A ce début d’année, il y a, malheureusement, peu d’espoir pour les Allemands, confrontés à leurs réalités, d’entrevoir l’instauration d’une meilleure situation politique régnant dans leur pays. Pour se rendre compte de l’é cart qui les en sépare, il suffit de se référer au serment prêté par tous nos membres actuels du gouvernement au moment de l’acceptation de leurs grandes responsabilités liées à leurs fonctions, dans l’intérêt public: «Je jure de consacrer mes forces au bien-être du peuple allemand, d’accroître son utilité, de détourner de lui les dommages, de respecter et de défendre la Loi fondamentale et les lois de la Fédération, de remplir consciencieusement mes obligations et de rendre justice à chacun.» Or, face à cette promesse solennelle, le gouvernement fédéral allemand, en place depuis décembre 2021, ne peut que constater son échec total. Il n’est pas dû seulement à la politique étrangère allemande, mais autant à la politique intérieure où l’Etat allemand affiche de plus en plus son attitude autoritaire. Il en va de même avec l’attitude non moins autoritaire de maints hommes et femmes politiques allemands et de notre système politique donnant le ton, y compris les grands médias allemands. Si l’on prenait au sérieux la comparaison entre démocratie et autocratie, ces temps-ci, l’Allemagne aurait du mal à compter parmi les vraies démocraties.
Le penchant des dirigeants pour
l’autoritarisme et l’esprit de soumission – constantes historiques allemandes?
Pour l’Allemagne, cela n’a rien de fondamentalement nouveau. Le penchant des dirigeants du pays pour l’autoritarisme est un fil rouge qui traverse l’histoire allemande, en particulier en période de crise politique, économique et sociale. En 1968 – à l’occasion des aménagements de la Loi fondamentale prévus par le gouvernement fédéral de l’é poque, censés se réaliser par le biais des lois sur l’é tat d’urgence – le philosophe allemand Karl Jaspers (à qui personne ne pouvait reprocher sérieusement de sympathiser avec les extrémistes) publia un livre faisant grand bruit à l’é poque, intitulé «Wohin treibt die Bundesrepublik?» (Jusqu’où la dérive de la République fédérale ira-t-elle?).
Aujourd’hui encore, ce livre mérite d’ê tre lu car il donne l’impression d’exprimer, à de nombreux é gards, notre situation actuelle. A titre d’exemples, il suffit de citer deux titres de chapitre: «Le changement structurel de la République fédérale: de la démocratie à l’oligarchie des partis» ainsi que «La menace d’une deuxième étape: de l’oligarchie des partis à la dictature».1
Voici un extrait du livre mentionné:
« De l’Etat autoritaire qui a duré des siècles, il est resté, sans conscience claire, des convictions demeurées puissantes aujourd’hui encore: le respect du gouvernement en tant que tel, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, le besoin de vénérer l’Etat sous la forme de personnages politiques représentant l’empereur et le roi, les sentiments propres aux sujets envers l’autorité, sous toutes ses formes jusqu’au dernier poste au guichet des bureaux de l’Etat, la disposition à l’obéissance aveugle, la confiance que le gouvernement fera à bien toute chose. L’esprit assujetti est convaincu que nous n’avons pas à nous soucier du gouvernement, qu’il veille à notre prospérité et à notre sécurité dans le monde, qu’il nous donne la fierté d’appartenir à un Etat puissant et d’avoir des exigences justes et efficaces vis-à-vis de l’é tranger. Pour les sujets, les gouvernants de fait ont leur propre éclat. Peu importe à quelle folie ils se dévouent, leurs comportements restent en quelque sorte sanctifiés par leur fonction élevée, sentiments qu’ils partagent entre eux. Ils peuvent tout se permettre, se livrer entre eux à des inimitiés personnelles auxquelles ils sacrifient l’intérêt de l’Etat, recourir à n’importe quelle intrigue et démontrer leur bassesse dans leurs discours politiques – ils restent pourtant les objets de la vénération publique. En bref chez nous, l’esprit étatique se maintient encore en forme d’esprit de soumission, et non d’esprit démocratique du citoyen libre. Certes, les âmes assujetties grondent lorsque cela ne présente aucun danger pour elles et reste sans conséquence, mais elles obéissent, témoignent de respect et n’agissent pas». (p. 146, traduction de l’allemand par Horizons et débats).
«Dévalorisation de l’esprit libre»
Voici un autre extrait de Jaspers:
«Les prémices de la dévalorisation de l’esprit libre indiquent l’avènement d’une dictature. La question est de savoir si l’é ducation, l’enseignement, la recherche, la vie intellectuelle ne s’essoufflent pas aujourd’hui déjà, si l’initiative n’est pas déjà en train de diminuer partout. Il y a des conventions qui cachent le manque de créativité. On progresse dans ses positions non pas tant par la spiritualité et l’é thique, mais plutôt par ses relations […]. On réclame des personnalités tout en encourageant tout pour qu’elles ne puissent pas naître et se mettre en valeur. D’où la paralysie et l’inertie de notre vie de tous les jours dont les énergies vitales vont d’une part au simple travail ou s’é vanouissent dans le vide des discours, des exigences, des réprimandes, des apaisements. […] Les masses humaines qui en résultent sont préformées pour la domination dictatoriale, voire s’y offrent. […] La tendance à exercer une censure dans l’intérêt de la domination autoritaire s’accroît». (p. 153. Traduction Horizons et débats)
A l’é poque, la résistance à de telles évolutions était toutefois plus solide, plus déterminée et plus large qu’aujourd’hui. Ce n’é tait pas en premier lieu le mouvement (étudiant) antiautoritaire de l’é poque qui était lui-même autoritaire et également violent, mais la citoyenneté dans son ensemble qui se révoltait: le CDU (chrétiens-centristes), qui avait toujours soutenu le Chancelier fédéral jusqu’en 1969, a été remplacé par le nouveau pouvoir gouvernemental (coalition du SPD avec le FDP, parti libéral), Willy Brandt (SPD) est devenu Chancelier fédéral, dirigeant politique dont l’une de ses principales promesses dans sa première déclaration gouvernementale était celle-ci : «Nous voulons oser davantage de démocratie» – même si cela n’a effectivement été que partiellement mis en œuvre et que Willy Brandt a dû démissionner dès 1974.
Le nouveau «libéralisme» allemand au comportement essentiellement autoritaire
L’Etat autoritaire allemand actuel se distingue de ses prédécesseurs. En effet, il se caractérise par le fait que, d’une part, il se montre extrêmement libertaire et prêche et pratique une sorte de libéralisme encourageant et favorisant tous les groupes sociaux hostiles à la tradition. Mais d’autre part, il s’attaque avec dureté à ceux qui remettent en question ce type de libéralisme. Sans parler des médias et des groupes de pression sociaux (on dit aujourd’hui organisations non gouvernementales ou, en abrégé à l’anglo-saxonne, ONG) qui pratiquent l’exclusion sociale de manière bruyante et influente.
Ainsi, les restrictions des libertés, notamment de la liberté d’expression, se multiplient – le discours public «non-officiel» retentit. Pour le public germanophone attentif, il suffit de mentionner le livre de Hannes Hofbauer, paru en 2022 et intitulé « Zensur. Publikationsverbote im Spiegel der Geschichte. Vom kirchlichen Index zur YouTube-Löschung» (Censure. La prohibition de publier dans le miroir historique. De l’index ecclésiastique à la suppression You-tube, peut suffire ici (voir également la critique du livre dans Horizons et débats, n° 14 du 07/07/22). Depuis le 24 février 2022 – après la rédaction du livre de Hannes Hofbauer – les restrictions de la liberté d’expression se sont accentuées encore.
Le 7 décembre 2022, la Mitteldeutscher Rundfunk (MDR) a publié les résultats d’une enquête menée auprès d’environ 27 000 citoyens des nouveaux Länder.2 48 % des personnes interrogées ont déclaré avoir peur d’exprimer leurs propres opinions. De telles angoisses sont particulièrement fortes lorsqu’il s’agit de s’exprimer dans les médias sociaux. Ici, ils sont 70 % à en témoigner leurs réserves. 78 % des personnes interrogées ont déclaré qu’en Allemagne, face à certains sujets, il fallait faire attention à la manière dont on s’exprime. Enfin, pour 59 % des personnes interrogées, la liberté d’expression en Allemagne est loin d’ê tre intacte. De tels résultats de sondage trouvent leur réalité dans le contexte de notre société.
La liberté d’expression est un droit humain fondamental
Il est donc urgent d’insister sur l’importance fondamentale de la liberté d’expression pour la liberté en général, l’É tat de droit et la démocratie.
Deux citations tirées du fameux essai fondamental d’Emmanuel Kant intitulé «Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung?» (Réponse à la question: qu’est-ce que les Lumières?), publié en 1784 – cinq ans avant la Révolution française, qui fut pourtant violente – ont gardé tout leur sens à cet égard :
« Une révolution entraînera peut-être le rejet du despotisme personnel et de l’oppression cupide et autoritaire, mais jamais une véritable réforme de la manière de penser. Au contraire, de nouveaux préjugés surgiront, qui domineront la grande masse irréfléchie tout autant que les anciens.»
C’est au tout début de son manifeste que Kant donne la définition des «Lumières», dans la diction qui est la sienne, formule devenue «classique»:
« Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacite de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre.»
«Faire publiquement usage de sa raison en toutes circonstances»
En Allemagne, ce concept kantien consistant à «faire publiquement usage de sa raison en toutes circonstances» a été suivi par tous ceux qui, depuis le début du XIXe siècle, se sont engagés, en grande partie sans violence, pour une démocratie libérale et fondée sur l’Etat de droit. Il fut également suivi par les projets de constitution et les constitutions elles-mêmes de la République de Weimar et de la République fédérale d’Allemagne. Les étudiants réunis lors de la fatidique fête de la Wartburg de 1817 revendiquè rent, avec leur 31e principe, « le droit d’exprimer librement son opinion sur les affaires publiques, par le biais de la libre parole et écriture, est le droit inaliénable à tout citoyen». Et la Fête de Hambach de 1832, autre pierre angulaire du mouvement allemand pour la liberté et la démocratie, figeait elle aussi la liberté de la presse et d’opinion dans la conscience commune. Il n’en allait pas autrement avec les revendications de mars sollicitées par les révolutionnaires de 1848. L’article 4 des Droits fondamentaux du peuple allemand, adoptés le 21 décembre 1848, stipula: « Le droit d’exprimer librement son opinion par la parole, l’é criture, l’impression et la représentation picturale est garanti à tout Allemand.»
Au 19e siècle, les dirigeants allemands au pouvoir n’é taient pourtant pas encore prêts à répondre à ces revendications. Ce n’est que dans la Constitution de la République de Weimar que la liberté d’expression a acquis sa valeur juridique qui garantit, à son article 118, à tout Allemand «le droit, dans les limites des lois générales, d’exprimer librement son opinion par la parole, l’é criture, l’impression, l’image ou de toute autre manière. Aucun contrat de travail ou d’emploi ne peut faire entrave à ce droit et personne ne peut porter préjudice à celui qui en fait usage». Quant à la Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne de 1949, elle renoue entièrement avec ses prédécesseurs, son article 5 stipulant: «Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement son opinion par la parole, par l’é crit et par l’image, et de s’informer sans entraves aux sources qui sont accessibles à tous.» Allant plus loin que ses prédécesseurs, ce texte garantit au citoyen allemand non seulement sa liberté d’expression, mais aussi la liberté d’information (alinéa 3 stipulant «Il n’y a pas de censure») – complément extrêmement important car la formation d’opinion dénuée de la liberté d’information inaliénable est une épée à double tranchant. Celui à qui l’accès à l’information complète et inaliénable est interdite risque d’autant plus de se faire victime de toutes sortes de manipulations.
«Le droit fondamental à la liberté
d’expression est un des droits de l’homme les plus nobles»
Depuis son arrêt fondamental de 1958 dans l’affaire Lüth3, la Cour constitutionnelle allemande n’a cessé de prendre position sur la liberté d’expression individuelle. Sa juridiction montre qu’elle s’est généralement prononcée en faveur de ce droit fondamental. Dans ces jugements, on trouve ces affirmations: «Le droit fondamental à la liberté d’expression, en tant qu’expression directe de l’individu dans la société, constitue un des droits de l’homme les plus nobles qui soient. La liberté d’expression est en effet constitutive de tout ordre étatique libéral et démocratique, car c’est elle qui rend possible le débat mental permanent, le débat sur les raisonnements, son élément vital. C’est elle qui se trouve, dans un certain sens, au fondement de toute liberté en général». (BVerfGE 7, 198 [jugements de la Cour constitutionnelle fédérale allemande]). Ou: «Sous le terme expression d’opinion est donc à concevoir toute prise de position, toute opinion, tout avis exprimés dans le cadre d’un débat indépendamment de sa valeur, sa justesse ou de son caractère raisonnable». (BVerfGE 61, 1)
C’est tout de même à juste titre que la juridiction impose quelques limites à la liberté d’expression. L’article 5 mentionne les «prescriptions des lois générales», les «dispositions légales pour la protection de la jeunesse» ainsi que celles liées « au respect de l’honneur personnel». Mais celui qui penserait que, face aux «prescriptions des lois générales» précitées, le législateur pourrait à sa guise annuler la liberté d’expression moyennant des lois simples, se trompe. En effet, ne sont comprises en termes de « lois générales» que «celles qui n’interdisent pas une opinion en tant que telle, qui ne s’opposent pas à l’expression d’une opinion en tant que telle, mais qui servent plutôt à protéger un bien juridique à protéger par excellence, sans tenir compte d’une opinion particulière, en raison de ce que la protection d’une valeur communautaire prime sur celle veillant sur l’exercice de la liberté d’expression.»4.
Quant à sa signification, ce sont les cours juridiques qui doivent en délibérer. Ce qui est sûr, c’est que cette limite ne doit pas être convoquée pour pouvoir contrecarrer une opinion déviante «en tant que telle» – pratique pourtant en vogue, ces derniers temps, en Allemagne. On y constate, chaque fois qu’une expression d’opinion «dérange» les détenteurs du «politiquement correct», les médias et les groupes de pression sortent régulièrement leurs termes accusateurs tels «théorie du complot», «propagande russe» ou même «délégitimation de l’Etat qui relève de la Constitution», toute la panoplie ayant comme but de mettre leurs adhérents sur l’index des idées à prohibition. Tout cela s’accomplit pendant que les professionnels de l’instigation illégale à la haine et à la panique, devenue pratique quotidienne des grands médias allemands, s’en tirent, jusqu’à présent, à bon compte. •
1Quelques décennies plus tard, des scientifiques comme Hans Herbert von Arnim et Karl Albrecht Schachtschneider ont fait une analyse similaire.
2https://www.mdr.de/nachrichten/deutschland/politik/umfrage-meinungsfreiheit-100.html du 7/12/22
3v. Stamm, Katja. «Das Bundesverfassungsgericht und die Meinungsfreiheit»; ds: Aus Politik und Zeitgeschichte 37-38/2001, p 16ff.; https://www.bpb.de/medien/26034/4U777R.pdf
4https://www.juracademy.de/grundrechte/kommunikationsgrundrechte-rechtfertigung-eingriff.html
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