La politique de paix à l’ère nucléaire*

par le Prof. Hans Köchler*

Prologue

La politique – surtout la politique de puissance ou politique mondiale – s’apprête pour ainsi dire naturellement à la propagande.Les proclamations de la politique servent, à de rares exceptions près, à promouvoir l’intérêt national, c’est-à-dire à le défendre face aux autres Etats. Cela vaut en particulier pour les proclamations ou diagnostics d’un «nouvel ordre mondial» qui traversent les époques: que ce soit par rapport au premier siècle avant Jésus-Christ, sous la forme de la Quatrième Bucolique de Virgile, déjà accaparée politiquement par les contemporains au profit d’Auguste (et interprétée rétrospectivement au Moyen Âge comme l’annonce de la venue du Christ et le début d’une nouvelle ère paradisiaque); que ce soit dans la déclaration de la Sainte Alliance de 1815 après les guerres napoléoniennes ou, déjà plus près de nos temps modernes, dans les discours du président américain après la fin de la guerre froide, en 1991.
    Depuis le 24 février de cette année, on annonce à nouveau le début d’une nouvelle ère, pourtant pas dorée. Le chancelier allemand constate par exemple un «changement d’époque», dans la mesure où l’ordre «fondé sur des règles», en vigueur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la création des Nations unies, serait désormais remplacé par un système dans lequel régnait la loi du plus fort comme elle avait dominé les relations interétatiques jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale (malgré la Sainte Alliance de 1815), lorsque le recours à la force entre Etats fut, pour la première fois, proscrit par un traité (le pacte Kellogg-Briand de 1928)1.
    En fait, l’affirmation d’un changement d’époque – devenue entre-temps une expression courante – est un diagnostic erronédicté par la volonté de puissance frustrée de l’Occident, voire de la propagande dans sa forme classique. Un système de règles qui s’appliqueraient à tous de la même manière n’a jamais existé, même et surtout pas à l’époque des Nations unies, puisque la Charte de l’ONU préserve effectivement les plus puissants (à savoir les cinq membres permanents du Conseil de sécurité) de l’application de la plus importante de ces règles: à savoir l’interdiction de l’emploi de la force entre les Etats.2
    Ce qui se déroule sous nos yeux est un «changement d’époque» d’une toute autre nature: dans les statistiques du recours à la force interétatique, un pays attribué à l’Occident (même si cette attribution est contestée parmi la population) se retrouve soudainement, en 2022, dans la position de l’agressé, alors qu’au cours des décennies précédentes, les Etats-Unis et leurs alliés étaient presque les seuls à s’arroger – plus ou moins impunément – d’ignorer le principe du non-recours à la force.
    En fait, le problème fondamental du système de règles fondé en 1945, problème qui a perduré après la fin de la guerre froide, n’est toujours pas résolu – à savoir que le droit ne peut pas être imposé à un membre permanent du Conseil de sécurité (qu’il s’agisse des Etats-Unis ou de la Russie). L’ensemble du système de sécurité collective de l’ONU est ainsi suspendu dans l’air. En raison du privilège de veto et de la possibilité statutaire de voter sur un conflit en tant que partie au conflit, les «garants» de la loi sont justement exclus des dispositions décisives de ce dernier, et sont donc effectivement au-dessus de  la loi. Cela rend inévitablement précaire toute politique de paix. Les innombrables guerres qui ont eu lieu depuis la création de l’ONU en témoignent en toute évidence.
    J’en viens maintenant à la partie proprement dite de mon exposé.

I

Un changement d’époque digne de ce nom s’est produit, en 1945, avec l’introduction et la première utilisation d’armes nucléaires, c’est-à-dire avec le passage de l’ère des armes conventionnelles à l’ère des armes de destruction massive. Le président John F. Kennedy a abordé ce sujet avec clarté et insistance dans son célèbre «discours sur la paix» de 1963, l’un des grands discours politiques du XXe siècle: «I speak of peace because of the new face of war.»3
    Le grand défi est donc de déterminer ce que peut signifier une politique de paix à l’ère nucléaire. Les stratégistes parlaient déjà, pendant la guerre froide, de la «MAD» (mutual assured destruction [destruction mutuellement garantie]), concept qui montre qu’une guerre totale («total war») n’aurait absolument aucun sens, comme le pensait également Kennedy:

«Elle [la guerre totale/H.K.] n’a aucun sens à une époque où les poisons mortels produits par un échange nucléaire seraient transportés par le vent, l’eau, le sol et les semences jusqu’aux coins les plus reculés du globe et jusqu’aux générations à naître.»]

Les moyens juridiques pour parer à ce danger – en quelque sorte le pendant de la politique de paix en droit international – que la communauté internationale a développés dans les années qui ont suivi le diagnostic désenchanteur de Kennedy manquent toutefois à la fois de crédibilité et d’efficacité. J’en cite ici les trois exemples les plus importants en leur devançant le diagnostic respectif sous forme de mots-clés:

  • Non pas appliqué: le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP); en vigueur depuis le 5 mars 1970, il a été prorogé pour une durée indéterminée le 11 mai 1995. Malgré les multiples dispositions du traité – imprécises et juridiquement inapplicables – en plus d’un demi-siècle, aucune mesure crédible de désarmement nucléaire n’a été prise. Au contraire, le nombre d’Etats dotés de l’arme nucléaire s’est accru depuis l’entrée en vigueur du traité.
  • Non pas entré en vigueur: Comprehensive Nuclear-Test-Ban Treaty (CTBT) [Traité d’interdiction complète des essais nucléaires]; adopté par l’Assemblée générale de l’ONU le 10 septembre 1996, mais pas encore entré en vigueur à ce jour, car cela nécessiterait la ratification de 44 Etats nommément cités. Parmi ces Etats, des puissances nucléaires comme par exemple la Chine, l’Iran, Israël, la Corée du Nord, l’Inde, le Pakistan, mais aussi les Etats-Unis, ont refusé jusqu’à présent de faire ce pas. Depuis 1997 (c’est-à-dire depuis un quart de siècle), il existe à Vienne un comité préparatoire et un secrétariat technique provisoire, dotés des moyens les plus modernes pour surveiller la future interdiction – préalables à cette «Organisation du traité d’interdiction complète des essais nucléaires» qui ne verra pas le jour dans un délai concevable, une situation kafkaïenne!
  • Inapplicable: Treaty on the Prohibition of Nuclear Weapons (TPNWO) [Traité sur l’interdiction des armes nucléaires]; adopté – notamment aussi à l’initiative de l’Autriche – le 7 juillet 2017, en vigueur depuis le 22 janvier 2021. 66 Etats ont ratifié le traité jusqu’au 29 juin 2022. Naturellement, les Etats dotés d’armes nucléaires n’ont pas adhéré au traité (et n’y adhéreront pas). Etant donné qu’une telle interdiction ne peut pas être imposée aux Etats nucléaires, le traité, comme l’a également souligné un fonctionnaire de la République fédérale d’Allemagne, qui n’y a pas adhéré, reste en fin de compte un exercice d’éthique de la conscience (Gewissensethik). Mais ce qui fait avant tout défaut dans la realpolitik (conçue en tant que politique de puissance), c’est l’éthique de la responsabilité (Verantwortungsethik/ terminologie de Max Scheler).

En ce qui concerne le manque de crédibilité et d’efficacité des traités mentionnés précédemment, il convient également de renvoyer à l’avis consultatif de la Cour internationale de justice sur la légalité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires [Advisory Opinion on the Legality of the Threat or Use of Nuclear Weapons] du 8 juillet 1996, un document finalement pas très utile. De manière rappelant un oracle sibyllin, la Cour constate que même si la menace ou l’utilisation d’armes nucléaires «serait» généralement contraire aux normes du droit international applicables aux conflits armés, la Cour ne peut pas, au regard de l’état actuel du droit international, juger définitivement si, dans un cas extrême de légitime défense, lorsque la survie d’un Etat est en jeu, la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait légale ou non.4
    Comme une interdiction n’a aucun sens si les Etats nucléaires n’adhèrent pas au traité, il ne reste que la voie de la realpolitik. Le président Kennedy a magistralement décrit, dans son discours de 1963, ce que signifie la sagesse de la realpolitik dans ce cadre de politique de puissance illimitée:

«Above all, […] nuclear powers must avert those confrontations which bring an adversary to a choice of either a humiliating retreat or a nuclear war. To adopt that kind of course in the nuclear age would be evidence only of the bankruptcy of our policy – or of a collective death-wish for the world.»5 [Les puissances nucléaires doivent avant tout éviter les confrontations qui placent l’adversaire dans une situation où il n’a plus que le choix entre un retrait humiliant et une guerre nucléaire. A l’ère nucléaire, le choix d’une telle stratégie équivaudrait à une déclaration de faillite de notre politique – ou au souhait collectif de mort pour le monde entier.]

Les dirigeants du monde occidental devraient prendre à cœur ce conseil donné juste après la crise de Cuba, surtout dans la situation actuelle en ce qui concerne la confrontation avec la Russie.

II

Lorsqu’il s’agit de la politique de paix à l’ère nucléaire, celle-ci ne peut pas être considérée isolément de la doctrine de sécurité de l’Etat – un domaine de la realpolitik. Nous devons donc faire précéder l’explication des maximes de la politique de paix d’une réflexion sur les faits de la realpolitik.

Leçons à tirer de la realpolitik:
*Si un seul Etat possède des armes nucléaires, il les utilise (exemples: Hiroshima, Nagasaki). Tel Etat terrorise le monde; il est capable de le prendre en otage à sa guise.

*L’espoir unique que les armes ne soient pas utilisées est donc lié à l’existence d’un équilibre de la terreur (MAD: mutual assured destruction) – calcul brutal et absurde qui met à nu la méfiance intrinsèque entre les collectivités (Etats): chacun,insinuant par principe que l’autre ait la ferme volonté de le détruire, tente par conséquent d’obtenir et de conserver, par tous les moyens, la suprématie sur l’autre – ce qui tend à aboutir à l’impasse. Dans le cas des armes nucléaires, cela signifie – en raison de leur nature physique – que la parité stratégique existe même si, à partir d’un certain seuil, le nombre et la puissance destructive des armes ne sont pas identiques de part et d’autre. Il est en quelque sorte «négligeable» si l’on puisse se détruire mutuellement une fois, deux fois, trois fois, etc. («nuclear overkill»).

Maximes pour une politique de paix à l’ère nucléaire:
Dans ces conditions, les maximes pour une politique de paix crédible ne peuvent être formulées qu’en tenant compte du statu quo nucléaire, qui ne peut se dissiper ni par la magie ni les prières. La realpolitik ne se laisse écarter qu’au prix de l’hypocrisie.
*En premier lieu, il convient de citer l’intuition – ou la maxime – du président Kennedy de 1963, mentionnée ci-dessus, selon laquelle aucun acteur ne doit être acculé au point de ne plus voir d’autre «issue» que le nucléaire. L’avis de la Cour internationale de justice, la plus haute instance juridique des Nations unies, déjà cité lui-aussi, renvoie à une direction similaire.
*En conséquence, la communauté internationale, sous l’égide des Nations unies, devrait redoubler d’efforts pour désamorcer les conflits régionaux sans fin – et ce précisément là où le danger évoqué par Kennedy et thématisé par la Cour internationale de justice existe: avant tout au Proche et au Moyen-Orient, en Asie du Sud et de l’Est et (depuis février 2022) également en Europe. Il faut éviter de créer des occasions aux «réactions de panique».
    En ce qui concerne la responsabilité et les efforts de la société civile internationale, il convient de mentionner les initiatives et les campagnes menées par de nombreuses organisations non gouvernementales depuis la guerre froide, telles que la Campagne pour le désarmement nucléaire ou l’Appel des Juristes contre la guerre nucléaire, dans le cadre duquel l’International Progress Organization a soutenu, déjà dans les années 80 du siècle dernier, une campagne auprès de l’Assemblée générale des Nations unies pour obtenir un avis consultatif de la Cour internationale de justice (dont j’ai déjà évoqué le contenu). Tout aussi importantes que ces actions au niveau des ONG seraient – s’ils existaient – des déclarations explicites des grandes communautés religieuses sur l’amoralité non seulement de l’emploi, mais aussi de la production et de la détention d’armes nucléaires. Toutes ces activités relèvent toutefois d’une prise de conscience et d’une formation des consciences à long terme, qui ne peuvent avoir aucun effet ad hoc – sur le plan de la realpolitik, c’est-à-dire la logique des armes.

Epilogue

La question de savoir si l’humanité dépassera un jour la politique de puissance enracinée dans l’égoïsme collectif6John Mearsheimer a parlé de la «Tragedy of Great Power Politics»7 – avant que l’humanité s’autodétruise en raison de la méfiance mutuelle des peuples et des Etats, reste donc ouverte. C’est dans la prise de conscience de ce dilemme que je verrais également le rôle de la religion, sous condition qu’elle soit autre que juste l’ornement de la «société de plaisir» à laquelle au moins le monde occidental s’est transformé – armé jusqu’aux dents – au cours de ce siècle «postindustriel», façonné par les technologies de l’information et les médias sociaux.
    Comme Kennedy l’a formulé de manière pertinente à l’ère nucléaire, en évoquant le discours de Chamberlain de 19388 en raison des conséquences d’une guerre nucléaire, il ne peut plus être question de solutions ad hoc, de «peace for our time»; face à l’apocalypse menaçante, la seule option est un concept de «peace in all time», c’est-à-dire une paix perpétuelle.
    La pierre philosophale – pour un concept idéaliste kantien de «paix perpétuelle» – n’est pas encore trouvée, notamment face à l’ère nucléaire. Tant que les Etats en font l’expérience et calculent chaque jour qu’ils ne sont pas pris au sérieux dans le concert international et ainsi à l’abri d’un «changement de régime» s’ils n’acquièrent pas la capacité nucléaire, toute politique de paix restera donc précaire, aussi bien intentionnée soit-elle (et non pas tactique seulement ou moraliste). Un regard sur les événements en Irak (2003), en Libye (2011) et ainsi sur la controverse sans cesse avec la Corée du Nord dissipe les dernières illusions.
    Comme l’a vu Kant, la paix n’est pas un état naturel. L’humanité devrait se «surmonter» elle-même, par contrat, pour s’en approcher – ce qui serait précisément le sens de l’interdiction de la violence inscrite dans la Charte de l’ONU de 1945, principe qui est déjà juridiquement valable depuis le Pacte Briand-Kellogg de 1928.
    Pour la toute dernière fois, permettez-moi de me référer à la réalité des relations internationales, l’ennuyeux problème de la realpolitik: l’interdiction du recours à la force, d’inspiration kantienne, n’a ni empêché la Seconde Guerre mondiale ni la destruction nucléaire de deux villes japonaises.

1Traité général de renonciation à la guerre comme instrument de politique nationale, signé à Paris le 27 août 1928.
2Cf. Köchler, Hans. «Normative Inconsistencies in the State System with Special Emphasis on International Law», dans: The Global Community – Yearbook of International Law and Jurisprudence 2016. Oxford: Oxford University Press, 2017, p. 175-190.
3Commencement Address at American University, Washington D.C., June 10, 1963; cité d’après le texte publié par le «John F. Kennedy Presidential Library and Museum», jfklibrary.org
4Cour internationale de justice, avis consultatif du 8 juillet 1996, par. 105 (2) (E): «Au vu de l’état actuel du droit international, ainsi que des éléments de fait  dont elle dispose, la Cour ne peut cependant conclure de façon définitive que la menace ou l'emploi d’armes nucléaires serait licite ou illicite dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même d’un Etat serait en cause …». N. B: La décision sur ce point a été prise à la relation de 7 voix contre 7, la voix du président étant prépondérante.
5Loc. cit.
6Schwarzenberger, Georg. Über die Machtpolitik hinaus?, Hambourg: Hansischer Gildenverlag, 1968.
7Edition mise à jour: New York: W.W. Norton & Company, 2014
8Paroles du Premier ministre Neville Chamberlain, prononcées à l’entrée du 10 Downing Street à Londres à son retour de Munich, le 30 septembre 1938: «My good friends, for the second time in our history, a British Prime Minister has returned from Germany bringing peace with honour / I believe it is peace for our time … /Go home and get a nice quiet sleep.» (Cité d’après: EuroDocs, Harold B. Lee Library, Brigham Young University, USA).

(Traduit de l’allemand Horizons et débats


*Conférence devant un groupe de lecteurs de Zeit-Fragen, le 25 juillet 2022 à Savognin, Grisons


Le professeur de philosophie autrichien Hans Köchler (*1948) a présidé l’Institut de philosophie de l’Université d’Innsbruck de 1990 à 2008.
    Depuis 1972, il préside l’International Progress Organization (Vienne) dont il est le fondateur. Depuis lors, il s’engage au travers de multiples publications, voyages, conférences etc., œuvrant dans diverses organisations internationales pour le dialogue entre les cultures. En même temps, il contribue en tant que membre dans différents comités et groupes d’experts travaillant les questions liées à la démocratie sur le plan international, les droits de l’homme et le développement. Depuis 2018, Hans Köchler enseigne au sein de l’Academy for Cultural Diplomacy à Berlin. Hans Köchler vit à Vienne.

 

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