Repères historiques sur les destins de cinq femmes du Val Poschiavo et leurs nouvelles vies ailleurs

A propos du livre par Silva Semadeni

par Eliane Perret

La Suisse est un pays aux multiples facettes, tant sur le plan géographique et linguistique que sur le plan historique. Le Val Poschiavo, une vallée italophone du sud des Grisons, a sa propre histoire mouvementée. Quiconque traverse cette belle vallée à bord du train de la Bernina pour se rendre à Tirano, en Italie, interrompra peut-être son voyage à Poschiavo pour découvrir cet endroit de plus près. Il sera peut-être étonné par les grandes maisons seigneuriales, étonnantes pour une vallée de montagne, et se demandera pourquoi il en est ainsi. Ces «palazzi» forment une rue de nobles villas situées sur  l’ancienne périphérie sud de Poschiavo. Elles appartenaient à des Poschiaviens rentrés au pays, qui avaient émigré dans de nombreux pays européens, mais aussi en Russie, en Australie, en Amérique du Nord et du Sud, et ce en bon nombre, surtout dans la seconde moitié du 19e siècle. Parmi eux, ils étaient nombreux à partager ce point commun d’une existence de confiseurs et cafetiers, souvent avec succès. Lorsque leur situation financière le leur permettait, ils faisaient construire leurs domaines de cette apparence plutôt somptueuse pour cette région, érigées dans le but d’y passer leurs séjours au pays ou leurs vieux jours. Le livre de Silva Semadeni, intitulé «Geboren im 19. Jahrhundert. Geschichten von fünf Puschlaver Frauen» (Nées au 19e siècle. Repères historiques de cinq femmes du Val Poschiavo) se met à la recherche des vestiges sur leurs vies dans cette époque. 

Initiation par une vieille photo de famille

Une photographie, datant probablement de 1884 et représentant cinq femmes, fut le point de départ des recherches de l’auteure et donc de ce livre. Elles sont originaires du Val Poschiavo appartenant à trois générations. Leur portrait a d’abord été accroché dans le salon de l’arrière-grand-mère de l’auteure, plus tard chez sa grand-mère Lilia, ornant aujourd’hui le couloir de Silva Semadeni à Coire.
    Qui étaient les personnes représentées? A quoi ressemblait le monde dans lequel elles vivaient et comment s’est déroulée leur vie? Ces questions ont éveillé l’intérêt de l’auteure se mettant à la quête de leurs éventuelles traces de vie. Un travail de recherche complexe a été nécessaire, car l’auteure ne voulait pas se perdre en conjectures ou écrire un roman historique, mais explorer la vie de ces femmes telle quelle, à l’aide de faits vérifiables. Les sources directes étaient pourtant rares. Mais à partir de photos, de lettres, d’informations tirées de journaux et de documents officiels dans les archives ecclésiastiques et les registres officiels, en Suisse et à l’étranger, elle a finalement obtenu une multitude de petites pièces d’une mosaïque, défectueuse naturellement, mais qui ont tout de même permis de combler au moins partiellement les lacunes. 
    Avec les femmes figurant sur la photo d’antan, il s’agissait d’Orsola Lardelli-Lardelli (1816–1890), l’aînée des cinq femmes ; ensuite de sa fille Angeliena Olgiati-Lardelli (1840–1890) mère de Leonita Jochim-Olgiati (1860–1936). Les deux autres sont Eugenia Semadeni-Olgiati (1863–1929) et enfin Angelina Pozzi-Olgiati (1869–1956), l’arrière-grand-mère de l’auteur. Ces cinq femmes appartenaient à des dynasties de confiseurs plutôt privilégiées, ayant tous émigré de différentes vallées des Grisons et qui, grâce à leurs branches professionnelles spécialisées, ont pu mener pendant plus de 150 ans des cafés et des pâtisseries dans des villes situées aux quatre points de l’Europe, de la Pologne au Portugal.

Un monde disparu

Dans une première partie, l’auteur décrit le contexte historique et économique de ses protagonistes. Durant la première moitié du 19e siècle, le Val Poschiavo a connu des temps difficiles. Une famine (1816–1817) et des inondations dévastatrices (1834) ont fortement pesé sur la vie des habitants. Dans la seconde moitié du 19e siècle, la région a connu un important développement économique et politique ouvrant la voie vers des perspectives de vie plus positives. Dans les années 1825 et 1830, les premières écoles publiques furent installées. Elles étaient strictement confessionnelles, phénomène habituel à l’époque même si les barrières confessionnelles d’alors étaient particulièrement bien ancrées dans la population. C’est également à cette époque qu’a été construite la route du col de la Bernina (1845-1862), qui a ouvert de nouvelles possibilités pour la vallée, jusqu’alors très isolée «du monde». En 1887, les ménages ont reçu de l’eau potable et en 1891, le village a été raccordé à l’électricité. C’est dans ce contexte social marqué par de grands changements que les cinq femmes ont grandi (les trois plus jeunes ont également connu des évolutions comparablement rapides dans la première moitié du 20e siècle). Les expériences du 19e siècle, déterminées en Suisse par l’émigration massive, ont toutefois été décisives pour les itinéraires que prenaient leurs vies. Contrairement à d’autres régions de Suisse, ce n’est pas forcément la pauvreté qui a motivé les gens à quitter la vallée, mais plutôt leur appartenance à la minorité réformée. Cependant, ils sont généralement restés très liés à leur vallée, toute leur vie durant, passant des périodes dans leur patrie autant que possible, l’aspirant surtout pour le crépuscule de leurs vies.

Cinq femmes – cinq itinéraires,
aussi instructifs que le premier

L’auteure retrace les vies de ces cinq femmes, telles qu’elle a pu les découvrir et reconstruire à partir des sources trouvées. Il est impossible de les présenter ici en détail, mais quelques éclaircissements sur la voie  entamée par l’aînée des personnes représentées pourront éveiller tout particulièrement la curiosité des lecteurs, les invitant peut-être à les compléter par la lecture.
    L’année 1816, au cours de laquelle Orsola Lardelli-Lardelli, l’aînée des cinq femmes, a vu le jour, est entrée dans l’histoire comme «l’année sans été» suivie d’une famine (due à l’éruption du volcan indonésien Tambora). Peu de temps auparavant, son père était rentré de Copenhague où il avait tenu une pâtisserie. C’est là, dans son pays natal, où il est décédé suite à un accident tragique. Quel coup du sort ce fut  dans la vie de la jeune famille!
    Quelques années plus tard, elle  retrouva le chemin qui la reconduisit à Copenhague. C’est là qu’Orsola a ensuite épousé son cousin, également originaire du Val Poschiavo (le mariage entre cousin et cousines n’y constituant aucun obstacle). Celui-ci avait suivi les traces de son père en tant que pâtissier, loin de sa patrie. Financièrement, il n’avait pas la main habile ce qui l’a finalement contraint à fermer sa pâtisserie. La famille est retournée, vivant dans un premier temps au pays, avant que son mari, père de plusieurs enfants, ne parte pour Pampelune en Espagne. Avant lui, d’autres habitants de Poschiavo étaient déjà partis vers le sud, c’est ainsi qu’à Pampelune, lors de leur arrivée, il y avait un Café Suizo (dans d’autres localités espagnoles aussi). Les bollos suizos, des petits pains avec une croûte de sucre, étaient une spécialité servie au petit-déjeuner ou comme entremet, spécialité très appréciée aujourd’hui encore. 
    Dans cette petite ville d’antan, situé au pied des Pyrénées, le mari d’Orsola tenait donc un café. Quelque temps plus tard, sa femme Orsola le suivit , ensemble avec leurs enfants. C’est là qu’un nouveau défi a commencé pour la famille. Il était varié. D’abord la langue dans un environnement où deux langues, le basque et le castillan, existaient en parallèle. Malheureusement, le chef de famille fut  bientôt décédé. Il laissa sa jeune épouse, seule avec ses trois enfants adolescents. Heureusement, elle disposait déjà d’une riche expérience de vie, ayant émigré dans son enfance et connaissant  différentes cultures européennes. Elle parlait l’italien et le dialecte poschiavien, comprenait le danois, l’allemand et un peu d’espagnol et de basque. Dans le registre des commerçants de Pampelune, elle figurait ensuite en tant que «cafetera», gérante d’un café. Pour maintenir le lien avec son pays natal, elle entreprenait des voyages de plusieurs semaines, avec des trajets à pied, en calèche ou en voiture, en bateau et, plus tard, en s’aventurant dans un des premiers trains.
    Pampelune est toutefois restée un centre de vie important jusqu’à ce qu’elle revienne, des années plus tard, dans son lieu de naissance, Poschiavo, pour y passer ses dernières années. Des traces de sa fille Angelina mènent également à Poschiavo, car son mari y avait fait construire un manoir. Il s’agit de l’un des palazzi mentionnés au début de l’article. Il appartenait donc à ceux ayant atteint le but le plus convoité des émigrants, sa famille vivant donc le privilège de passer désormais des séjours au pays et dans un environnement très agréable. Mais la famille connut un autre sort tragique, puisque huit de ses onze enfants moururent. C’est à peine imaginable aujourd’hui! Les enfants survivants furent Leonita, Eugenia et Angelina (l’arrière-grand-mère de l’auteure). Silva Semadeni leur consacre un chapitre distinct à chacune, retraçant les étapes de leur vie en Espagne et dans leur vallée d’origine, le Val Poschiavo.

Le secret de la photographie dévoilé

Grâce à des recherches approfondies, l’auteure a pu se rapprocher de la vie de ces cinq femmes. Du moins en partie, car cette entreprise s’est avérée être bien plus complexe qu’elle ne le supposait au départ. Les cinq femmes se trouvant au centre du livre, comment se faisait-il qu’elles émigrèrent courageusement vers des pays étrangers et durent s’adapter à de nouvelles conditions linguistiques, sociales et économiques, à Copenhague, Pampelune ou Vigo (en Galice, sur la côte atlantique espagnole)? Tout en rendant hommage aux cinq personnalités, l’auteure intègre cependant toujours les environnements familiaux et sociaux. Ce sont des compléments importants façonnant une image toujours plus riche et complète – l’essentiel, me semble-t-il, du livre.
    La chronique des événements permet de retracer les conditions de vie des cinq femmes et de leurs familles. Il se présente ainsi en tant que document important sur l’époque, notamment grâce aux nombreuses photos enrichissant le livre ainsi qu’aux explications générales sur les évolutions de la société, les inventions techniques ou les circonstances économiques qui ont marqué l’époque. Les lecteurs et lectrices ont tout le loisir de découvrir les motivations intérieures des personnes décrites. Cela rend la lecture encore plus intéressante, même si cela demande une certaine persévérance pour pouvoir attribuer correctement les nombreux prénoms et noms de famille similaires, voire identiques, aux personnes décrites. Les arbres généalogiques des différentes familles, établis avec minutie, constituent un soutien important à cet égard.

La fin d’une époque

Dans l’histoire de la Suisse, la fin du 19e siècle marque la fin d’une époque, en particulier dans le Val Poschiavo. Pour le lecteur, ce livre offre un aperçu approfondi des évolutions socio-historiques qui se sont déroulées de manière similaire dans d’autres vallées du canton des Grisons. Les lecteurs s’intéressant aux contextes sociales historiques, notamment de la région lombarde, apprécieront ce livre bien conçu et illustré de Silva Semadeni.

Semadeni, Silva. Geboren im 19. Jahrhundert. Geschichten von fünf Puschlaver Frauen. Ennenda/ Chur: Somedia Buchverlag 2023. ISBN 978-3-907095-64-5

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