S’il vous plaît, évitez les dérives «visionnaires»!

par Carl Bossard*

Mais enfin, que se passe-t-il? Telle est l’interrogation de beaucoup de gens! Manque d’enseignants? Situation d’urgence dans nos classes? Quant aux responsables de la formation, ils font semblant que tout va bien, qu’il n’y a rien, et poursuivent ainsi leurs erreurs. Il y en a pourtant qui s’étonnent et demeurent fâchés.
    Depuis des années, c’est toujours le même scénario: peu avant les vacances d’été des directions d’écoles désemparées se retrouvent à la recherche frénétique de personnel enseignant. Pourtant, les responsables de formation pratiquent le mutisme. Sur le terrain, par contre, les responsables se battent pour chaque enseignant auxiliaire. Les écoles doivent pouvoir démarrer après les vacances, les enfants ont besoin d’un enseignant, en place devant eux. Avec un effort énorme on réussit. On engage aussi des gens sans formation. Les fonctionnaires scolaires en prennent conscience et restent imperturbables. La caravane poursuit son chemin.
    Pourquoi cette répétition de soubresauts? Pourquoi ces tragédies en série? On ne peut que recourir à des spéculations et aux interprétations – et se poser la question, naturellement: Est-ce-que les responsables politiques en formation s’intéressent-ils au moins à la qualité de nos écoles et à l’enseignement concret sur place? Quiconque à suivi, ne serait-ce qu’en extraits, le podium NZZ sur le sujet «La société fondée sur la prestation individuelle. De quelle école avons-nous besoin?» sur nos ondes en mi-septembre 2022, aura ses doutes.1 Le déroulement de la discussion en dit long: On parlait beaucoup de visions et comment le potentiel des enfants pourrait s’épanouir au mieux, et on a surtout exigé des moyens financiers – et cela malgré le fait que le système de formation suisse soit le plus coûteux du monde.
    La cheffe de la Direction de formation zurichoise, Silvia Steiner, a affirmé récemment: «Le système scolaire suisse est, dans le fond, sur une bonne voie. Nous disposons d’un système très élargi de soutien et d’encouragement. Nous disposons de tous les instruments nécessaires à le réamenager.» Aucun mot d’(auto)critique, pas de commentaire concernant les soucis d’ordre pédagogique et les peines dans la vie de tous les jours, pas d’attention aux déficits de l’école et au fait par exemple que même les enfants intelligents font souvent preuve de lacunes importantes dans les apprentissages de base, le calcul et l’écriture. Et s’ils maîtrisent ces bases, c’est souvent grâce aux parents engagés ou aux instituts privés et trop peu aux leçons efficaces. Entre-temps, ce sont 35 % des élèves se trouvant intégrés dans des leçons particulières. Ce que ces chiffres signalent, dans le domaine de l’égalité des chances, souvent cité, est évident.

Le scandale d’une politique de formation niant les réalités de tous les jours

Il n’y a aucun mot non plus sur les conséquences de l’intégration d’enfants parfois très difficiles dans une même classe – avec un investissement de coordination administratif immense et parfois avec des dérangements considérables de l’enseignement. Le «Beobachter» parlait de brouhaha dans les salles de classe mentionnant qu’aujourd’hui, il y avait très rarement de classe dans laquelle «on pouvait se concentrer sur l’enseignement de la matière d’école».2 Donc aucune surprise face aux déclarations de la directrice de formation zurichoise au sujet de l’intégration comme objectif central dans l’enseignement. Cet objectif est haussé sur le niveau d’un droit de l’homme quand elle dit littéralement: «L’enseignement intégratif n’est pour moi pas un projet mais un droit humain.»3 Face à ce raisonnenment idéologique, elle s’interdit tout ajustement, toute correction. Le dogmatisme n’exige qu’une chose: continuer comme avant! Peu importe les dégâts collatéraux liés aux coûts et aux déficits dans les compétences culturelles de base.
    C’est cette manière d’enseigner qui constitue une des raisons de la fuite de beaucoup d’enseignants de la salle de classe. Cela aussi, les responsables l’ignorent à perfection. Leur devise semble se résumer par l’attitude fameuse: ne rien voir, ne rien entendre et ne rien dire, attitude qui consiste à s’enfuir dans des visions et de nier les réalités de la vie pédagogique de tous les jours, tout en faisant semblant que tout irait pour le mieux – à l’instar de la manière avec laquelle on impose le français à nos écoles primaires!

Certains déficits accusent
clairement des défaillances du système

Au fait, que faudrait-il? Ils sont nombreux à déplorer, en matière de la politique de formation suisse, le manque de clairvoyance critique, analytique et honnête. Pendant des années, nos école publiques ont été soumises à la reconstruction et aux réformes, dans une série d’étapes. Quelles sont les innovations apportées? Et pourquoi la Suisse se trouve-t-elle toujours en libre chute dans les les classifications internationales?
    Il reste simplement inacceptable, pour donner un seul exemple, que parmi nos jeunes de quinz ans, un élève sur cinq quitte l’école sans maîtriser les connaissances linguistiques de base. Cela relève de tout évidence de «défaillance du système», comme affirme Stefan C. Walter, directeur de l’Office de coordination pour les recherches de la formation scolaire. Et d’ajouter: «En Suisse, avec une grandeur de classe moyenne de 19 élèves, il y a deux à trois élèves par classe qui lisent et écrivent de façon insuffisante.» Et les responsables de la formation scolaire se taisent, une fois de plus. Les défaillances du système ne les dérangent apparemment pas. Ils sont rares à s’intéresser aux raisons.

Haro sur les Hautes Ecoles pédagogiques

Un deuxième regard important se dirige sur la question de savoir où résident les défaillances de la formation scolaire et pourquoi tant de jeunes enseignants quittent si vite leurs classes: 7 % par an, la plupart pendant les cinq premières années professionnelles. Nous ne manquons pas, nous le savons, d’enseignants formés, mais nous en avons trop qui abandonnent trop vite la profession ou ne commencent même pas à la pratiquer. Les Hautes écoles pédagogiques sont devenues une sorte de chauffe-eau pour des gens qui ne veulent pas enseigner. Cela conduit à la question suivante: ces nouvelles enseignantes, ces nouveaux enseignants sont-ils suffisamment formés à un bon enseignement? Et comment ont-ils pu s’exercer, de façon ciblée, en vue de leur début professionnel?

Il faut recourir à la liberté pédagogique

Il nous reste encore une chose à analyser impérativement: combien pèsent toutes ces réformes des années passées, toutes réalisée selon le modèle «top-down»? La formation scolaire a été «normée», «administrée». L’organisation domine la pédagogie. Il en résulte une charge continuellement croissante, les enseignants se trouvant face à l’intégration renforcée et l’égarement du plan d’étude avec sa multitude de «compétences».
    Beaucoup d’enseignantes et d’enseignants se sentent enfermés dans un corset d’une complexité crée artificiellement leur donnant le sentiment de ne plus maîtriser leur tâche. C’est pour cette raison que de moins en moins d’entre eux veulent remplir la fonction d’un responsable de classe. Beaucoup, beaucoup trop est prescrit et ordonné d’en haut – ou dirigé. Tout cela minimise la liberté pédagogique. Et dire que c’est justement cette liberté-là qui fait partie intégrante de l’ADN de chaque enseignant!

Une analyse du système,
honnête et sans aménagement

Nous le savons: dans notre école publique cela ne marche pas comme il faut, pas du tout. Beaucoup de choses sont malheureusement balayées d’un revers de main ou extériorisées en cachette. Cela ne nous fait pas avancer. Toujours est-il que nous n’avons besoin ni d’illusions du type belles-lettres ni de visions loin de toute réalité. Ce qu’il nous faut c’est une analyse honnête du système, sans aménagement, radical et strictement orientée de façon réaliste. Avec la façon de faire semblant de réaliser ce qui n’existe pas nous n’avançons pas. Dans les système scolaires, ceux qui souffrent le plus, ce sont les élèves.

1Niederberger, Matthias. «Welche Schule braucht der Mensch?», ds: Neue Zürcher Zeitung du 17/09/22, p. 15: Le podium sous la direction du rédacteur-NZZ Martin Meyer discutaient: Margrit Stamm, scientifique de l’éducation, Silvia Steiner, la cheffe de la Direction de formation zurichoise, Sergio P. Ermotti, Swiss-Re-président du conseil dadministration et Oliver Meier, Hochbauprojektleiter Marti AG.
 2Hofer, Julia. «Tohuwabohu im Klassenzimmer», ds: Beobachter 25/2021, p. 92f.
3Pfändler, Nils/Schenkel, Lena. «‹Ich glaube nicht an Visionen für die Zukunft der Schule›. Interview avec Silvia Steiner», ds: Neue Zürcher Zeitung du 28/01/19, p. 15

Source: Journal 21 du 10/10/22
(Traduction Horizons et débats)


*Carl Bossard est le recteur fondateur de la Haute école pédagogique de Zoug. Auparavant, il a été recteur de l’école secondaire cantonale de Nidwald et directeur de l’école cantonale de Lucerne. Aujourd’hui, il accompagne des écoles et dirige des cours de formation continue. Il intervient régulièrement, en public, aux questions d’histoire de l’école et de politique de l’éducation.

 

 

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