préambule, il convient de dire que nous, les générations d'après-guerre gâtées par la prospérité, avons tout intérêt à réfléchir sérieusement de temps en temps au gaspillage des ressources. Beaucoup d’entre nous le font depuis longtemps et sont prêts à apprendre. Mais lorsque le Conseil fédéral et les quotidiens veulent nous faire croire qu’en prenant des douches plus courtes et en baissant la température de chauffage, nous pourrions éviter une pénurie d’énergie ou même «contribuer à mettre fin aux agissements de Poutine dans le Donbass et à faire en sorte que personne n’ait un lit froid dans son pays», ils mélangent le chou et la carotte et manipulent les gens de la pire des manières.
    Saviez-vous d’ailleurs combien d’électricité pourrait être économisée avec une interdiction du bitcoin? Paul Niggli, ex-manager de crise de Swissgrid: «Nous devrions interdire les bitcoins. Je suis choqué que personne n’ait encore eu cette idée. Le commerce des bitcoins repose sur des ordinateurs qui nécessitent une puissance informatique gigantesque qui consomment en conséquence autant d’électricité. Une seule transaction en bitcoins consomme autant d’électricité qu’un ménage en un mois et demi. La consommation mondiale d'électricité en bitcoin correspond à environ deux fois la consommation de la Suisse». (souligné par mw) Et nous, les «gens ordinaires», qui n'empochons pas les bénéfices de la spéculation à la grosse louche, mais qui devons gérer notre salaire ou notre retraite, nous devrions avoir froid dans notre salon?

Sources: Kälin, Karl. «Man müsste Pflichtlager vorschreiben.»Ds: «Walliser Bote» du 24/08/22

Neff, Benedict. «Duschen zu zweit und Deckel auf den Topf – mit ihren Energietipps lenkt die Regierung von eigenen Versäumnissen ab».Ds:«Neue Zürcher Zeitung» du 14/09/22

 

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