Rien ne va plus, la crise des banques et de la dette plane toujours

par Christian Kreiß*

Le 1er mai, on a appris que la First Republic Bank avait été reprise par l’autorité de surveillance américaine FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation) et immédiatement cédée à la plus grande banque américaine, JPMorgan1, qui en reprendra tous les actifs et les 84 succursales. La FDIC s’attend à devoir assumer des pertes d’environ 13 milliards de dollars US. La faillite de la First Republic Bank est la deuxième plus grande faillite bancaire de l’histoire américaine en termes de total des actifs. Face à cette tendance, on peut se demander ce qu’il va advenir du secteur bancaire.

Dès les premières turbulences bancaires en mars, lorsque la Signature Bank et la Silicon Valley Bank ont fait faillite, le «Wall Street Journal» s’est penché sur la question bancaire, évoquant une „crise bancaire au ralenti“.2 Le 27 avril 2023, peu avant la clôture de la First Republic Bank, on pouvait lire un article intitulé «Les perturbations bancaires ne sont que la partie émergée de l’iceberg de la dette».3 Les actions bancaires de l’[indice boursier] S&P 1500 ont atteint leur plus bas niveau de cotation des 100 dernières années à la mi-avril 2023. Le PER [ratio cours/bénéfices] n’était que de 8.La crise bancaire est loin d’être terminée, et il en est de même en Europe.

D’où proviennent les problèmes ?

Le cœur du problème des derniers dysfonctionnements bancaires vient du fait que les banques centrales occidentales ont augmenté la masse monétaire centrale de manière spectaculaire en maintenant ainsi durablement les taux d’intérêt à un niveau proche de zéro au cours des 15 dernières années. Face à l’afflux d’argent, notamment pendant la période du confinement, les banques aux Etats-Unis, mais également en Europe, ont alors accordé de nombreux crédits à long terme à un taux d’intérêt très bas et, comme elles ne pouvaient pas convertir la totalité des dépôts en crédits, elles ont acheté de nombreuses obligations à long terme à un taux d’intérêt très bas.
  Comme les taux d’intérêt à court et à long terme ont soudainement augmenté – d’environ 3% – sous l’effet de l’inflation et des fortes hausses des taux d’intérêt décidées ensuite par la Banque centrale américaine5 depuis le début de l’année 2022, les banques ont désormais un problème de rentabilité : elles doivent se refinancer à des taux de dépôt en forte hausse, et doivent payer des intérêts relativement élevés à leurs déposants, ce qui entraîne une forte augmentation de leurs coûts d’intérêt. Mais elles reçoivent toujours uniquement des revenus des intérêts relativement faibles de leurs emprunteurs ou de leurs portefeuilles d’obligations issus des placements financiers à long terme.
  Il faudra encore des années pour résorber ce manque de revenus des banques, comme les crédits à long terme à bas rendement arrivent progressivement à échéance et les obligations aussi. Selon le «Wall Street Journal», ce ralentissement des revenus devrait durer encore des années.6 D’où l’actuelle faiblesse de la cotation des actions des banques américaines, qui n’a pas été observée depuis un siècle. En outre, les importants crédits accordés au secteur de l’immobilier commercial aux Etats-Uni – environ 5400 milliards de dollars, soit environ un cinquième du produit national américain – posent actuellement problème aux banques, car de multiples immeubles commerciaux sont confrontés à des taux d’inoccupation élevés et à la chute des prix de l’immobilier.7 Compte tenu du ralentissement économique qui devrait intervenir dans le courant de l’année 2023, les banques risquent d’être confrontées à quelques défauts de paiement8, tant aux Etats-Uniqu’en Europe.

Et pour quelles conséquences?

En bref: selon le «Wall Street Journal», la crise des banques est loin d’être terminée. Des banques peu performantes entraînent un ralentissement dans l’octroi de crédits et, à son tour, ce ralentissement induit une croissance économique en berne. Mais cette évolution générale n’est pas la seule à être regrettable. Il est particulièrement intéressant de constater que les banques, grandes et petites, sont impactées et devraient continuer à l’être dans des proportions très différentes.
  Les turbulences bancaires de mars 2023 ont eu pour conséquence une incertitude pour de nombreux investisseurs quant à la possibilité de récupérer l’intégralité de leurs dépôts auprès des petites banques en cas de défaut de crédit. C’est pourquoi ces dernières semaines aux Etats-Unis, on a assisté à une importante fuite des capitaux des petites banques vers les grandes: le mois dernier, les banques régionales ont perdu 212 milliards de dollars de dépôts, tandis que les 25 plus grandes banques ont gagné 18 milliards.9 Selon la devise «too big to fail», de nombreux investisseurs partent du principe que leurs placements auprès des grandes banques sont plus sûrs. En effet, selon toute vraisemblance, le gouvernement devrait sauver les grandes banques, mais pas forcément les petites et moyennes banques, considérées comme ne présentant pas d’importance systémique, c’est-à-dire qu’on peut les laisser faire faillite sans qu’elles ne déclenchent d’effet domino et que les marchés financiers s’effondrent. Par conséquent, contrairement aux grandes banques, les petites et moyennes banques américaines sont actuellement sous pression. Pour conserver leurs clients, elles doivent proposer des taux d’intérêt nettement plus élevés que ceux des grandes banques sur les dépôts et donc augmenter sensiblement leurs taux d’intérêt sur les crédits. Cela entraîne de forts désavantages concurrentiels par rapport aux grandes banques. Qu’est-ce que cela signifie pour un pays?

Les atouts majeurs des petites banques régionales

La crise financière de 2008 a montré que les grandes banques transrégionales agissent de manière beaucoup moins responsable que les petites ou moyennes banques enracinées dans leur région. Avant 2008 aux Etats-Unis surtout, les banques ont octroyés des prêts immobiliers en sachant pertinemment que ces derniers seraient difficilement remboursables. Ces emprunts problématiques ont été transformés en titres (appelés Asset Backed Securities) et revendus sur les marchés boursiers à des investisseurs lointains, notamment en Europe, qui ont alors dû endosser le poids des défauts de paiement eux-mêmes. C’est ainsi que la crise immobilière américaine s’est directement exportée en Europe. Jusqu’en 2008, les bénéfices accumulés pendant des années ont atterri dans les banques d’investissement américaines et chez les courtiers en crédit, qui en ont retiré de lucratives commissions. Les risques, puis les pertes, ont été en grande partie transférés à l’étranger. Les petites banques régionales fortement enracinées dans le terrain et qui connaissent personnellement leurs clients tant pour les dépôts que pour les crédits, notamment la Raiffeisen ou les Caisses d’épargne, ne peuvent tout simplement pas se permettre un comportement aussi irresponsable. La crise financière nous a appris que plus la distance entre le client et son banquier est importante, plus le comportement de ce dernier devient irresponsable. Inversement, plus une banque est enracinée au niveau régional, plus elle agit de manière responsable en général. D’un point de vue éthique, les petites banques régionales représentent une véritable bouffée d’oxygène. Il faut en outre souligner l’importance des banques régionales pour l’économie locale. Les entreprises américaines de moins de 100 employés obtiennent 70% de leurs crédits auprès de petites et moyennes banques.10 Dans les régions rurales, ce chiffre atteint même 90 %. Si les petites banques régionales ont des problèmes, l’économie locale en aura aussi. Et c’est exactement ce qui se profile actuellement aux Etats-Unis.11
  La crise bancaire qui évolue actuellement au ralenti se traduit par un transfert systématique et – selon le «Wall Street Journal»12 – durable des capitaux : des petites et moyennes banques régionales vers les grandes banques, les fonds d’investissement et les entreprises.

Concentration accrue dans le secteur bancaire

Cette concentration toujours plus forte dans le secteur bancaire américain compte déjà plusieurs décennies13: en 1983, les Etats-Unis disposaient du plus grand nombre de banques indépendantes, soit 14469. En 2022, il n’y en avait plus que 4135, ce qui représente une diminution de 71 % au cours des 40 dernières années. En 2009, date record, on dénombrait 85834 agences bancaires aux Etats-Unis, elles n’étaient plus que 71190 en 2022, ce qui représente une baisse de 17 % au cours des 13 dernières années. En additionnant le nombre d’établissements bancaires indépendants et de filiales, on constate donc un fort processus de concentration au cours des dernières décennies. Selon le «Wall Street Journal», il en résulte un affaiblissement des petites et moyennes entreprises – au profit des grandes banques et des gros capitaux.14
  On retrouve les mêmes tendances en Europe. Dans l’UE, le nombre de banques a diminué de 23 % entre 2008 et 2016, pour atteindre le chiffre de 6596 dans le seul contexte de la crise financière.15
  Selon le dernier rapport de la Deutsche Bundesbank sur les agences bancaires,16 l’Allemagne comptait plus de 4700 établissements de crédit indépendants en 1991; en 2021, ils n’étaient plus que 1519. Cela correspond à une baisse de plus de deux tiers, ce qui signifie que chez nous, deux banques sur trois ont fermé au cours des 20 dernières années. Il y avait 21712 agences en 2021, alors qu’en 1991, elles étaient 54089. Selon la Bundesbank, cela correspond à un recul «de deux cinquièmes».17 En Allemagne aussi, on constate donc une progression extrême de la concentration dans le secteur bancaire.

Qu’est-ce qui se cache derrière ce scénario?

Cette tendance du secteur bancaire reflète bien les évolutions des 40 à 50 dernières années,18 au cours desquelles on a assisté à une concentration croissante de la fortune, du capital et du pouvoir entre les mains de groupes de plus en plus importants et de leurs discrets dirigeants multimilliardaires dans les pays industrialisés.19 En 2021, les Etats-Unis ont enregistré la plus forte concentration de fortune de l’histoire américaine: 0,01 % de la population possédait 10 % de la totalité des actifs américains. Il s’agit d’une concentration encore plus élevée qu’en 1913, à l’époque de Rockefeller et de J.P. Morgan.20 La crise bancaire de mars 2023 est une sorte d’amplificateur de cette tendance à la diminution de la concurrence21 et à l’accroissement de la concentration du pouvoir, que l’on observe depuis longtemps. Depuis des décennies, les inégalités se creusent dans le monde occidental.22 Grâce au lobbying, les grands groupes et les milliardaires exercent une influence de plus en plus forte sur la politique, 23 notamment par le biais des quelques grands groupes de médias. Or, les milliardaires et les dirigeants des grands groupes n’ont jamais été élus démocratiquement par les citoyens lors d’une quelconque élection politique.

Le pouvoir: concentration, abus et contre-mesures

Depuis des décennies, nous assistons à une concentration accrue du pouvoir économique entre les mains d’un nombre relativement restreint de personnes qui n’ont jamais été élues démocratiquement. Avoir un pouvoir économique se traduit de plus en plus par avoir un pouvoir politique. Selon moi, notre démocratie s’en trouve de plus en plus érodée. Si nous n’y prenons garde, nous pourrions bientôt nous réveiller en oligarchie ou en aristocratie. Nous pouvons en prendre conscience et y remédier.
  Une première contre-mesure simple consisterait à instaurer une taxe foncière progressive à partir d’un seuil d’exonération de deux millions d’euros par personne par exemple, afin d’abolir à long terme les grandes propriétés foncières privées pour lesquelles il n’existe aucune légitimité économique ou éthique. Cela entraînerait notamment un boom de la construction et pourrait être utilisé pour une réduction massive des impôts sur les bas salaires. Deuxièmement, on pourrait bannir les lobbyistes de l’industrie du Bundestag, avec le slogan: «Au ban autour du Bundestag!» Troisièmement, on pourrait faire en sorte que le paysage médiatique soit pluriel, décentralisé, libre et indépendant, notamment par le biais d’un impôt progressif sur les grands groupes de médias en fonction de leur taille, afin de limiter leur taille et leur influence à long terme, selon la devise «small is beautiful». On trouve d’autres mesures de ce type dans mon livre «Das Mephisto-Prinzip in unserer Wirtschaft», que l’on peut télécharger gratuitement dans son intégralité.24



1 nytimes.com/2023/05/01/business/first-republic-bank-jpmorgan.htmlcampaign_id=190&emc=edit_ufn_20230501&instance_id=91475&nl=from-the- times&regi_id=106400176&segmentid=131795&te=1&user–id=2d4af86ab3b9023648e49aa38e005d93  
2 Wall Street Journal du 30.3.2023: «Threat of a Slow-Boil Bank Crisis Endures»
3 Wall Street Journal du 27.4.2023: «Banking Turmoil Is Tip of Debt Iceberg»
4 Wall Street Journal du 13.4.2023: «For Regional Banks, Surviving Won’t Be the Same as Thriving»
5 Le processus de relèvement des taux d’intérêt américains par la FED a débuté le 16 mars 2022; tradingeconomics.com/united-states/interest-rate 
6 Wall Street Journal du 13.4.2023: «For Regional Banks, Surviving Won’t Be the Same as Thriving»
7 Wall Street Journal du 07.4.2023: «Office Vacancies, High Rates Press Property Bonds»
8 Wall Street Journal du 14.4.2023: «Junk-Rated Companies Struggle With Debt» und 27.4.2023: «Banking Turmoil Is Tip of Debt Iceberg»
9 Wall Street Journal du 17.4.2023: «Banks Are Pressured To Raise Rates on Deposits»
10 Wall Street Journal du 24.4.2023: «Lending Squeeze Is Risk From Bank Fallout»

11 Wall Street Journal du 31.3.2023: «Bank Fears Hit Small Lenders, Clients»
12 Wall Street Journal du 30.3.2023: «Threat of a Slow-Boil Bank Crisis Endures»
13 banks.data.fdic.gov/explore/historical?displayFields=STNAME%2CTOTAL%2CBRANCHES% 2CNew_Char&selectedEndDate=2022&selectedReport=CBS&selectedStartDate=1934&sel ectedStates=0&sortField=YEAR&sortOrder=desc 
14 Wall Street Journal du 17.4.2023: «Banks Are Pressured To Raise Rates on Deposits»
15 service.destatis.de/DE/WirtschaftJahrtausendwendeEuropa/bloc-3d.html 
16 Rapport 2021 sur les agences bancaires de la Deutsche Bundesbank publié le 8.7.2022: bundesbank.de/resource/blob/894918/e4f32b6ca4130522d8db47352d32cdbf/mL/bankstellenbericht-2021-data.pdf 
17 Rapport 2021 sur les agences bancaires de la Deutsche Bundesbank, p. 9
18 Forbes du 17.7.2017, forbes.com/sites/gradsoflife/2018/11/06/salute-to-skills-workshops-for-warriors-and-hire-heroes-usa/#343e37385a11 
19 oxfamilibrary.openrepository.com/bitstream/handle/10546/621341/bp-inequality-kills-170122-en.pdf 
20 Inequality.org du 9.8.2021
21 Wall Street Journal, «Dion Rabouin: Why Big Companies Love Inflation»: youtube.com/watch?v=E3i7TqzW42g 
22 menschengerechtewirtschaft.de/wp-content/uploads/2020/07/Buch-Mephisto-30.4.20-mit-Bild-1.pdf 
23  Inequality.org du 3.11.2020
24 menschengerechtewirtschaft.de/wp-content/uploads/2020/07/Buch-Mephisto-30.4.20-mit-Bild-1.pdf  Première publication:https://menschengerechtewirtschaft.de/wp-content/uploads/2023/04/Bankenkrise-welche-Bankenkrise.pdf du 28.4.2023; version actualisée

(Traduction Horizons et débats)

 


Christian Kreiß, né en 1962. Etudes et doctorat en économie politique et en histoire économique à la LMU de Munich.  Expérience professionnelle  de banquier (neuf ans) dont sept ans en tant que banquier d’investissement. Professeur d’économie d’entreprise, spécialisé dans l’investissement, le financement et l’économie politique depuis 2002. Auteur de sept livres: Gekaufte Wissenschaft (2020); Das Mephisto-Prinzip in unserer Wirtschaft (2019); BWL – Blenden- Wuchern- Lamentieren (2019, avec Heinz Siebenbrock); Werbung, nein danke (2016); Gekaufte Forschung (2015); Geplanter Verschleiss (2014); Profitwahn (2013). Trois invitations au Bundestag allemand en tant qu’expert indépendant (Grüne, Linke, SPD), de nombreuses interviews à la télévision, à la radio et dans des magazines, conférences publiques et publications. Membre de ver.di et de Christen für gerechte Wirt- schaftsordnung (chrétiens pour un ordre économique juste). Page d’accueil menschengerechtewirtschaft.de

 

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