La guerre en Ukraine s’intensifie et risque de déboucher sur une sorte de troisième guerre mondiale. A l’heure de l’anthropocène, il va falloir contrer le changement global induit par l’homme en changeant les mentalités et en intensifiant la coopération internationale entre les grandes puissances. Nous sommes confrontés au plus grand aveuglement de l’histoire et c’est un scandale historique qu’en Europe, continent récidiviste en la matière, on n’observe toujours pas d’élan populaire en faveur de la paix.
Le bon sens doit remplacer le délire –
où sont les mouvements populaires pacifistes?
Il en faudrait au moins un. Un vaste mouvement qui, au-delà des divergences sur le partage des responsabilités entre grandes puissances par pays interposés, proclamerait que l’ennemi c’est la guerre. Indépendamment de leur orientation néolibérale et oligarchique, les institutions européennes devraient se souvenir que le Président Kennedy lui-même avait fait preuve de bon sens depuis le cœur même de l’empire d’antan en juin 1963, il y a exactement soixante ans:
«Tout en défendant nos propres intérêts vitaux, les puissances nucléaires doivent avant tout éviter les confrontations qui ne laisseraient à l’adversaire que le choix de se retirer, humilié, ou de se lancer dans une guerre nucléaire. Adopter ce genre de comportement, en pleine ère nucléaire, témoignerait simplement de la faillite de notre politique ou d’un désir collectif d’anéantissement du monde entier.»
Or, les hommes politiques européens – pas les Baltes traumatisés seuls, ni les Polonais délirants et les Européens de l’Est en général (à l’exception de la Hongrie), véritables relais des Etats-Unis sur le continent – mais les Allemands, les Français, les Nordiques, les Belges et les fidèles suiveurs de la Méditerranée continuent à jeter de l’huile sur ce brûlot absurde. Nous ne nous trouvons donc pas face au simple «cycle politique» auquel le changement électoral peut remédier, nous sommes face à quelque chose de beaucoup plus profond qui nous oblige à remettre en question et à revoir en détail tout ce qui s’est passé en Europe au cours des trente dernières années.
Cette analyse prend bien sûr en compte l’aveuglement erratique de l’ensemble de la «gauche de droite» qui soutient les livraisons d’armes à l’Ukraine. Le fait qu’il s’agit là de la position officielle de Yolanda Díaz1 qui est peut-être anecdotique dans le contexte européen – au vu de notre politique étrangère calquée sur celle de Bruxelles – mais il n’en est pas de même en Allemagne, pays clé dans la définition de la marche à suivre. Là-bas, la ligne de politique étrangère n’est pas fixée par le frileux chancelier Scholz, mais par l’inqualifiable ministre des Verts, Annalena Baerbock, partisane de la «destruction» d’une puissance nucléaire. Et au niveau de l’OTAN et de sa filiale, l’Union européenne, ce sont les Baltes et les Polonais qui ont le plus grand poids en matière de réflexion et de décision.
La civilisation européenne a cédé
la place à la mentalité «gringo»
Que s’est-il passé au cours des trente dernières années pour que l’Europe tout entière en arrive là? On se pose la question, mais il faut se rendre compte d’un changement profond. Il y a soixante ans, à l’époque de la citation de Kennedy, nous avons conçu la notion de «civilisation européenne» comme intégrant celle américaine aussi, la prenant comme une sorte de filiale. Ce rapport a toutefois changé, aujourd’hui, la culture européenne est devenue la filiale de ce genre de «civilisation américaine» qui, après des décennies de pénétration «culturelle», a imposé une mentalité inédite au vieux continent, au point de devenir plus dominatrice et plus influente que jamais. C’est un paradoxe, mais il est réel: la domination «culturelle» des Etats-Unis en Europe s’est amplifiée parallèlement au processus de déclin de leur poids spécifique dans le monde. La mentalité «gringo», avec ses guerres impérialistes déguisées en batailles pour la liberté et les droits de l’homme, «contre la dictature», l’«autocratie» et même pour l’«égalité des sexes» (Afghanistan, Iran), s’est installée en Europe. L’infantilisme des scénarios hollywoodiens qui finissent bien, le manichéisme moralisateur et le journalisme qui stigmatise les méchants ont remplacé la rationalité des questionnements sur la répartition des richesses et des enjeux, sur l’histoire, les rapports de domination et la géographie qui, dans les années 60, parvenaient encore à se faire entendre au milieu de la poussière soulevée par le troupeau lors de son passage dans la vallée.
Une sorte de privatisation de l’état
Si la radiographie de cette misère européenne est complexe, il n’en reste pas moins qu’au cours des dernières décennies, les idées néoconservatrices américaines guidant la politique étrangère occidentale ont été relayées via des organisations non gouvernementales, des médias et des groupes de réflexion portant la marque du gringo inscrite dans leur ADN. Le contexte général dans lequel s’inscrit cette évolution n’est donc pas un excès mais plutôt un défaut de l’Etat, conséquence d’une sorte de privatisation de l’Etat et des gouvernements. Il en résulte des pouvoirs publics et des gouvernements impuissants, encore plus dépendants des oligarchies d’entreprises privées et moins aptes à défendre les intérêts «publics», même si ceux-ci ont toujours été déterminés par les privilèges de ceux qui se trouvent au sommet de l’échelle.
L’élargissement de l’OTAN:
une provocation pour maintenir
l’hégémonie américaine en Europe
Il en résulte, d’une part, les trente ans de provocations et d’élargissement de l’OTAN, avec pour but avoué le maintien de l’hégémonie politico-militaire américaine en Europe après la fin de la guerre froide. D’autre part, il en résulte l’évolution lente de la guerre en Ukraine et sa tendance, comme il a été dit, à prendre la direction d’une sorte de troisième guerre mondiale, nourrie par le désir illusoire de l’élite russe de s’intégrer sur un pied d’égalité dans le capitalisme dominé par l’Occident – ce que son élite appelait «civilisation» dans le Moscou des années 1990. De plus en plus, on évoque la possibilité d’une intervention militaire directe des forces de l’OTAN et d’une implication accrue de la Chine, avec son éventualité de propagation vers le sud-est asiatique. Pour comprendre ce qui va suivre, il importe de se remémorer le processus.
Dès le début, l’aide apportée au gouvernement de Kiev à partir de février 2022 grâce à la totale coopération des oreilles et des yeux de l’OTAN sur le terrain,qui a pris la forme de livraisons d’«armes défensives» pour mettre fin à l’«agression russe injustifiée» après huit années de formation et de financement de ses forces armées, était en fait une agression à part entière, mais certainement provoquée et encouragée. Aller plus loin, c’était «risquer une troisième guerre mondiale», a déclaré le président Biden en mars. L’échec de l’invasion russe initiale, qualifiée d’«opération militaire spéciale» par le Kremlin, une stratégie maîtrisée visant à faire tomber le régime ukrainien, a incité l’Occident à s’impliquer davantage face à la faiblesse avérée de la Russie en ouvrant la voie aux livraisons échelonnées d’équipements lourds, de blindés, d’artillerie, de munitions, de moyens de défense aérienne, de vieux avions de fabrication soviétique en provenance des pays de l’Est et, enfin, de F-16, fameux et bien moins vétustes.
Plus que de la provocation
Les sanctions économiques contre Moscou ont constitué une véritable «déclaration de guerre», selon les termes d’Ursula von der Leyen, la nunuche Présidente de la Commission européenne ou de Bruno Le Maire, Ministre des Finances français. Les agressions contre des particuliers dans des villes russes comme Moscou, Saint-Pétersbourg ou Nijni-Novgorod, dans la meilleure tradition «terroriste» de l’OTAN, ou contre des «collaborationnistes», c’est-à-dire des Ukrainiens pro-russes, dans les zones occupées de l’Ukraine; les incursions militaires sur le territoire russe par des ultra- mercenaires financés par l’Occident, dans le but de provoquer une guerre civile en Russie, ou les attaques contre deux bases aériennes stratégiques russes, et même contre le Kremlin, toutes raisonnablement impensables sans la coopération des puissances occidentales; les dizaines de milliards d’euros d’armes et les aides financières accordées à l’Etat ukrainien se sont tous révélés insuffisantes pour empêcher la défaite militaire de l’Ukraine, comme le suggère l’échec de la contre-offensive ukrainienne qui a été ajournée du moins pour l’instant – tout cela illustre l’envergure de la guerre en cours.
En juillet 2022, le président Zelensky avait annoncé «une armée d’un million d’hommes» comme objectif. Elle est passée à 700000 et se situe aujourd’hui à 400000. La différence a fui, déserté ou été anéantie, tandis que la Russie s’est réorganisée, avec plus ou moins de succès, et a construit une nette supériorité numérique d’artillerie et aérienne, avec une industrie de guerre qui tourne à plein régime.
Jusqu’où ira le bellicisme occidental?
Face aux centaines de conseillers et de soldats occidentaux, dont plusieurs milliers de Polonais, qui combattent dans les rangs de l’armée ukrainienne, face aux images des chars allemands Leopard et des chars américains Bradley qui brûlent sur le champ de bataille, ainsi que face aux rapports sur les batteries Patriot mises hors service par les tirs russes, la perspective d’un éventuel fiasco de la contre-offensive ukrainienne représente un pas de plus dans l’effort pour venir à bout de la Russie: Anders Rasmussen, ancien secrétaire général de l’OTAN, vient de déclarer «qu’il est possible que la Pologne s’implique encore plus au niveau national et qu’elle soit suivie par les pays baltes, y compris avec des troupes sur le terrain», évoquant ainsi une nouvelle «coalition des volontaires».Si cette nouvelle phase devait également échouer, la logique de l’escalade impose une intervention militaire directe et officielle des troupes de l’OTAN, comme le suggèrent les manœuvres «Air Defender 23», les plus importantes de l’histoire de l’OTAN, qui simulent ce type de conflit de la mer Baltique jusqu’à la mer Noire.
Le renforcement de la pression militaire occidentale contre la Russie persiste. Elle aboutira certes à l’augmentation de l’action militaire de cette dernière, avec l’éventualité d’un élargissement de l’occupation russe jusqu’à la frontière roumaine (privant ainsi totalement l’Ukraine d’un accès à la mer), si les conditions sont réunies et si les actuels occupants du Kremlin continuent à tenir le coup. La pression persistante peut également conduire à une plus grande implication des Chinois envers la Russie, sur le plan industriel aussi bien que militaire, alors même qu’un second front se met en place dans le sud-est asiatique. La spirale belliciste ne fait donc que se reproduire. •
1Yolanda Díaz, ministre espagnole du travail et de l’économie sociale et porteuse des espoirs de la gauche aux élections législatives du 23 juillet 2023.
Source: https://ctxt.es/es/20230601/Firmas/43239/ du 13/06/23
(Traduction Horizons et débats)
* Rafael Poch-de-Feliu (*1956 à Barcelone), a étudié l’histoire contemporaine à Barcelone et l‘histoire russe à Berlin-Ouest. Il a ensuite été correspondant du «Tageszeitung» en Espagne et rédacteur pour la «Deutsche-Press Agentur» à Hambourg. De 1988 à 2002, il a été le premier correspondant étranger du grand quotidien catalan «La Vanguardia» à Moscou, de 2002 à 2008 à Pékin et finalement à Berlin et à Paris. Il a écrit plusieurs livres sur l’évolution politique en Russie, en Chine et en Allemagne. Actuellement, il contribue régulièrement à la revue en ligne «ctxt» dans la rubrique «Imperios combatientes» et gère le Blog rafael.poch.com. En avril 2023, il a publié son dernier livre intitulé «Ucrania, la guerra que lo cambia todo» (Ukraine, la guerre qui change tout).
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