«Dans les affaires de banque, la monnaie la plus forte, c’est la confiance»

Réflexions sur l’ordre monétaire et financier actuel

par Dr. rer. publ. Werner Wüthrich

Les sociétaires de la Banque régionale glaronnaise GRB se sont réunis récemment ces jours-ci en assemblée générale. Peter Zentner, président du conseil d’administration, a présenté un excellent bilan 2022. Ces bons chiffres ont été atteints malgré l’actuel contexte difficile des taux d’intérêt négatifs, malgré la crise sanitaire du Covid, l’inflation et la guerre en Ukraine, parce que la GRB, bien enracinée localement, «ne gère que ce qu’elle maîtrise». Le directeur Roman Elmer envisage l’avenir sur la base d’une situation initiale stable. Le GRB restera «décontracté, sympathique et terre à terre». Comme il vient de le résumer, la confiance est la «valeur la plus précieuse dans le monde de la banque», ce dont ont dû convenir même les plus grandes banques.
    Avec ses 1’588 sociétaires, cette banque n’est ni «too big to fail» ni «too small to survive». Elle a été fondée en 1928 et a traversé de nombreuses crises, des guerres, des périodes de grande prospérité et, plus récemment, de nouvelles crises financières – comme l’actuelle crise de confiance.«C’est véritablement la superbe performance de ses collaborateurs motivés et de ses sociétaires qui donnent à cette banque sa solide colonne vertébrale», a ajouté la conseillère d’Etat Marianne Lienhard. Ce succès sur le long terme confirme le principe de base des multiples banques coopératives implantées en Suisse. («Fridolin» hebdomadaire local du 6 avril 2023),

Un ordre monétaire mondial fragile

Un regard sur le monde montre une toute autre image: La confiance dans l’ordre monétaire mondial fait aujourd’hui défaut, comme le montrent les péripéties impliquant deux banques américaines et le Crédit Suisse. Le «soupçon» plane également sur d’autres banques dans divers pays. Les autorités «rassurent», émettent des garanties, tentent d’éviter une «ruée bancaire», interviennent massivement comme on l’a vu dans le cas du CS ou des deux banques américaines.La situation ne s’est pas vraiment calmée. Les retraits d’argent de la First Republic Bank en Californie perdurent même après son «sauvetage» (Neue Zürcher Zeitung du 26 avril 2023). Il y a environ cinquante ans, on a vu l’effondrement du système monétaire et financier de Bretton Woods, avec son indexation sur l’or et ses taux de change fixes. Désormais, les taux de change variables dominent le marché. L’indexation sur l’or a été interdite, ce qui a permis aux banques centrales et partiellement aux banques commerciales de créer de l’argent «à partir du néant», comme le dit si bien le titre du livre de Mathias Binswanger «Geld aus dem Nichts».1(L’argent venu du néant) Depuis lors, et contrairement à ce qui se passait auparavant, l’argent n’a plus de valeur intrinsèque propre. Il peut être «imprimé» à volonté ou, comme aujourd’hui, mis en circulation par voie électronique. C’est ce qu’on appelle «Fiat money», la monnaie fiduciaire.
    Si cela marcherait? C’était en effet la question qui se posait à l’époque. Une «monnaie papier» qui ne repose sur rien peut-elle inspirer confiance? La Banque régionale de Glaris a répondu par l’affirmative grâce à son modèle commercial. Mais pour le reste? Les spécialistes de la finance persistent à juger la situation actuelle fragile. Une petite rétrospective s’impose.

Bref coup d’œil sur l’histoire mouvementée de l’ordre monétaire et financier

Sur les deux ou trois derniers siècles, nos contemporains ont connu différents systèmes monétaires et financiers. Durant les décennies qui ont précédé la Première Guerre mondiale, c’est l’étalon-or classique qui était en vigueur. La monnaie trouvait dans l’or sa propre valeur intrinsèque, indépendamment de la politique. Depuis deux ou trois millénaires, les métaux précieux comme l’or, mais aussi l’argent ou le cuivre, ont été largement utilisés comme monnaie dans diverses cultures. Ces métaux étaient rares et ne pouvaient pas être produits à volonté, car leur extraction était et demeure toujours laborieuse. Les pièces de monnaie étaient souvent ouvragées. Dans l’Antiquité, les pièces d’argent ou même d’or les plus répandues étaient les drachmes ornées de la chouette, emblème de la ville d’Athènes. Frappées il y a 2500 ans, on les retrouvait dans tout le bassin méditerranéen. Plus récemment, le Vreneli en or, fabriqué par la Monnaie fédérale avant et après la Première Guerre mondiale, lui aussi conçu avec art, a connu une grande popularité. De nos jours, la Vreneli en or est une pièce de collection très appréciée.
    L’idée du papier-monnaie n’est apparue qu’avec le début de l’ère moderne et l’invention de l’imprimerie. Dès le départ s’est posée la question de la confiance, dont nous trouvons un bel exemple dans la littérature classique, dans Faust II de Goethe: L’empereur a des soucis d’argent et fait appel aux conseils de Méphistophélès: «Il manque de l’argent, eh parbleu, créez-en!», dit l’empereur à Méphisto, qui a déjà sa petite idée: le papier-monnaie. Dans le Faust de Goethe, l’économie du papier magique semble d’abord résoudre tous les problèmes financiers. L’Etat peut se débarrasser de ses dettes, la consommation des ménages augmente et l’économie redémarre. Mais par la suite, l’agitation dégénère en inflation et le système monétaire finit par s’auto-détruire suite à la dévaluation de la monnaie. (Dans la réalité, Goethe était Ministre des finances auprès du duc de Saxe-Weimar, sous le règne duquel il n’existait pas de papier-monnaie).
    L’épisode figurant dans  le deuxième tome du Faust de Goethe avait un arrière-plan réel : en France, à la mort du Roi-Soleil Louis XIV, l’héritage que ce dernier laissa à  son successeur ne comprenait pas seulement le magnifique palais de Versailles, mais également une gigantesque avalanche de dettes aussi. Il s’était fait conseiller par l’écossais John Law, qui,à l’instar de Méphisto, lui avait indiqué le moyen de se débarrasser de son endettement: avec de la monnaie en papier. Cette expérience inédite se poursuivit quelques années avant de s’effondrer. Par la suite, les Français ne voulurent plus entendre parler d’argent «papier» – à l’exception d’une brève expérience (qui échoua également) avec les Assignats pendant la Révolution française. Napoléon revint à la devise-or.

Le système monétaire suisse

Avec la Constitution fédérale de 1848, la Confédération obtint le droit de battre monnaie. La Monnaie fédérale frappa donc le franc suisse en argent – avec la même teneur en argent (4,5 grammes) que le franc français. Au cours des décennies suivantes, la Confédération frappa la pièce de cinq francs, également en argent, ainsi que 56 millions de pièces d’or d’une valeur nominale de 20francs la pièce (les fameux «Vreneli» qui s’achètent, aujourd’hui à 400 francs environ).
    Un peu plus tard, on y ajouta également des pièces d’or d’une valeur nominale de 10 et 100 francs. C’était l’époque du système classique de l’étalon-or. 51 banques commerciales émettaient leurs propres billets de banque de 5, 10, 20 ou 100 francs, individuellement conçus et garantis-or, qui facilitaient les opérations de paiement, sans pour autant avoir cours légalement, mais pouvaient à tout moment être échangés contre des pièces d’argent ou d’or. Ce système fonctionnait sans banque centrale. La Banque nationale suisse n’a été fondée qu’en 1906. Elle obtint le monopole d’émission des billets de banque et unifia le système.
    Lorsque la Banque cantonale de Thurgovie commença à émettre ses propres billets de banque garantis-or, le président de la banque signa les premiers billets de sa propre main. La seconde moitié du 19e siècle fut une période relativement pacifique, où les guerres furent rares. L’étalon-or classique fonctionnait plutôt bien. C’était l’époque de la révolution industrielle. On construisait des routes, des chemins de fer, des projets ferroviaires audacieux comme le tunnel du Gothard, on créait de nombreuses entreprises... C’était un développement économique extrêmement dynamique qui, en Suisse, a préparé le terrain à la prospérité actuelle. La plupart des pays européens s’étant mis d’accord sur la teneur en argent et en or de leurs pièces de monnaie, on pouvait – sans passer par le change – payer avec le franc suisse à Rome, à Athènes ou à Paris, car la teneur en argent ou en or de la lire, de la drachme ou du franc français était la même que celle du franc suisse. C’était un accord simple qui fonctionnait sans que les différents pays n’aient à abandonner leur monnaie. En Suisse, il n’y a eu aucune faillite de banque pendant cette période, une période dorée et relativement heureuse, presque sans conflit, et qui a reçu à juste titre le nom de Belle Époque – ce qui était au moins valable pour les couches aisées.

L’hyper-inflation en Allemagne

La Première Guerre mondiale a été une catastrophe, pour le système monétaire aussi. On abolit l’étalon-or et on fit marcher la planche à billets pour financer cette guerre si meurtrière. En Allemagne, après la défaite, les caisses étaient vides et il fallait en outre supporter le poids des dommages de guerre. La planche à billets tournait jour et nuit, jusqu’à ce que la valeur du Reichsmark s’envole et que les dettes s’évaporent. Les épargnants y perdirent toutes leurs économies. L’épreuve marqua durablement les Allemands, qui ne devaient pas l’oublier de sitôt.
    Après la Seconde Guerre mondiale, les Allemands traversèrent à nouveau les mêmes tribulations. En 1948, lors de la réforme monétaire de la République fédérale d’Allemagne, les citoyens reçurent cependant encore 1 mark allemand pour 10 reichsmarks – c’était au moins ça. Là encore, ce fut douloureux. Au niveau international, les Etats-Unis orchestraient un nouvel ordre monétaire.

Bretton Woods

Le 11 juillet 1944, les futures puissances victorieuses adoptèrent les Accords de Bretton Woods. 44 pays y adhérèrent, dont la Suisse. Ces accords étaient basés sur des taux de change fixes, déterminés en valeur-or et en dollars américains: 1 dollar américain correspondait à 0,889 g d’or; 1 franc suisse valait 0,203 g d’or, 1 dollar coûtait donc 4,37 francs suisses. Les taux de change fixes pouvaient être adaptés selon une procédure complexe si un pays s’endettait fortement. Les Etats-Unis utilisaient le dollar américain comme devise de réserve et de référence mondiale. Ils promirent de reconvertir chaque dollar en or à tout moment – mais uniquement auprès des banques centrales participantes et non plus – comme avec l’étalon-or classique – auprès des citoyens. Le dollar américain valait autant que l’or, affirmait le gouvernement américain, et il convenait parfaitement en tant que devise commerciale et de réserve. – La confiance dans l’ordre de Bretton Woods était donc basée sur une promesse.

Les électeurs suisses s’en tiennent
à la couverture-or

Il s’est alors passé quelque chose d’unique dans l’histoire de l’argent. En Suisse, les électeurs ont eu la possibilité de se prononcer sur un nouvel article constitutionnel basé sur la promesse de Bretton Woods. «La Confédération a le droit exclusif d’émettre des billets de banque et elle détermine le type et l’étendue de la couverture» disait l’article 39 de la Constitution fédérale. La Confédération aurait donc pu, en totalité ou en partie, remplacer l’or par le dollar, comme le recommandait le gouvernement américain. Les autorités suisses, le Conseil fédéral, le Parlement et la direction de la Banque nationale suisse recommandèrent aux électeurs de glisser un «oui» dans les urnes. Mais il en fut tout autrement.
    Les électeurs, qui n’avaient certes assisté qu’en spectateurs aux deux réformes monétaires en Allemagne, votèrent «non» à plus de 61,5%, le 2 mai 1949. Presque tous les cantons votèrent «non». Deux ans plus tard, le 15 avril 1951, ils approuvèrent un Article constitutionnel dont la phrase-clé était: «Les billets de banque émis doivent être garantis en or et en titres à court terme». C’était juridiquement possible – mais pas dans l’esprit des Américains, qui considéraient leur propre monnaie comme équivalente à l’or.
    La loi sur la Banque nationale stipulait déjà que les billets de banque (qui n’étaient déjà plus échangeables à l’époque) devaient être garantis à 40% minimum par l’or. Mais la couverture-or était désormais inscrite dans la Constitution, ce qui signifie qu’elle ne pouvait être abolie sans l’accord du peuple et de la majorité des cantons. A plus de 71%, les votants et tous les cantons approuvèrent cette décision.

Quelle a été la procédure de mise en œuvre des deux votations populaires?

A l’époque – comme aujourd’hui – la Suisse dégageait le plus souvent des excédents dans sa balance des revenus, c’est-à-dire qu’elle exportait généralement plus qu’elle n’importait, réalisant ainsi un excédent. La BNS fixait alors une limite supérieure au volume de ses dollars. Dès que celui-ci était atteint, le surplus était converti en or auprès des Américains. La BNS «retournait» les dollars en or, comme on disait alors dans le jargon bancaire. Dans sa brochure anniversaire de 1981, la BNS décrivait ainsi ce processus:
    «Jusqu’en 1971, la Banque nationale pouvait convertir en or un excédent de dollars auprès du Trésor américain au prix de 35 dollars l’once, les Américains étant de moins en moins enclins à effectuer de telles conversions. En revanche, si les transactions sur le marché des changes se traduisaient par une sortie nette de dollars, la Banque nationale vendait de l’or contre des dollars aux autorités monétaires américaines afin de reconstituer son stock de devises.» (Banque nationale suisse 1981, p. 237s.)
    Comme l’économie suisse était constamment excédentaire en période de haute conjoncture, les réserves d’or sont ainsi passées d’environ 800 tonnes après la guerre à plus de 2600 tonnes en 1971. Ces 2600 tonnes d’or (comptabilisées à 4700 francs le kilo) allaient devenir un enjeu politique 40 ans plus tard. Dans les années 60, d’autres pays ont également commencé à se méfier du dollar, que les Américains imprimaient de plus en plus pour financer leur guerre au Vietnam. De Gaulle dépêcha même un navire de guerre à New York pour récupérer l’or français.

Rupture de confiance et changement de système vers les taux de change flottants

En 1971 – au plus fort de la guerre du Vietnam – le Président américain Nixon annonça qu’il allait fermer le «guichet or», ce qui signifiait que les Etats-Unis n’échangeraient plus leurs dollars contre de l’or, comme ils l’avaient promis après la Seconde Guerre mondiale. C’était la fin du système monétaire de Bretton Woods avec ses taux de change fixes. Le 23 janvier 1973, la Suisse fut le premier pays à libérer le taux de change. En Suisse, le cours du dollar passa de 4,37 à près de 1,35. Certes, la BNS subit de grosses pertes sur les dollars, mais celles-ci furent largement compensées par par l’or et les réserves latentes. Ce fut un choc pour l’économie mondiale. La conjoncture s’effondra dans pratiquement tous les pays. En Suisse, près de 30000 emplois furent supprimés. La FED tenta de relancer la conjoncture par un afflux d’argent et des taux d’intérêt bas, mais cela eut surtout pour effet d’alimenter l’inflation. Il en résulta une stagflation. L’économie stagnait et, en même temps, l’inflation augmentait – aux Etats-Unis, elle atteignait largement les deux chiffres. – Que faire?
    En 1978 aux Etats-Unis, Paul Volcker fut nommé à la tête de la Banque centrale américaine (FED). Il réussit à stabiliser quelque peu le dollar américain, même sans lien avec l’or, et à le positionner comme un nouveau type de monnaie de référence: Il augmenta les taux d’intérêt – là aussi jusqu’à un niveau à deux chiffres. Le gouvernement américain parvint en outre à conclure un accord avec l’Arabie saoudite. Le pétrole devait être négocié exclusivement en dollars. Le dollar américain retrouvait ainsi indirectement un soutien matériel. En contrepartie, le gouvernement promettait une protection militaire. Le pétrodollar apparut ainsi en tant que nouveau type de monnaie de référence sans or. Le cours du dollar remonta et l’on parvint à normaliser les taux d’intérêt et le cours de la devise ainsi qu’à remettre l’économie sur des rails plus ou moins normaux en l’espace de quelques années. Les pressions à la hausse sur le franc suisse s’atténuèrent.

L’or toujours un garant d’indépendance

Dans les années 70, l’or suisse fonctionnait comme une forêt de protection, celle qui, dans les montagnes, protège la population des avalanches. Avec l’or, il y avait suffisamment de réserves stratégiques et aucun politicien n’aurait eu l’idée d’y toucher, de même qu’en montagne personne n’a l’idée de déboiser une forêt de protection.
    C’est ce que dit clairement, en 1981, la brochure du jubilé de la BNS:

  • «[...] la BNS a eu à cœur de préserver le rôle de l’or principalement pour trois raisons: l’or apparaissait comme le garant de taux de change fixes; le rattachement à l’or – et non au dollar comme beaucoup d’autres monnaies – semblait garantir l’indépendance politique de la monnaie suisse; et l’or était le symbole de la solidité d’une monnaie».
  • «Bien que l’or ait perdu toutes ses fonctions monétaires essentielles, la Banque nationale a considéré le stock d’or comme un actif précieux; sa valeur marchande croissante lui permit, à la fin des années 1970, d’absorber les fortes pertes de change sur les avoirs en dollars.» (p. 237/238)

Attaque contre la Suisse depuis les Etats-Unis et vente de la plus
grande partie des réserves d’or

La situation a changé dans les années 1990. La Suisse a fait l’objet de campagnes offensives depuis les Etats-Unis. Selon les attaquants – qui faisaient le lien entre cet or et les nazis – les banques suisses avaient dans leurs coffres plusieurs milliards d’avoirs en déshérence datant de la Seconde Guerre mondiale. Sombre histoire, en effet. Plus tard, s’y sont ajoutées des attaques contre le secret bancaire. Le Conseil fédéral a chargé une commission d’enquêter sur ces accusations. Elle était présidée par l’ancien président de la FED, Paul Volcker. L’opération, très complexe, a coûté plus d’un milliard de francs. La commission a certes trouvé des fonds en déshérence datant de la Seconde Guerre mondiale pour un montant d’environ 50 millions de francs. Toujours est-il que les deux grandes banques ont versé 1,8 milliard de francs à des survivants de l’holocauste.
    Pratiquement en même temps, des politiciens fédéraux ont proclamé que la majeure partie de l’or étant en excédent, il pouvait donc être vendu et que le produit de la vente en serait redistribué. Dans le cadre de la Nouvelle Constitution fédérale de 2000, la BNS a reçu pour mission de maintenir une partie des réserves monétaires en or. En 2003/07, la BNS a vendu 1600 tonnes d’or contre des dollars américains au cours le plus bas de l’époque, parfois inférieur à 300 dollars l’once – en arguant que ces réserves d’or étaient en excédent. Comme si la BNS n’avait pas déjà suffisamment de dollars américains à son actif! En termes de quantité, l’or vendu correspondait quasiment à celui que la génération d’après-guerre avait amassé dans les années cinquante et au début des années soixante. La BNS faisait ainsi un grand pas vers la dépendance vis-à-vis du dollar américain, ce que le peuple avait pourtant voulu éviter lors des deux votations de 1949 et 1951.
    Ce qui est étrange, ce n’est pas seulement que la BNS ait cédé sans la moindre nécessité  son or au cours le plus bas. Son comportement soulève également d’autres questions: l’or amassé par la génération d’après-guerre était un bien public, acquis par le peuple sur la base de deux votations populaires. Dans une Suisse à démocratie directe, une consultation populaire s’imposait pour demander au peuple son accord pour cette vente et – grave erreur lourde de conséquences – ce qui n’était pas fait. Si on l’avait fait, l’or et les réserves latentes seraient très probablement préservés encore, sans aucun doute un acquis dans la situation actuelle.
    Certes, une votation a bien eu lieu en 2002: non pas sur la vente de l’or, mais sur l’utilisation du produit de la vente. Deux propositions étaient sur la table: a) répartir l’argent entre la Confédération, les Cantons et la Fondation de solidarité ou b) attribuer la totalité au Fonds de prévoyance vieillesse. Le peuple a clairement voté «non" aux deux propositions, manifestant ainsi son désaccord d’avoir été évincé de la décision cruciale de «vendre» ou de «ne pas vendre». (La BNS a finalement distribué les milliards selon ses propres règles de répartition des bénéfices – donc sans vote populaire: 1/3 pour la Confédération et 2/3 pour les Cantons).
    D’autres questions surgissent: pourquoi la BNS a-t-elle changé d’avis? Dans son rapport annuel de 1981, elle qualifiait encore l’or accumulé d’«actif précieux» et de «symbole de l’indépendance politique et de la solidité de la monnaie». A peine quelques années plus tard, ce même or était considéré comme «excédentaire». Comment ce changement  d’esprit s’est-il produit? La génération d’après-guerre, en particulier, peut légitimement poser la question puisque c’est son travail qui a permis d’amasser l’or.

Le franc suisse comme valeur refuge – hier et aujourd’hui

Ce qui se passait en Suisse était également suivi de près à l’étranger, si bien que certains ont eu l’idée d’ouvrir un compte en Suisse, surtout lorsqu’il est devenu notoire que ce n’était plus le dollar américain qui valait de l’or, mais le franc suisse. C’était le cas notamment pour de nombreux Allemands qui ont été et sont toujours sensibles à la stabilité de la valeur de l’argent – ce qui est bien compréhensible – car ils ont déjà vécu suffisamment d’expériences désastreuses avec leur propre devise nationale.
    La situation est toutefois devenue problématique lorsque le franc suisse s’est de plus en plus retrouvé à la merci des spéculateurs qui, dans le cadre des taux de change flottants, ont parié sur sa réévaluation. Et ils avaient raison de le faire: Dans les années 1977/78, le franc suisse a par exemple pris 40% de sa valeur par rapport aux 15 principales devises internationales. La Suisse est devenue vraiment chère. Le taux de change posait maintenant problème pour le tourisme et l’industrie d’exportation. Que faire?
    La BNS mit en place un dispositif de défense contre l’afflux de devises étrangères. Dès les années soixante, elle renonça à verser des intérêts et appliqua des taux d’intérêts négatifs modérés de 1% – exactement comme on l’a vu ces derniers temps. Cela n’a pas suffi, loin de là. Plus tard, elle a instauré en urgence un contrôle des mouvements de capitaux. Si des spéculateurs voulaient acquérir des francs suisses, ils devaient payer des taux d’intérêt négatifs de deux, puis de huit, et plus tard même de douze pour cent ou plus. Le peuple a soutenu la BNS lors de deux votations populaires. Il n’a pas toujours été facile pour les responsables de distinguer les fonds spéculatifs des transactions commerciales normales.

Aujourd’hui

L’or de la génération d’après-guerre s’est dissipé. Après la crise financière de 2008, on s’est aperçu que le franc suisse n’avait rien perdu de son statut de valeur refuge. Même si ce qui reste d’or ne joue aujourd’hui qu’un rôle mineur dans le bilan de la BNS (environ 7%), le franc suisse s’est revalorisé par rapport à la plupart des autres devises. Ce statut de valeur refuge n’a pas non plus été entamé par les turbulences autour du CS. La stabilité politique de la Suisse, son économie compétitive et diversifiée, l’excédent structurel de son commerce extérieur, la solidité de ses finances publiques et la faiblesse de l’inflation comptent toujours parmi ses atouts les plus importants. Il s’est en outre avéré qu’en Suisse, les nombreuses banques coopératives et cantonales implantées au niveau régional s’en sortent très bien dans le système actuel – ce qui n’est pas le cas des grandes banques à vocation internationale.
    Confrontée aux mêmes problématiques que celles des années 1970, la BNS a de nouveau mis en place un dispositif de défense. Jusqu’à récemment, elle imposait des taux d’intérêt négatifs et a également mis en place pour l’euro un taux plancher d’1,20, qu’elle a ensuite abandonné (de manière très similaire au taux plancher du mark allemand en 1978). Mais elle n’a pas instauré de contrôle des capitaux.
    Elle a acheté les euros, les dollars, etc. qui affluaient, en payant avec des francs suisses nouvellement créés. Avec ces devises, elle a acheté des obligations d’Etat allemandes et américaines et a également acquis des actions étrangères. D’année en année, son bilan a ainsi augmenté, passant de cent à deux cents milliards ... à un billion de francs suisses. Cette politique vise également à éviter que le franc suisse n’entrave les exportations en devenant trop fort. Il n’y a pratiquement pas d’inflation parce que les francs suisses nouvellement créés restent sur les comptes du système bancaire, souvent comme réserve en cas d’urgence.
    En 2022, la BNS n’a pas réussi à compenser la chute des cours des principales devises, ni même les pertes sur les bourses étrangères, ce qui a entraîné une énorme perte de 132 milliards de francs. Si l’or et les réserves latentes de la génération d’après-guerre étaient encore là, cela ferait probablement le bonheur de la direction de la BNS, dont la politique, pour le profane, semble un peu hasardeuse. L’euro et le dollar ont encore une marge potentielle de baisse à cause de l’inflation, car celle-ci est plus élevée en Allemagne et aux Etats-Unis qu’en Suisse. Il serait peut-être judicieux de réintroduire de manière ciblée des contrôles sur les mouvements de capitaux, car les fonds spéculatifs parient d’énormes sommes d’argent sur la réévaluation ou la dévaluation des devises. On sait par exemple que George Soros avait, dans lannées 1990, parié des milliards sur la dévaluation de la livre anglaise (pari qu’il a gagné).
    Il est étonnant de constater que le franc fort n’a pas, en Suisse, affaibli le secteur de l’exportation dans son ensemble, mais l’a plutôt renforcé. Les entrepreneurs gardent à l’esprit qu’ils doivent s’attendre à ce que les principales devises, comme l’euro et le dollar, s’affaiblissent régulièrement et qu’ils doivent redoubler d’efforts pour compenser ce désavantage. Depuis sa création en 1999, l’euro a perdu environ 40 pour cent par rapport au franc suisse, le dollar, environ 80 pour cent depuis Bretton Woods et la livre britannique, 90 pour cent.

Alternatives au système du dollar

L’instabilité fait partie de la flexibilité actuelle des devises et du système monétaire. Il y a toujours eu des crises: par exemple la grande crise de la dette des pays en développement dans les années 1980 (déclenchée par la hausse des taux d’intérêt de la FED), la crise japonaise, la crise asiatique, la crise russe, la crise des dot.coms, la crise de l’éclatement de la bulle immobilière de 2008 aux Etats-Unis... et aujourd’hui la crise de confiance. Chacune d’entre elles a ses propres causes. Mais en arrière-plan on trouve l’instabilité systémique du système monétaire (avec des taux de change flexibles).
    Ce qui est inquiétant aujourd’hui, c’est l’ampleur et l’augmentation de l’endettement privé et public dans de nombreux pays. Faire marcher la «planche à billets» ou générer un afflux d’argent, cela fait partie de la politique. Trop souvent, la FED et la BCE absorbent les dettes comme avec un aspirateur et mettent ainsi en circulation de l’argent nouvellement «imprimé». Le financement de la guerre par la «planche à billets» est aujourd’hui aussi d’actualité.
    Aujourd’hui, les banques centrales sont prises entre deux feux. Si elles augmentent les taux d’intérêt, elles mettront le système bancaire et l’économie en difficulté. Si elles n’augmentent pas les taux d’intérêt, l’inflation peut déployer ses effets destructeurs.
    Il y a quelques mois, les Etats-Unis ont gelé les réserves en dollars de la Russie, bien qu’ils ne soient officiellement pas en guerre avec ce pays. Auparavant, l’Afghanistan a connu une situation similaire. Cela pourrait faire réfléchir certains pays sur la manière dont ils pourraient se libérer de leur dépendance vis-à-vis du dollar. D’après les médias, les pays BRICS préparent une alternative au système du dollar, sur la base de l’or et des matières premières. La fin de la régence du pétrodollar se désigne déjà à l’horizon. De plus en plus, le négoce du pétrole et d’autres biens s’effectue en monnaies nationales comme le yuan chinois. Le monde évolue en direction multipolaire. Le modèle économique d’une grande banque suisse à vocation mondiale répondra-t-elle encore à cet avenir? – La réponse reste entièrement ouvert.

1Binswanger, Mathias. Geld aus dem Nichts, Wie Banken Wachstum ermöglichen und Krisen verursachen. Wiley 2015

Littérature:

Wüthrich, Werner. Wirtschaft und direkte Demokratie in der Schweiz, Geschichte der freiheitlich-demokratischen Wirtschaftsverfassung der Schweiz. édition Zeit-Fragen, Zurich 2020

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