Les exécutifs fédéraux et cantonaux sapent les décisions populaires démocratiques

L’imbroglio de l’approvisionnement suisse en électricité

par Marianne Wüthrich, docteur en droit

L’excellente analyse de Hans Bieri, directeur de la SVIL, l’association suisse de l’industrie et de l’agriculture (voir article page 1), m’a incitée à transposer ses réflexions à la question de la sécurité de l’approvisionnement en énergie, dont Bieri parle lui aussi. Car sans énergie suffisante, rien ne fonctionne, même pas la production agricole. Le texte présent a également été motivé par l’exposé d’un spécialiste de l’approvisionnement en électricité et en gaz qui habite ma commune. Que faire, nous autres citoyens, pour obliger nos autorités à respecter, sans équivoque, la volonté du peuple?

La Suisse atteint 95 pour cent
d’autosuffisance en électricité

Contrairement à l’agriculture qui, comme l’écrit Hans Bieri, s’arrrête à un taux d’autosuffisance de 55 %, 95 % des besoins en électricité de la Suisse sont aujourd’hui produits dans le pays (environ 60 % d’énergie hydraulique, 30 % d’énergie nucléaire, 5 % de nouvelles énergies renouvelables). Le rehaussement des barrages permettra d’en faire encore mieux, mais les choses bougent en ce qui concerne la construction de grandes installations solaires dans les hautes vallées ensoleillées inhabitées ou sur les versants sud. Grâce aux généreuses subventions décidées par le Parlement, plusieurs grandes installations solaires sont déjà prévues en Valais et dans les Grisons – ce qui est nécessaire, compte tenu de l’augmentation de la mobilité électrique et de la forte immigration. Pour que les centrales nucléaires suisses soient vraiment mises hors service, comme l’a décidé le peuple, il faudra de grands efforts encore.
    Compte tenu de la part importante de l’auto-approvisionnement et du succès des appels à l’économie lancés par le Conseil fédéral (déjà 10  % de consommation d’électricité en moins), il serait en fait logique que les prix de l’électricité en Suisse n’augmentent pas trop. Pourquoi augmentent-ils pourtant – au niveau de l’approvisionnement de base même?

Clarification officielle: La guerre en Ukraine n’est pas la cause principale
de la forte hausse des prix de l’énergie

Andreas Gnos, responsable du réseau et de la technique des Technische Betriebe Wil (TBW), confirme les informations des médias selon lesquelles les ménages et les PME suisses doivent s’attendre à une hausse moyenne de 30 % des coûts de l’électricité dans l’approvisionnement de base en 2023. Selon Gnos, la guerre en Ukraine n’est toutefois pas la cause principale de la pénurie à laquelle il faut s’attendre: ce n’est que depuis la panne d’un grand nombre de centrales nucléaires françaises qu’une situation de pénurie nous menace, ce qui a fait grimper les prix du marché. Les prix ont été les plus élevés en août et septembre.
    De nombreuses communes suisses disposent de leurs propres centrales électriques et sont donc moins exposées aux fluctuations des prix du marché. Cela signifie des tarifs d’électricité plus bas pour leur population. J’avais lu auparavant déjà, sur le site d’accueil de la Commission fédérale de l’électricité (ElCom), que les communes en défaillance de leur propre centrale électrique se voient dans la nécessité d’acheter de l’électricité «au marché», mais la terminologie employé me faisait penser alors au marché suisse de l’électricité, c’est-à-dire aux centrales électriques du pays, idée qui s’avérait être trompeuse.

L’électricité de la Bourse de l’électricité de Leipzig – prix volatils

Suivant l’exposé de Monsieur Gnos de TBW avec intérêt, j’ai entendu pour la première fois que ma commune de résidence et beaucoup d’autres sont censés acheter «leur» électricité à la bourse d’électricité de Leipzig! Les fournisseurs gagnent bien leur vie, a remarqué le conférencier bien instruit …
    Oui, saperlipopette, le souverain suisse (donc le peuple) a pourtant dit non à la soi-disant «ouverture au marché», c’est-à-dire à la privatisation du marché de l’électricité, lors de la votation populaire fédérale en matière de la loi sur le marché de l’électricité (LME), il y a 20 ans (voir Horizons et débats d’actualité du 27 septembre 2022)! Or, sans tenir compte de la volonté populaire, le Conseil fédéral et la majorité du Parlement ont pourtant décidé, quelques années plus tard, d’ouvrir partiellement le marché de l’électricité aux grandes entreprises (loi sur l’approvisionnement en électricité, en vigueur depuis 2008). Les ménages, et les PME, si elles le souhaitent, continuent certes à bénéficier de l’approvisionnement de base et ont droit à un approvisionnement en électricité suffisant et bon marché. Mais le prix exact de l’électricité n’est plus le résultat d’un marchandage honnête entre les cantons et les centrales électriques, mais fixé (par des acteurs anonymes) sur le soi-disant marché libre. Il est impressionnant de constater que dans ma commune, par exemple, 70 % des PME sont restées délibérément au système de l’approvisionnement de base, malgré l’attrait des prix de l’énergie plus bas à l’époque.
    En 2023 au moins, les prix de l’électricité fixés pour les ménages et les entreprises restées dans l’approvisionnement de base augmenteront moins que les prix octroyés aux entreprises quittes à s’approvisionner elles-mêmes sur le marché. «Pourquoi cette différence?» ai-je demandé à la Commission fédérale de l’électricité (ElCom). Selon Simon Witschi, chef du secrétariat de la commission compétente en matière, les tarifs ne dépendent pas seulement des prix du marché en gros, mais aussi de la stratégie d’approvisionnement ainsi que du portefeuille de production d’une entreprise d’approvisionnement en énergie. «En principe, […] les fournisseurs d’électricité produisant une grande partie de leur électricité par eux-mêmes sont moins touchés par la hausse des prix sur le marché en gros. A eux s’ajoutent les fournisseurs d’électricité ayant acheté leurs quantités d’électricité plus tôt déjà au marché, suivant une stratégie à long terme. Eux aussi peuvent se trouver dans la capacité d’offrir des tarifs plus bas. Ceux qui ne disposent pas ou peu de production propre à eux, privilégiant en plus une stratégie d’achat à court terme, sont plus touchés par les prix élevés actuels du marché (en particulier s’ils ont acheté en août) et augmenteront donc leurs tarifs davantage encore». Simon Witschi, tout en citant d’autres facteurs encore, conclut son exposé en ces termes: «[…] il n’en reste pas moins vrai que le rythme saccadé en hausses soudaines de tarifs que certains pronostiquent parfois pour 2023 encore, sont notamment dues à l’augmentation des tarifs de l’énergie». En résumé: on restera face à des prix du marché fluctuants même dans l’approvisionnement de base. Cela signifie que plus les fournisseur d’électricité sont prudents, plus les hausse de prix seront supportables – mais seulement pour les chanceux!

Swissgrid – «jalon sur la voie de la
libéralisation du marché de l’électricité»

La même loi datant de 2008 a été à l’origine du fait que la Suisse a, conformément aux prescriptions de l’UE (sans y être obligée), séparé juridiquement le domaine du réseau des transports du courant des sociétés de production d’électricité, dans le but de mener à bien la libéralisation du marché, et ceci contre la volonté des citoyens. Depuis longtemps, notre réseau électrique est fermement intégré au réseau électrique de l’UE, ce qui n’est guère à l’avantage de la Suisse: «Depuis 2009, Swissgrid est responsable, en tant que société nationale pour l’exploitation du réseau, de l’exploitation, de la sécurité et de l’extension du réseau à très haute tension de 6 700 kilomètres», lisons-nous sur le site Internet de Swissgrid. Mais encore, pour entrer dans le vif du sujet: «En 2013, Swissgrid a repris le réseau, posant ainsi un jalon important sur la voie de la libéralisation du marché de l’électricité». (https://www.swissgrid.ch/de/home/about-us/company/history.html; souligné par mw.)
    C’est donc depuis 20 ans que le Conseil fédéral et son équipe administrative tentent de faire accepter au peuple suisse un accord sur l’électricité avec l’UE et selon sa régie. Comme l’a rapporté Horizons et débats dans son édition du 27 septembre 2022, le Conseil fédéral voulait récemment en arriver à son «ouverture» totale – mais il avait la malchance de se tromper de date. Actuellement, où de nombreuses entreprises veulent revenir au service universel (parce qu’elles doivent payer des suppléments de prix astronomiques émanant de ce présumé marché «libre»), la commission compétente du Conseil des Etats a coupé court, le 9 septembre 2022, à de tels projets de libéralisation.

Quelques pions irréfutables

  • Des représentants du peuple cantonaux plutôt que  des organes administratifs à Berne

Et pourquoi Axpo, qui appartient à 100 % aux cantons du Nord-est de la Suisse, ne veille-t-elle pas à ce que l’approvisionnement de base en électricité soit bon marché? C’est la question que j’ai posée à la conseillère d’Etat compétente dans mon canton. Elle n’a pas encore répondu. Il est de notoriété publique qu’Axpo est un grand groupe international qui investit dans des centrales électriques à l’étranger. Nous attendons toutefois de nos gouvernements cantonaux qu’ils défendent d’abord les intérêts de leurs populations et indiquent fermement à Axpo, FMB ou Alpiq quelle voie suivre. Mais les conseillers d’Etat cantonaux préfèrent manifestement réaliser leur mandat en siégeant à Berne, lors des conférences des directeurs se tenant dans les salles de la «maison des cantons», où ils apprennent des fonctionnaires de l’administration fédérale ce que l’on attend d’eux. Bien sûr qu’ils ont le droit de dire non, et l’un ou l’autre le fera de temps en temps (contrairement aux normes qui valent parmi nos autorités cantonales, le principe de transparence ne s’ applique pas à Berne, c’est pourquoi nous restons souvent dans l’incertitude, ne savant pas  précisément qui a dit oui ou non, ni à quel sujet ni quand).

  • Garder les centrales électriques fermement en nos mains de citoyens – de préférence au sein de nos communes ou coopératives

Depuis des années, les conseillères fédérales en charge du dossier énergétique tentent, sans grand succès, de dissuader la population d’opter pour les nombreuses sociétés d’électricité organisées démocratiquement et à petite échelle, souvent de longue tradition, qui s’obstinent à se faire engloutir par les grands groupes énergétiques. Là aussi, le système suisse n’est tout simplement pas compatible avec l’UE! La conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, qui quittera bientôt ses fonctions à la tête du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC), a fait preuve d’une certaine retenue à cet égard, contrairement à son prédécesseur, Doris Leuthard. Cette dernière a répondu, en automne 2017, à la question de savoir quels étaient les chantiers les plus urgents où la politique devait intervenir pour pouvoir garantir la sécurité de l’approvisionnement: «Ce qu’il faut, c’est l’ouverture du marché suisse et l’accès suisse au marché intérieur d’électricité de l’UE. Depuis l’ouverture partielle du marché, il y a quelques années, il n’ a pas eu de concentration parmi les quelque 700 fournisseurs suisses. Avec le grand nombre d’acteurs et plus de 8 000 tarifs, cela s’annonce difficile». Question subsidiaire: «Craignez-vous que cet imbroglio fédéraliste [!] fasse capoter l’accord sur l’électricité avec l’UE?» A cette question, la stratège Doris Leuthard a carrément eu recours à la massue en disant: «Les petits fournisseurs s’opposent à la libéralisation complète parce qu’ils ne ressentent pas encore suffisamment de poids de souffrance. […] Nous devons discuter avec les cantons et les grandes entreprises d’électricité en leur disant ceci: Vous voulez continuer à décider et à faire des affaires, eh bien, vous devez changer de structure. Ce sera certainement un débat difficile».1
    «Difficiles» sont les «nombreux acteurs» en Suisse, à savoir les communes et les cantons en tant que propriétaires de centrales électriques, car l’UE impose la suppression de toute subvention étatique. C’est la raison pour laquelle Doris Leuthard propage le changement «structurel», ce qui débouche, en réalité et dans un premier temps, sur la transformation des centrales électriques en sociétés anonymes. Sociétés qui sont susceptible de fusionner ensuite et vendre leurs actions à des investisseurs privés. Quelques mois avant cette interview, en mai 2017, les votants suisses avaient approuvé la «Stratégie énergétique 2050», dans laquelle l’accord sur l’électricité avec l’UE, qui était depuis longtemps «sur le feux», était traité du mutisme bernois le plus complet. En octobre, Doris Leuthard a révélé: «Nous y sommes donc. Il ne manque plus que l’arrêté fédéral pour l’ouverture complète».

Et aujourd’hui?

Aujourd’hui, cinq ans plus tard, presque toutes les centrales hydroélectriques se trouvent certes intégrées en SA, mais les actions restent le plus souvent à 100 % en main des communes et des cantons. Quelques fusions ont eu lieu, mais il existe toujours des centaines de sociétés de centrales en Suisse. Et ceci non pas seulement à la campagne: la centrale électrique de la plus grande commune de Suisse, l’EWZ (Elektrizitätswerk Zürich), est un domaine de service public intégré au Département des services industriels de la ville de Zurich, et fait donc partie de l’administration municipale! Sur ses quelques 1 200 employés, une centaine travaille sur le terrain du canton des Grisons où Zurich possède ses propres centrales électriques depuis de nombreuses décennies. La commission compétente du Conseil des Etats a récemment rejeté l’Arrêté fédéral pour l’ouverture complète» évoqué par Doris Leuthard, car dans la situation actuelle, cet arrêté ne survivra point à un vote référendaire.
    Et la cerise sur le gâteau: le 24 novembre 2022, le Conseil fédéral a annoncé vouloir trouver moyen de faciliter aux PME, si elles le souhaitaient, leur retour à l’approvisionnement de base en électricité puisque de nombreux établissements y appartenant se voyaient hors état de faire face aux prix exorbitants dominant le marché . Les conditions sont les suivantes: Elles doivent s’associer à d’autres PME pour former un réseau électrique, relier leurs lignes et produire elles-mêmes au moins 10 % de leurs besoins en électricité. Et outre, elles doivent rester dans l’approvisionnement de base pendant sept ans au moins. Les plans concernant le renouveau des négociations avec Bruxelles sur une construction suivant le modèle du fameux accord-cadre se dissipent. Car l’accord-cadre a été érigé par l’UE depuis 2014 déjà «en tant que condition de base en vue de l’accord sur l’électricité» (les paroles de Doris Leuthard d’antan).
    Nous nous trouvons donc «accrochés» en partie dans le réseau électrique de l’UE, il est vrai, mais l’espoir dans la démocratie directe suisse reste intacte. ... Après les deux guerres mondiales du 20e siècle, il s’agissait, selon Hans Bieri dans son article précité, de «reconstruire sa propre habitation». «Aujourd’hui», poursuit-il, «les conditions nécessaires au réaménagement de sa propre habitation se désagrègent toutefois petit à petit, et à un rythme qui s’accélère même». C’est à nous autres, citoyens, de nous y opposer avec force.

1Müller, Giorgio V. et Stalder, Helmut. «Nous ne devons pas retransférer constamment vers l’indéfini la création du marché de l’électricité. Interview de la présidente de la Confédération Doris Leuthard.» Ds: Neue Zürcher Zeitung du 28/10/2017

 

 

Notre site web utilise des cookies afin de pouvoir améliorer notre page en permanence et vous offrir une expérience optimale en tant que visiteurs. En continuant à consulter ce site web, vous déclarez accepter l’utilisation de cookies. Vous trouverez de plus amples informations concernant les cookies dans notre déclaration de protection des données.

Si vous désirez interdire l’utilisation de cookies, par ex. par le biais de Google Analytics, vous pouvez installer ce dernier au moyen des modules complémentaires du présent navigateur.

OK