Crise d’approvisionnement et sécurité alimentaire

La nécessité pour un pays de disposer de façon autonome d’une agriculture locale et la critique erronée de l’agriculture des «Verts»

par Hans Bieri*

Dans la crise qui s’aggrave, la question la plus évidente est celle de la sécurité de l’approvisionnement. Celle-ci était et reste au cœur de ce que l’on appelle «la colonisation intérieure», dans l’esprit de laquelle a été fondée en 1918 l’«Union suisse de la colonisation intérieure et d’agriculture» (industrielle) (USCA), aujourd’hui «Association suisse industrie et agriculture» (ASIA). A l’époque également, la Suisse avait «abandonné son agriculture aux influences du marché mondial», selon Hans Bernhard, le fondateur de la ASIA en 19181, ce qui avait entraîné de graves difficultés d’approvisionnement. Il fallait y remédier en développant l’économie intérieure par une politique agricole et de colonisation orientée vers le bien-être général.

En 1944, Karl Paul Polanyi, historien économique, économiste et sociologue austro-hongrois écrivit: «Après un siècle d’amélioration aveugle, l’homme entreprend de restaurer son ‹habitation’. Si l’industrialisation à outrance ne doit pas conduire à l’extinction de l’humanité, il doit être subordonné aux exigences de la nature humaine. La véritable critique de la société de marché ne lui reproche pas qu’elle repose sur des critères économiques puisque dans un certain sens, toute société doit être basée sur ces critères. Mais le problème réside dans le fait que son économie était fondée sur les intérêts particuliers et non pas sur l’intérêt général. Le combat destructeur qui en résulte, oppose les différents intérêts économiques spécifiques entre eux et dresse également les Etats les uns contre les autres. Ce mécanisme pernicieux a également abouti à la crise d’approvisionnement de 1918. Il a cependant réveillé la «volonté colonisatrice intérieure» de restaurer «sa propre production locale». En témoignent tous les écrits publiés de la ASIA, de 1918 aux années quarante d’où date la citation de Karl Polanyi ci-dessus.
    Aujourd’hui, les conditions pour «reconstruire sa propre production locale» se dégradent peu à peu et même à un rythme accéléré. En 1996, l’ASIA a organisé un symposium de deux jours à l’EPFZ (Ecole polytechnique fédéral de Zurich) consacré à la question «La Suisse est-elle en train de perdre pied?» La gravité de la situation est pourtant restée longtemps sous-estimée. Ces temps-ci, il s’agira désormais d’éviter «l’endommagement du terrain», non seulement en matière de sécurité d’approvisionnement, mais aussi de neutralité, et de les «re-cultiver» dans le sens évoqué ci-dessus. Le lien entre sécurité de l’approvisionnement et neutralité fera l’objet d’un autre article.

L’agriculture sous la pression de
la dérégulation, de l’urbanisation et de la perte de terres cultivables

L’ASIA s’est toujours opposée sans équivoque à la décimation de l’agriculture productive. Depuis les années 1980, l’autosuffisance agricole suisse se trouve sous de nouvelles pressions, notamment engendrées par les facteurs suivants:

  • L’OMC a insisté sur l’ouverture du libre-échange agricole. Les voix qui s’élevèrent pour se prononcer en faveur de la continuation du principe d’exclure l’agriculture des négociations de libre-échange – principe respecté pendant des décennies sous la régie du GATT – furent autant balayées que les expériences historiques quant aux crises d’approvisionnement. Désormais l’OMC partait de l’idée que la suppression des barrières commerciales augmenterait également la sécurité de l’approvisionnement du domaine alimentaire, conviction qui s’avère être une erreur qui aurait pu être évitée.
  • La perte de sols et de terres cultivables a une double causalité. En effet, d’une part, elle est due à une immigration trop importante qui entraîne la croissance de l’urbanisation (emplois, zones d’habitation, infrastructures d’approvisionnement). Et, de l’autre, elle résulte du démantèlement des terres cultivables au profit de la protection de la nature.
  • La disparition des fermes en raison de revenus trop faibles et continuité de la perte de terres.
  • Les organisations de protection ont imposé le débat écologique unilatéralement à l’agriculture uniquement au lieu de s’attaquer d’abord aux causes du conflit qui, elles, sont issues de l’économie dans son ensemble. Les milieux réformateurs de mouvance verte avancent l’idée que le problème écologique se résoudra en réduisant la production et en prenant soin de la nature, à titre isolé. Cela a abouti à une mise sous contrainte de l’agriculture à fournir des prestations d’entretien supplémentaires, non rémunérées (entretien du paysage rural, contributions à la biodiversité en faveur de la diversité des espèces et des formes de production particulièrement proches de la nature et respectueuses des animaux, etc.).

A ces aspects s’ajoute le fait que la critique écologique réfute de reconnaître de lien existant, notamment en Suisse, entre la densité de la population et d’habitat d’un côté et la diminution de la biodiversité de l’autre. Celle-ci persiste à imputer ce conflit à l’agriculture uniquement. La politique agricole est devenue de plus en plus l’objet d’exigences élargies vis-à-vis de notre cadre de vie. Entre-temps, on impose à l’agriculture des prescriptions écologiques de plus en plus sévères en éclipsant les causes économiques globales de la dégradation de l’environnement. De même, les organisations de labellisation, actives dans le domaine de l’agriculture biologique, se concentrent avant tout sur la commercialisation de leurs caractéristiques spécifiques, sans s’attaquer au conflit économique fondamental reposant dans la sous-rémunération des personnes actives dans le secteur de l’agriculture.
    Face à cette multiplicité de conflits, le Parlement a interrompu la politique agricole selon le concept «PA 22» chargeant le Conseil fédéral de présenter un concept remanié.

Chaînes d’approvisionnement –
un problème nouveau

Ces derniers temps s’ajoutent une fois de plus, au rapport déjà tendu entre le nombre d’habitants et la base foncière, des incertitudes supplémentaires concernant l’approvisionnement par importations. Jusqu’à présent, l’argument principal en faveur de la dérégulation et du libre-échange consistait essentiellement dans l’existence des chaînes d’approvisionnement mondiales, selon la devise (en dépit de tous les avertissements) «on n’est pas obligé de tout produire soi-même face au fait qu’on peut tout importer à tout moment». Aujourd’hui, ce sont précisément ces chaînes d’approvisionnement qui représentent le point faible, ce qui se traduit par les hausses de prix importantes infligés aux matières premières.
    Ainsi, face aux turbulences croissantes, la situation d’approvisionnement de la Suisse – avec un taux d’autosuffisance de près de 55 % et une part élevée d’importations – est devenue plus qu’incertaine. Pour ces raisons, l’appel à un planWahlen 2.0 (le plan Wahlen de 1941 visait à étendre les surfaces de pommes de terre et de céréales panifiables pour garantir l’alimentation du temps de guerre) est une précaution politique. Ce qui signifie aujourd’hui: la ré-extension d’urgence des terres arables, la reconquête des surfaces d’extensification et l’arrêt de nouveaux projets d’élargissement des cours d’eau (par renaturation, c’est-à-dire élargissement des cours d’eau), projets privant l’agriculture, selon les organisations de protection de la nature elles-mêmes, de jusqu’à 50 000 hectares de terres les mieux situées et irrigables.
    Sans ambage, l’heure est à garantir l’approvisionnement en cas de perturbation, ce à quoi la politique agricole doit s’atteler, et de manière pragmatique.
    Les mêmes réflexions s’appliquent à ce qui est appelé «la trajectoire de réduction», c’est-à-dire à l’objectif politique devant permettre de réduire progressivement l’utilisation d’intrants dans l’agriculture. Une réduction des intrants entraînerait une chute de la production – la crise qui se profile n’est certainement pas le bon moment pour réaliser ce frein à toute production supplémentaire. C’est pourquoi, également dans ce cas, il est erroné d’imposer à l’agriculture une réduction des intrants en plus du processus d’adaptation déjà en cours, et ce d’autant plus que les prix de l’énergie et des matières premières sont en hausse et que les coûts de production augmentent. Pour pouvoir remplacer les matières auxiliaires par une intensification écologique, il faudra supprimer la pression actuelle de l’industrialisation exercée sur l’agriculture. Car cette pression économique empêche l’intensification écologique. Celle-ci nécessite un processus de remise en culture (re-culturation) à long terme. Les mesures qui étouffent la production et risquent de créer des «conditions cambodgiennes» (selon les recettes de Pol Pot qui se sont soldés par le retour à la pauvreté et à la faim) – ou l’inverse, adapter notre base de vie aux conflits générés par l’économie, sont profondément déplacées.
    Les opposants à l’autosuffisance avancent depuis peu que les intrants tels que les engrais, le diesel et les aliments pour animaux devraient de toute façon être importés, ce qui rendrait l’autosuffisance illusoire de toute façon. Une telle argumentation ne fait qu’abaisser le faible taux d’autosuffisance actuel, en cette période de crise, au lieu de l’augmenter. En effet, les carburants et les engrais d’origine fossile peuvent être stockés sans problème en quantité suffisante.
    Le fait qu’il y a quelques années, la loi sur l’approvisionnement du pays ait nettement réduit les stocks par rapport à la situation antérieure semble aller dans le sens de la «politique» provoquant aujourd’hui des pénuries d’approvisionnement de manière inhumaine.

L’ambivalence de la critique écologique de l’agriculture et de l’industrie et
le risque d’une famine mondiale

La question de savoir quel agenda suit la politique «verte» se pose avec toujours plus d’acuité. C’est précisément face à la crise actuelle, dans un moment où la production propre devra être assurée et étendue, que ces milieux massent leurs critiques en direction de l’agriculture productive voulant également empêcher l’apport d’énergie fossile et de matières auxiliaires. La production d’engrais n’est pas la seule à être touchée, les prix des céréales s’envolent également en raison de l’interruption des chaînes d’approvisionnement et d’atteintes sans précédent à la propriété dans le domaine des paiements (sanctions). Selon Bloomberg, le prix mondial du blé dur a doublé, passant d’environ 20 $ par dt (décitonne) en 2020 à 38 $ par dt. en décembre 2021. Les Etats-Unis, importateur net, se maintiennent entre-temps à l’abri du marché mondial des céréales grâce à leurs dollars auto-imprimés. Actuellement, le prix continue d’augmenter encore, pour atteindre 45 $ par dt. L’alimentation de millions de personnes n’est donc plus garantie. Le Covid a brisé les chaînes d’approvisionnement, l’Inde connaît des vagues de chaleur, le manque de précipitations en Europe fait également baisser les rendements. Les sanctions occidentales bloquent, de manière choquante, la consommation d’énergie fossile et ainsi la production, celle d’engrais jusqu’à à la production industrielle tout court. Si l’on additionne toutes ces perturbations, savamment orchestrées sur le plan monétaire et juridique, des pénuries d’approvisionnement importantes déploient tous leur scénarios menaçants. En effet, quant à la production mondiale de blés, par exemple, les parts d’exportation de la Russie et de l’Ukraine s’élevaient, avant la crise, à environ 3 %. Ce n’est pas tellement le volume de production qui cause des problèmes, mais plutôt l’explosion des prix due aux sanctions et aux perturbations logistiques.
    Et comme si cela ne suffisait pas, on «accepte» la pénurie d’approvisionnement énergétique suivie de destructions massives au sein de nos économies, apparemment pour des raisons «écologiques». A qui profite une telle démarche, visant ouvertement une crise d’approvisionnement?
    A long terme, il y a un seul acteur capable de réduire l’entropie ( à l’origine de la pollution), c’est l’industrie. Le «tournant écologique» tant souhaité ne peut donc décidemment pas commencer par le renchérissement de l’énergie. En réalité, la réduction de la consommation de matières premières est la réalisation, à long terme, d’un développement technologique effectué dans le fond par les PME, présisément de celles mises dans un profond embarras par la politique de sanctions. Ce sont là des conditions de base complètement ignorées par les organisations de protection!
    En ce qui concerne l’alimentation mondiale, les dépendances créées dans l’approvisionnement en céréales du Proche et du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord sont la conséquence issue des guerres politiques mondiales antérieures. En Irak, de mêmes en Syrie, une riche culture céréalière a été détruite, ce qui a également accru la dépendance de ces pays vis-à-vis des importations de céréales. Ce qui a augmenté, à son tour, la spécialisation de l’Europe de l’Est dans la production de matières premières alimentaires.
    Une politique progressiste méritant ce nom ne doit pas se servir de ces interdépendances mutuelles (qui se sont développées au niveau international) comme fanal légitimant ses sanctions, dans le but apparent de mettre en place des situations d’urgence internationales où s’appliquent des stratégies de choc politiquement exploitables. Pour le but de qui les consommateurs doivent-ils faire l’expérience douloureuse de la fermeture du robinet de gaz et de l’interruption de la production d’engrais? Comment expliquer l’opposition de longue date à Nordstream 2? S’agit-il pour du vrai de l’«écologie» et de «climat» ou plutôt de l’accès aux ressources gazières ou de la question de savoir à qui celles-ci doivent appartenir à l’avenir, naturellement tout cela «basé sur des règles»? Sur cette voie, le conflit écologique se transforme en appendice impuissant du conflit économique aboutissant à la ruée des ressources de base. La destruction d’économies nationales autosuffisantes crée des dépendances susceptibles d’être perturbées au niveau international et offrant en même temps d’énormes sufaces d’attaque pour toutes sortes d’interventions, de sanctions, et d’autres agressions. Les embargos sur l’énergie aggravent les crises internationales. Avec les crises d’approvisionnement et de famine, chaque vie sociale est placée sous la dépendance d’un réglement mondial sur les comportements. Il s’agit manifestement d’une tentative de poursuivre la domination coloniale exercée jusqu’à présent. Le fait qu’un embargo sur l’énergie soit en effet compris comme une contribution à la durabilité montre la perte progressive des réalités économiques et politiques.
    La force émancipatrice de l’industrie ainsi que sa capacité à résoudre le problème de l’entropie sont détruites par cette politique énergétique prétendument «écologique». C’est le retour à une société immature dont la vie, les flux de matières et d’énergie sont «réglés» de manière autoritaire et nécessitant les sacrifices. Ce processus, encouragé par le Great Reset, mène à l’éco-dictature.
    A moins que l’Europe ne trouve la force révolutionnaire en vue d’une Europe fédérale, à dimension de Lisbonne à Vladivostok – résistant à la re-féodalisation impériale qui s’étend de plus en plus sous les auspices transatlantiques.


1Bernhard, Hans. Die Innenkolonisation der Schweiz. www.sgvs.ch/papers/sjesBackIssues/1918_PDF/1918-I-26.pdf
2Polanyi, Karl Paul. The Great Transformation. Ed. Originale 1944, p. 267 (inctpped.ie.ufrj.br/spiderweb/pdf_4/Great_Transformation.pdf)
(Traduction Horizons et débats)


*Hans Bieri est architecte diplômé ETH/SI en aménagement du territoire, directeur et président de la SVIL/ASIA à Zurich. L’article suivant est une légère révision d’un texte paru à l’origine comme un rapport annuel de la SVIL 2022.

 

 

 

 

L’Association Suisse Industrie et Agriculture (SVIL/ASIA)

L’Association Suisse Industrie et Agriculture a été fondée en 1918 à l’hôtel de ville de Zurich par des industriels suisses et son premier directeur, le professeur Hans Bernhard, à la suite de la crise alimentaire. En effet, après l’effondrement du libre-échange consécutif à la Première Guerre mondiale, il manquait en peu de temps 150 000 tonnes de denrées alimentaires dans les rayons des magasins suisses, et ce malgré un pouvoir d’achat élevé. Il s’est avéré qu’un pays industriel hautement développé ne peut pas renoncer à sa propre agriculture, même si l’importation de pays économiquement en retard à des prix plus bas a toujours été possible. Une telle possibilité d’approvisionnement auprès de pays à bas salaires constitue un commerce asymétrique en faveur des pays riches, qui se transforme toutefois en un commerce inverse en cas de pénurie due à des guerres, au climat, à des épidémies, etc. Face à la vulnérabilité du libre-échange dans le domaine alimentaire aux effets dévastateurs sur l’économie et la société, les représentants de l’industrie suisse en ont tiré la leçon et ont décidé de reconstruire en Suisse une agriculture propre, capable de nourrir notre pays en cas de perturbations de l’approvisionnement. L’ASIA est une association de droit privé qui agit dans l’intérêt de la sécurité alimentaire, sans but lucratif. Ses statuts mentionnent comme objectif principal la protection du sol suisse et son utilisation rationnelle. La préservation et la promotion du territoire en tant que ressource renouvelable et base alimentaire sécurisée demeure au premier plan.

 

Colonisation intérieure

Le terme de colonisation désigne, dans son acception originale, le défrichement et la culture de terres en friche et, au fil du temps, l’assujettissement économique de territoires déjà colonisés. La colonisation intérieure désigne en revanche le développement de l’espace économique et de l’habitat à l’intérieur du pays.

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